Page images
PDF
EPUB

patron, se contenta de répondre : "Je n'ai mission de rien mettre sous scellés, levez-vous seulement sans faire de résistance; je suis en force. Si j'avais voulu résister, répliqua dédaigneusement M. Bedeau, je sais jouer ma vie, et la vôtre ne serait plus à vous. Faites sortir ce monde, je vais m'habiller."

Le général mit avec intention une lenteur excessive à s'habiller. Toujours de sangfroid, il voulait gagner du temps, et arriver jusqu'au jour. Il comptait qu'alors la population de son quartier, éveillée et apprenant ce qui se passait, pourrait se soulever et le délivrer. Quand il fut enfin vêtu, il s'adossa, parfaitement calme, contre sa cheminée, et dit au commissaire de police: "Je vous ai dit quel est le privilége qui me couvre, j'ai essayé de vous faire reculer devant l'attentat que vous commettez; vous serez condamné à aller jusqu'au bout. Vous pouvez faire entrer votre monde si vous voulez; moi, je ne sortirai d'ici que par la violence.” M. Hubault jeune n'hésita pas, il appela rudement ses hommes, et leur commanda de saisir le viceprésident de l'Assemblée nationale. Ils s'arrêtèrent un instant. 66 'Général, s'écrièrent-ils, nous sommes d'anciens soldats, allons-nous donc porter la main sur vous ? — Faites si vous l'osez, arrachez-moi d'ici comme un malfaiteur. Le général eut là un moment l'espoir de voir triompher le droit qu'il défendait si énergiquement. Mais on perd tout sens moral dans l'antre de la rue de Jérusalem; les souvenirs de l'honneur militaire, la conscience de la loi profanée s'évanouirent bientôt. Ces hommes se ruèrent sur le général, à l'imitation de M. Hubault jeune. Ils le prirent par les bras et le collet, et le traînèrent hors de chez lui malgré la plus vive résistance. Arrivé devant la porte de la maison, rue de l'Université, 50, le général apercevant quelques passants les appela aux armes d'une voix haute et forte, criant à la trahison, et disant qui il était. Déjà plusieurs personnes s'assemblaient, mais aussitôt une nuée de sergents

de-ville qui faisaient le guet débouchèrent de la rue du Bac, l'épée à la main. Ils entourèrent le fiacre où l'on jetait de force le général, et la voiture partit au grand galop, chargée de sergents-de-ville devant, dedans et derrière.

Arrivé à Mazas, le général apostropha encore un peloton de gardes républicains qui étaient dans la cour. "Voilà de braves soldats qui doivent être bien étonnés de voir un de leurs généraux amené ici comme un voleur." Mais ils étaient tous sous l'empire de cette doctrine de l'obéissance passive qui transforme les militaires en automates: ils ne semblèrent pas l'entendre.

Telles ont été les circonstances de l'arrestation du général Bedeau. Peu s'en est fallu qu'il n'échappât à Mazas; et que serait-il arrivé, si un homme comme lui s'était présenté en uniforme devant une des brigades de l'armée de Paris! C'est cependant pour une conduite aussi ferme, aussi rationnelle, aussi vigoureuse, que le moins hargneux des panégyristes du crime n'a pas trouvé d'autre appréciation que celle-ci : "Ce fut un lamentable spectacle que de voir et “d'entendre ce vieux soldat disputer sa liberté avec des arguments parlementaires, se justifier, menacer, plaider son droit, et invoquer sa dignité de vice-président de "l'Assemblée!" (1)

66

[ocr errors]

Qu'y a-t-il sous ces paroles de l'Elysée? On y respire une odeur de sang. L'assassinat, en cas de résistance, avait, dans le drame, son rôle prémédité. Il faut qu'on le sache, les commissaires de police et leurs agents étaient tous armés de haches, pistolets, épées, maillets, etc. Et les vaillants de l'Elysée font reproche au général Bedeau "de ne s'être défendu que par des arguments parlementaires !" Ils font grief à de tels hommes de n'avoir pas joué leur vie contre celle de quelques misérables mouchards!

Nos amis, le colonel Charras et le lieutenant Valentin, avaient pensé à faire ce sacrifice pour sauvegarder, jusqu'à (1) P. Mayer.

la mort, le principe de la liberté individuelle, mais nous ne sommes pas, nous l'avouons, assez héroïquement trempés pour ne pas nous réjouir qu'ils en aient été empêchés. Disons de quelle manière :

On va voir encore comment les amis de l'ordre font de l'ordre. Ils se présentèrent chez le colonel Charras à six heures du matin, au nombre de trente ou quarante au moins. La porte cochère, à peine ouverte, ils pénétrent dans la loge du portier, qu'ils gardent à vue, ainsi que sa femme, les menaçant de les tuer s'ils bougent; ils montent silencieusement l'escalier, où ils s'éclairent au moyen de petites bougies, et ils sonnent chez le colonel. Celui-ci, sortant du lit, vient et demande: "Qui est là?

- Le commissaire de police du 1er arrondissement. - Je suis représentant du peuple, mon domicile est inviolable. Je n'ai rien à faire avec vous, je n'ouvre pas. Allons, Messieurs, à l'ouvrage." Et immédiatement des coups de hache viennent ébranler la porte. Peu de minutes de ce travail de voleurs avec effraction suffirent à faire sauter une partie de la porte. "C'est assez, crie le colonel, j'ai constaté la violence, je vais ouvrir." Il ouvre, en effet, et se trouve entouré de quinze ou vingt agents, autant que la pièce pouvait en contenir; le reste demeure sur l'escalier. 66 Colonel, dit le commissaire de police, nommé Courteille, je suis porteur d'un mandat d'arrêt contre Allons donc, vous savez bien que je suis représentant du peuple, inviolable autrement que pour un cas de flagrant délit; si vous m'arrêtez, vous deviendrez l'agent d'un crime. Prenez garde, vous vous rappellerez ce que vous faites. Mais j'ai un mandat, je suis forcé de vous en donner lecture; vous êtes accusé de complot. C'est bien, dit le colonel en haussant les épaules : voilà le coup d'état; mes prévisions ne sont pas trompées." La scène n'était encore éclairée que par les petits bouts de bougies des argousins de M. Maupas; cependant, M. Charras

vous.

[ocr errors]

put très bien distinguer qu'ils étaient tous armés sous leurs redingotes. L'un d'eux notamment, qui le serrait de plus près, laissait voir des crosses de pistolets sortant de la poche de son pantalon. Il est donc certain que les honnêtes gens se réservaient, le cas échéant, d'assassiner M. Charras. Irrité de voir ces viles figures autour de lui, il s'écria, avec sa vivacité habituelle: "Voyons, commissaire, est-ce que vous ne pouvez pas laisser tous ces gredins-là dans l'antichambre ?” Sur quoi M. Courteille pénétra, avec deux agents seulement, jusqu'à la chambre à coucher. A peine entré, il se précipita sur un pistolet double qu'il aperçut. "Oh! n'ayez pas peur, dit le colonel, il n'est pas chargé. Mais tenez, vous pouvez le rendre au général Renaud. C'est lui qui me l'a donné à Mascara, et je suis sûr qu'il est à cheval pour aider à l'accomplissement du crime." Dans la pensée de M. Charras, le général Renaud devait être un des instruments du complot; à défaut d'ambition et de cupidité, sa dose d'intelligence en faisait une proie facile pour les parjures. Du reste, le général Renaud a rendu à Mascara des services qui pourront lui valoir, dans la nouvelle noblesse, le titre de comte de Mascara.

Au moment de sortir, M. Charras se rapprocha de M. Courteille: "Voyons, Monsieur, soyez franc, dites-moi si vous êtes chargé de me faire assassiner?" M. Courteille se récria beaucoup. "Tiens, parbleu, quand on fait la besogne que vous faites en ce moment, est-ce qu'on n'est pas capable de tout? Mais il ne s'agit pas de cela; j'ai assez souvent joué ma vie dans les combats pour être habitué à l'idée de la mort ; si je vous fais pareille question, c'est uniquement pour que vous me laissiez le temps d'écrire à ma sœur." Le commissaire de police protesta encore de ses instructions pacifiques, et comme le jour commençait à poindre, il insista pour que le colonel se décidât à descendre. L'escalier et la cour étaient rem

plis d'agents de police et de gendarmes mobiles. Outre cela il y avait, à l'entrée de la rue de la Concorde, un piquet de cinquante soldats commandés par un officier. (MM. Charras et Changarnier demeuraient à l'entrée du faubourg Saint-Honoré, presqu'en face l'un de l'autre.) Notre ami, placé dans une voiture avec le commissaire et deux sergents-de-ville, put reconnaître, lorsqu'il passa devant cette troupe, que plusieurs soldats étaient déjà chancelants d'ivresse ! Il avait bien fallu leur enlever l'usage de la raison, car on les avait mis là pour faire feu si quelque obstacle ou quelque résistance survenait à l'enlèvement du général Changarnier et du colonel Charras, deux hommes particulièrement redoutés des conspirateurs.

Ce fut en route seulement, que le commissaire annonça à son captif qu'il le conduisait à Mazas. Comme il arriva pour le général Bedeau, pour le général Changarnier, pour M. Nadaud, il lui avait dit d'abord qu'il le menait chez le préfet de police. "Ah! vous me menez à la prison de Mazas; eh bien, tenez pour certain que si jamais la chance tourne, et que je redevienne quelque chose dans le pays, votre vie est au bout de ce que vous faites. Mais j'accomplis un devoir, colonel ; j'obéis à mon chef. — Non, non, vous savez bien, vous savez parfaitement que vous violez la Constitution. Vous parlez de devoir; votre devoir est de désobéir ! Le dernier des policemen, en Angleterre, refuserait de se prêter au service criminel que vous faites." Tout était inutile, leur parti était pris.

[ocr errors]

En arrivant à Mazas, M. Charras remarqua dans la cour que l'officier commandant le piquet de gendarmerie, tournait la tête comme pour éviter de voir ni d'être vu. Au greffe, il trouva, outre le directeur, un homme portant l'uniforme de colonel et la croix de commandeur de la Légion-d'Honneur. "Je suis représentant du peuple, ditil au directeur; on m'a enlevé de mon domicile contrairement à la loi ; sachez bien que si vous me recevez, vous

« PreviousContinue »