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pour vaquer à ses affaires, paraît un rêve aux habitants de Cayenne, habitués à faire ce trajet en deux jours, accroupis dans un canot, exposés aux ardeurs d'un soleil implacable, ou aux torrents d'eau que déversent sur le dos du patient les orages tropicaux. La presque totalité de la population, ne connaissant les chemins de fer que par ouï-dire ou par les descriptions qu'en font les livres, ne pouvait pas se faire à l'idée qu'un tel changement dans ses habitudes puisse devenir à bref délai une réalité.

Une grande cause de l'abstention des capitaux européens quand on les sollicite à se porter sur les placers guyanais est justifiée par cette difficulté, bien connue, des transports. Comment voulez-vous surveiller, me diton, des exploitations perdues dans les forêts vierges, alors qu'il faut un mois pour les atteindre? Comment remplacer le personnel malade, puisque vous n'êtes prévenu du désastre que par l'arrivée des malades euxmêmes, évacués sur Cayenne? Que devient le placer pendant ce temps-là? Il n'y a même pas de lignes télégraphiques établies dans la Colonie. Les centres pénitentiaires du littoral sont réunis par un fil, dont l'emploi est accessible au public moyennant une taxe de o fr. 10 par mot, quand ce fil n'est pas occupé aux affaires de service, mais cette ligne ne pénètre pas dans l'intérieur.

Les mêmes raisons s'appliquent d'ailleurs aux exploitations agricoles auxquelles les terres hautes, tempérées, de l'intérieur se prêteront si bien. Personne n'a même pu y songer jusqu'ici.

LE MARAUDAGE

Ce n'est pas de voleurs de pommes qu'il s'agit. En Guyane, le vocable de « maraudeur», considéré plutôt comme offensant dans les vieux pays, n'entraîne aucune présomption d'infamie. Il indique simplement que le chercheur d'or auquel on l'applique, exerce son industrie sur un terrain aurifère sans s'inquiéter le moins du monde de son propriétaire légal.

Autrefois, antérieurement aux grands maraudages de l'Awa et du Carsewène, le maraudeur était l'exception; car, comme je l'ai déjà dit, tant que l'industrie aurifère est restée dans un état de stagnation qui ne comportait ni une grande immigration de travailleurs, ni l'écrèmage de régions nouvelles, les mœurs naïves de l'âge d'or ont été la règle dans la Colonie; mais depuis que les grandes découvertes faites dans les régions contestées ont mis les petits exploitants en goût de travailler pour leur propre compte, le nombre des chercheurs partant << en bricole », suivant leur expression imagée, a considérablement augmenté.

En thèse générale, on peut dire que la majorité des Cayennais véritables, originaires de la Colonie même, s'y livrent de plus en plus et ne montent sur les placers travailler à titre de salariés, que pour y gagner une somme suffisante pour leur permettre de partir seuls ou en petite société de quatre ou cinq camarades, s'adonner de nouveau au maraudage. J'ajoute, pour être complet,

que l'immigration d'une quantité de noirs de certaines Antilles anglaises, qui nous envoient surtout l'écume de leur population, a été pour beaucoup dans ce relâchement de la moralité publique en Guyane.

Un des côtés le plus fâcheux du maraudage c'est que l'or produit dans ces conditions échappe généralement au droit de sortie, au grand détriment des finances de la Colonie. Il est certain que si nous pouvions arriver à percevoir ce droit, non pas sur la totalité de l'or produit il ne faut pas se bercer de chimères mais sur la

moitié ou les deux tiers du chiffre réel; autrement dit, si on pouvait renverser le rapport existant aujourd'hui entre l'or régulièrement déclaré et celui qui sort en contrebande, nous pourrions immédiatement abaisser sans aucun risque pour l'équilibre budgétaire, le droit de 8% actuel, très lourd, à 5o。 par exemple, taux de nos voisins hollandais. Du même coup, nous casserions les reins à la tentation bien naturelle qui s'offre aux maraudeurs descendant le Maroni, de se tromper involontairement de coté. Les brumes sont parfois si épaisses, qu'on se trouve avoir abordé à Albina, croyant le plus innocemment du monde débarquer à Saint-Laurent!

C'est une réforme qui a d'ailleurs été sérieusement envisagée par nos derniers Gouverneurs et qui se réalisans aucun doute, au plus grand profit de nos finances publiques. On voit qu'elle est étroitement connexe de la question du maraudage.

sera

Caractère des maraudeurs. L'état de choses que je viens de décrire n'est pas, comme on le pense, sans soulever de vives protestations; il y a à Cayenne deux partis bien marqués: celui qui veut supprimer le maraudage et celui qui le défend. Il est indéniable que ce sont les ouvriers les plus vigoureux et les plus habiles qui constituent le gros bataillon des maraudeurs, et ces

hommes-là sont naturellement les plus recherchés par les exploitants de placers. Or comme je l'ai déjà raconté, ce sont les plus instables, et dès qu'ils ont ramassé, en travaillant à gages, le petit pécule nécessaire, ils vous lâchent sans tambours ni trompettes et laissent, avec une sérénité parfaite, votre chantier désorganisé par leur subite défection.

C'est d'ailleurs la caractéristique générale de tous les placériens de la Colonie: ayant peu de besoins, ils ne donnent que l'effort strictement nécessaire pour ne pas être remerciés et si ce malheur leur arrive, ils vous abandonnent avec un cynisme et une tranquillité absolue, sachant bien qu'ils retrouveront, le lendemain même, un engagement tout aussi avantageux chez un autre exploitant. On voit donc que la conduite des ouvriers, dans un pays pareil, demande beaucoup de tact, de doigté, et une connaissance approfondie de certains côtés un peu enfantins du caractère de ces travailleurs. Leur susceptibilité amène parfois des malentendus fàcheux à propos de détails infimes, qui à leurs yeux prennent une importance démesurée.

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"En bricole ". Une autre particularité tout a fait typique du maraudeur " en bricole ", c'est sa sobriété et son endurance extraordinaires. Le même ouvrier qui, lorsqu'il est salarié, se montre d'une exigence extrême au point de vue de la qualité et de la quantité de nourriture à laquelle il a droit tout le monde étant nourri sur un placer aux frais des patrons, depuis le directeur jusqu'au dernier gamin se transforme subitement en anachorète, dès que, partant en bricole, il commence à vivre à ses frais. Je connais certains prospecteurs de race qui, même pour le tafia - liquide dont on peut tirer un parti si merveilleux lorsqu'on sait le distribuer en temps utile sont d'une abstinence com

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