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CHAPITRE I.

ARRESTATIONS PRÉVENTIVES.

§ I.

LORSQU'UN ambitieux accomplit une révolution avec audace, en plein soleil, grâce à la puissance d'un génie supérieur, le crime de l'homme capable de préférer son élévation aux libertés de son pays reste toujours odieux, mais il se sauve en apparence par la grandeur des moyens. Que César passe le Rubicon, que Cromwell aille fermer de sa main la porte du parlement, on les déteste; mais pour les mépriser, on a besoin de se renfermer dans les régions supérieures de la morale absolue. Les conspirateurs du deux décembre ne laissent pas aux hommes d'honneur cette sorte d'embarras; pour eux, on a peine à les haïr, tant ils sont vils. Forme et fond, tout répugne dans la manière dont ils ont dérobé le pouvoir, clandestinement, lâchement, la nuit, comme des bandits qui dévalisent un passant au coin d'un bois.

Une série de faits destinés à masquer le guet-à-pens des insurgés, témoigne qu'on y songeait, qu'on l'avait résolu, qu'on y travaillait depuis plus d'un jour. Les bruits qui en couraient ne provenaient pas seulement des ouvertures de corruption faites à des officiers supérieurs, ils étaient entretenus par certains actes du genre des revues de Satory, par des alertes habilement ménagées, pendant que les intimes niaient de leur coté tout projet inconstitu

tionnel. Si bien qu'à force d'entendre parler du coup d'état sans le voir se réaliser, l'opinion publique avait fini par passer du doute à l'incrédulité; on tournait presque en ridicule les Cassandre qui faisaient la veillée et criaient sans cesse: Citoyens, prenez garde à vous!

Il fallait aussi que la population ne soupçonnât rien, le jour où l'on ferait sortir les soldats de leurs casernes à une heure indue pour les répandre dans la ville. A cet effet, il y eut longtemps d'avance, une ou deux fois par semaine, des réunions militaires au Champ-de-Mars et des manœuvres avant le lever du soleil. On avait, de cette façon, habitué les voisins des casernes à des sorties extra matinales de la troupe, et personne ne fut étonné de ses mouvements le 2 décembre.

Rien de tout cela n'eut servi, si l'on ne se fut pas assuré du concours de l'armée de Paris. On s'y prit, on dut s'y prendre longtemps à l'avance. Le complot date de loin. On donna des généraux gagnés à l'armée de Paris. Quoiqu'ils n'aient été que les serviteurs de l'Elysée et se soient vendus à beaux deniers comptants, la conjuration du 2 décembre est, à vrai dire, une conjuration militaire. Presque tous les officiers supérieurs de la garnison parisienne étaient complices.

Avec le déplorable principe de l'obéissance passive absolue, même à l'intérieur, on a l'armée quand on a ses chefs. On avait donc songé aux chefs. Mais ceux qui étaient en France avaient accepté le gouvernement établi; les plus illustres siégeaient à l'Assemblée nationale, et aucun ne se montrait d'humeur à servir d'instrument aux messieurs de Strasbourg et de Boulogne. On reconnut qu'il était impossible de compter sur l'état-major général tel qu'il se trouvait dans la métropole, et l'on résolut d'en aller chercher un plus facile en Afrique. C'est ce qu'un historien du 2 décembre, confident de l'Elysée, M. P. Mayer, s'est

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naïvement ou très intentionnellement chargé de confesser. Nous ne pouvons mieux faire que de le citer, car nous ne pourrions rien dire de plus formellement accusateur pour les coupables: "Les tiraillements partis de l'Assemblée, "l'exemple de quelques généraux, les séductions de la presse... pouvaient faire craindre des hésitations, des "SCRUPULES, de l'opposition au sein de l'état-major... Com "posé comme il l'était encore, l'état-major général n'offrait 66 peut-être pas D'ASSEZ COMPLÈTES GARANTIES LES GÉ"NÉRAUX SEULS ÉTAIENT A CRAINDRE, Car les plus âgés "pouvaient manquer d'audace, et la grande majorité des "plus jeunes figurait dans le parlement. Une idée tout "impériale triompha de cette alternative, et M. de Persigny, cet ardent et infatigable chevalier du napoléonisme, 66 se voua avec enthousiasme à la réalisation de ce mot de 'génie négligemment jeté par le Président, et dont l'expédition de Kabylie peut expliquer aujourd'hui la pro"fondeur et la portée: Si nous faisions des généraux ?

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"La graine n'en manquait pas. Un des plus brillants "officiers de notre cavalerie, le brave et sympathique com"mandant Fleury (aujourd'hui colonel), fut chargé d'ap"précier les courages, d'invoquer les dévouements, DE CER

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TIFIER LES ESPÉRANCES. Sa mission ne fut ni longue, ni "pénible; généraux de division ou de brigade, colonels, "lieutenants-colonels, aucun de ceux à qui son entraînante "parole peignit les dangers du pays n'avaient besoin d'être "convaincu. Tous avaient une égale horreur DU PARLEMENTARISME et du socialisme, qui dissolvent, AVEC UNE "ÉGALE RAPIDITÉ, l'honneur militaire, la foi au drapeau, "et l'obéissance aux consignes." "... C'est ainsi que les cadets "devinrent les aînés, et que le cadre de l'armée active s'ha"bitua aux noms de Saint-Arnaud, de Cotte, Espinasse, "Marulaz, Rochefort, Feray, d'Allonville, Gardarens de "Boisse, de Lourmel, Herbillon, Dulac, Forey, Courtigis,

"Canrobert et quelques autres."(1) Ces quelques autres qu'il est bon de connaître sont MM. Carrelet, Levasseur, Renaud, Korte, Reybell, Bourgon, Sauboul, Tartas et Ripert.

Ainsi, nous n'avons pas à chercher les noms : l'Elysée même se charge de les dénoncer, sans doute pour les engager davantage encore. Nous savons maintenant comment tous ces jeunes capitaines ont été successivement tirés du théâtre de la grande guerre et amenés à Paris, pour faire dans nos rues la guerre civile la plus déshonorante et la plus atroce qui fut jamais. Ce ne sont pas même de ces grossiers soldats, si bien pénétrés de l'esprit de discipline qu'ils tireraient sur leurs pères et mères si le ministre de la guerre ou le commandant le leur ordonnait : ce sont des habiles, venus précisément afin de cueillir les lauriers du boulevard Poissonnière et de prendre part au bénéfice de la terreur. La cupidité, l'ambition ne servirent pas seules à les entraîner; l'envie est entrée pour beaucoup dans leur défection. Seconde couche des officiers supérieurs africains; après avoir brillamment commencé leur carrière, ils l'ont à jamais souillée par jalousie de la position politique des anciens.

Qu'ajouter au dire de M. P. Mayer? Nous affirmions que les généraux et colonels du 2 décembre avaient été corrompus; où en trouver une preuve plus éclatante que dans le propre aveu des corrupteurs ? Nous le constatons bien, on est allé en Afrique assurer aux cadets la place des aînés et leur certifier des espérances" en exploitant “leur horreur du parlementarisme;" c'est-à-dire, leurs sentiments d'envie contre les aînés qui étaient à l'Assemblée nationale.

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L'Europe le voit-elle assez clairement? L'insurrection du 2 décembre n'a trouvé ses moteurs que dans les plus mauvaises passions du cœur humain.

Donc, l'état-major, c'est aussi M. P. Mayer qui le dit, (1) Histoire du Deux Décembre, par P. Mayer, pages 129, 131, 133.

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