Page images
PDF
EPUB

surviennent des chiens du palais, de barbares teutons, véritables bétes sauvages, ne sachant pas discerner leur droite de leur gaugauche ils mettent la main sur Héribert et l'emmènent de force au cachot. »

La justice allemande se montre là impartiale et inflexible avec brutalité. L'impression qu'elle produit sur la nature plus civilisée et plus délicate des Italiens, se trahit dans les qualifications qu'adresse aux satellites de Konrad la naïve colère de notre vieil historien.

Les sentiments qu'éprouvèrent les spectateurs de cette espèce de coup d'Etat judiciaire firent explosion sur-le-champ. Les évêques et grands vassaux italiens ou lombards quittèrent l'assemblée, qui se sépara en tumulte. Chacun courut aux armes. Milan tout entier prit le deuil et fit retentir les églises de prières et de gémissements. Heribert parvint à s'échapper, et fut reçu par son peuple avec de frénétiques applaudissements. Il mit en état de défense la ville de Milan et arma ses habitants, qui jurèrent de se défendre jusqu'à la mort. Konrad tenta de les surprendre, et, après avoir été repoussé, retourna en Allemagne. Il laissait la révolte livrée à elle-même.

De pareils échecs ne devaient pas fortifier l'autorité de l'empereur en Italie 2.

On cite du même prince, ce justicier à outrance, d'autres faits qui font plus d'honneur à son discernement. En voici un, entre autres, que cite son chapelain Wippon.

Thasselgart était un petit tyran féodal de Lombardie qui, déjà dans le temps de l'empereur Henri, se livrait à toute sorte de rapines, et avait toujours échappé à la justice impériale. Il

1 Venientes autem canes palatini, et sævissimi Theutonicl, qui nesciunt quid sit inter lævam et dexteram, et jumenta multa Heribertum detinuerunt. Ce chroniqueur est un sénateur de Milan, suspect par conséquent de partialité envers son archevêque (Arnulphi senioris, Mediolanenses historiæ, lib. 11, scriptor. rer. Italic, Muratori, t. iv, p. 83..

Dans cet acte de sa vie judiciaire, Konrad est jugé avec sévérité, même par son chapelain Wippon. « Cette arrestation d'Héribert, dit-il, déplut au grand nombre. On vit avec peine que des prêtres du Seigneur pouvaient ainsi être condamnés et emprisonnés sans avoir subi préalablement une déposition canonique. Car ils ont droit aux plus grands respects tant qu'ils n'ont pas perdu leur caractère sacré. Aussi le roi Henri, fils de l'empereur, désapprouva les rigueurs exercées par son père contre l'archevêque de Milan et contre trois autres prélats (Wippo, chapitre Intitulé Quod rex Heinricus filiam Cunittonis aut Cunonis regis augtorem conjugium duxerit, p. 441-445 du recueil ci-dessus cité).

était l'impitoyable persécuteur des églises, des orphelins et des veuves. Konrad le fit vivement poursuivre; au moment où ce petit tyran s'échappait d'un de ses châteaux, les soldats envoyés contre lui le saisirent et l'amenèrent à l'empereur d'une distance de plus de cent milles. Quand Konrad, assis sur son trône de justice, vit Thasselgart qu'on lui amenait garotté et couvert de chaînes. «N'est-ce pas là, s'écria-t-il, ce lion cruel qui rava» geait et dévorait tout autour de lui. Par la sainte croix du Sei»gneur, cette bête féroce ne mangera plus désormais du pain » des vivants. » Et après avoir dit cela, et de l'avis des princes du royaume qui l'assistaient dans ses jugements, il le condamna à la potence1. Par cet exemple salutaire, la paix et la sécurité furent rétablies dans la province.

On remarquera qu'il y a ici plus de régularité dans le mode de procéder, el que Konrad ne prononce sa sentence de mort contre Thasselgart qu'après avoir recueilli les suffrages d'une espèce de cour des pairs.

Probablement à cette époque féodale, où la loi de Rotharis, sur le pouvoir discrétionnaire des rois lombards, devait être tombée en désuétude, l'assistance des pairs était nécessaire quand il s'agissait de la condamnation capitale d'un baron ou d'un châtelain.

Il ne paraît pas cependant qu'au 13° siècle, en Allemagne, le fondateur d'une dynastie nouvelle, Rodolphe de Habsbourg, ait toujours observé ces formalités judiciaires quand il faisait si bonne et si expéditive justice contre les brigands féodaux de la Thuringe et de la Souabe 2. Mais sans doute les abus en ce genre devenaient tels, qu'il fallait des remèdes extraordinaires pour les réprimer.

Voyons maintenant comment a procédé, dans quelques cas pareils, notre grand justicier, le roi saint Louis.

Wippo, ibid. p. 434. Et hoc dicens, stațim cunctis principibus regni adjudicantibus, præcepit illum in patibulum suspendi. Sous Philippe V, Jourdain de Lille, seigneur de Cazaubon, qui avait commis dix-huit assassinats dont on lui avait fait grâce, qui avait assommé d'un coup de bâton le sergent qui lui avait apporté la citation du parlement de Paris, se présenta enfin à ce parlement. On le saisit, on le jugea, et il fut supplicié au commun patibulaire. Ce Jourdain de Lille était un brigand féodal, comme Thasselgart, mais c'était près de deux siècles plus tard.

2 Chapitre 11, 2o partie, p. 45.

& II.

Saint Louis respectait le droit public de son temps: il faisait très-large la part des priviléges de la féodalité. Mais il y avait une chose qu'il mettait au-dessus de l'autorité même des traditions et des coutumes : c'était la justice naturelle, ou plutôt la justice vraiment chrétienne et éclairée des lumières d'une foi vive et sincère. Les faits d'iniquité et de cruauté étaient toujours des crimes à ses yeux, et des crimes sévèrement punissables, quel que fût le rang, quels que fussent les prétendus droits ou priviléges de ceux qui les avaient commis.

Mais son inflexibilité judiciaire n'était pas rude et brutale comme celle des monarques germaniques dont nous venons de parler. Elle admettait, suivant les nécessités des temps et des lieux, de certains tempéraments qui la faisaient accepter de ce qu'on appellerait aujourd'hui l'opinion publique. Auteur d'une tentative de législation nouvelle, saint Louis n'imposait pas de force cette législation à des princes ou grands vassaux qui se croyaient souverains dans leurs propres domaines; il ne contraignait pas les accusés de haut rang, les criminels de son baronnage à se soumettre aux épreuves d'une procédure par enquête dont ils contestaient la légalité. Sage et circonspect autant que ferme justicier, il ménageait habilement le passage de l'ancien ordre de choses à un régime tout différent.

Ces grandes qualités de saint Louis se déployèrent principalement pendant les quinze années qui suivirent son retour de la Palestine; ce qui les mit surtout en saillie, ce fut une affaire où le nom de l'un des plus grands seigneurs de France se trouva compromis dans une grave accusation.

Voici les faits de ce procès:

Il y avait dans le diocèse de Laon une abbaye de Bénédictins, appelée Saint-Nicolas des Bois, située à trois lieues du château de Coucy trois jeunes gentilshommes flamands avaient été envoyés dans cette abbaye pour y apprendre le français et y faire leurs études littéraires.

Un jour que ces jeunes gens étaient allés se promener et se divertir dans les bois de l'abbaye, ils aperçurent des lapins qu'ils se mirent à poursuivre à coups de flèches et à coups de pierres : quoiqu'ils n'eussent ni chiens, ni équipages de chasse, le plaisir de cette poursuite les entraîna dans des bois qui n'étaient plus

ceux de l'abbaye, mais ceux du sire de Coucy. Ils ne savaient pas si cela était défendu, ou non, ni même sur les terres de qui ils étaient, car ils ne connaissaient pas la langue du pays, et ne pouvaient pas se renseigner sur ce point des personnes qu'ils rencontraient. Les gardes de la baronnie les surprirent ainsi sur les terres de leur maître, les arrêtèrent et les mirent en prison; puis ils firent leur rapport de cette affaire à Enguerrand de Coucy; et ce seigneur, sans prendre aucune information altérieure sur ces trois jeunes gentilshommes et sur le fait qui leur était imputé, ordonna qu'ils fussent pendus; son ordre fut exécuté sur-le-champ.

En général, les lois ou coutumes sur la chasse, ainsi que l'a fait remarquer Mile de Lézardière ', n'étaient pas très-sévères dans le droit féodal français. Nous n'avions pas imité sur ce point la cruauté de la législation des conquérants de l'Angleterre. C'est François Ier qui introduisit un droit nouveau à cet égard, en promulgant son édit de 1516; et cet édit parut fort dur, quoiqu'il ne prononçât la peine de mort contre les délinquants que quand il y avait récidive et qu'il existait des circonstances très-aggravantes 2.

Aussi la brutalité sanguinaire du sire de Coucy excita une vive indignation. L'abbé de Saint-Nicolas alla trouver le connétable de France, Gilles Le Brun, qui était parent éloigné de l'un de ces malheureux jeunes gens. Le noble guerrier qualifia sévèrement ce meurtre infâme, et, de concert avec l'abbé et avec quelques femmes qui étaient alliées aux familles des victimes, il alla porter plainte au roi saint Louis contre Enguerrand. Le roi fit faire une information préalable, par un de ses prévôts, au sujet du fait qui lui était dénoncé. Cette information ne lui laissa aucun doute sur la réalité de ce fait, et, en conséquence, il n'hésita pas à faire citer le sire de Coucy devant sa cour de justice.

Enguerrand comparut à Paris devant le roi, mais il refusa de répondre et demanda à être jugé par les pairs de France, selon le droit et l'usage des baronnies. Le conseil ou plutôt la cour du roi délibéra sur cette espèce de déclinatoire. Les légistes qui y siégeaient trouvèrent un moyen de les repousser suivant eux,

Théorie des lois politiques, tom. in et iv.

:

2 Cet édit fut promulgué à Lyon (voir le Recueil d'Isambert, tom. xII, p. 49-74) Nous y reviendrons dans la suite de cette histoire.

les ancêtres ou prédécesseurs du sire de Coucy avaient pu être considérés comme pairs et hauts barons du royaume ; mais leur baronnie avait été démembrée quand on en avait détaché les terres de Boves et de Gournay, pour les donner en partage aux frères puînés d'Enguerrand et elle avait perdu par là le caractère de pairie. A cela, Enguerrand répondait que le seigneur de Boves lui rendait hommage, et que lui-même représentait ses arrière-vassaux comme vassal immédiat de la couronne.

Fatigué de ces controverses et de ces arguties judiciaires qui suspendaient l'action de sa justice, saint Louis prend sur lui de faire saisir Enguerrand, non par des pairs ou par de hauts barons 1, mais par des officiers ou sergents de son hôtel.

Cela seul était une espèce de coup d'État dans la procédure judiciaire de la féodalité, puisque, d'après les règles de cette procédure, un accusé ne pouvait être ni jugé, ni même arrėtė, que par des personnes d'un rang égal au sien.

Saint Louis fait ensuite renfermer le sire de Coucy dans la tour du Louvre; une petite chambre de cette tour sert de prison au noble accusé; on respecte pourtant la liberté de ses membres. La honte des fers ou des entraves lui est épargnée.

Cependant, en se voyant traiter ainsi, Enguerrand frémissait d'étonnement et de douleur, et ces impressions étaient partagées par les principaux barons du royaume, qui se sentaient, pour ainsi dire, frappés dans sa personne. D'ailleurs un grand nombre d'entre eux étaient ses parents, et l'honneur du sang et de la race, si puissant à cette époque, leur faisait une loi de tenter

Le sergent qui avait porté la main sur un chevalier avait le poing coupé, suivant les assises de Jérusalem, et comme le prouve le passage suivant de Joinville qui, ayant vu un de ses chevaliers poussé rudement ou frappé par un sergent, en porta plainte à saint Louis. Le roi dit à Joinville qu'il pouvait bien renoncer à cette plainte, que le sergent n'avait fait que bouter son chevalier. « Et je lui dis » que je m'en déporterois jà, mais que plustôt lui laísserois là son service, s'il ne » faisoit justice, et qu'il n'appartenoit pas à sergents de mettre mains ès-chevaliers. » Et ce voyant le roy, il me fist droit, qui fust tel, que selon l'usage du pays (as» sises de Jérusalem), le sergent vint en mon pays tout deschaux, et en sa chemise, » et auroit une épée en son poing, et se vinst agenouiller devant le chevalier qu'il » avoit oultragé, et lui tendit l'espée par le pommel, et lui dist: Sire chevalier, je » vous cric mercy de ce que j'ai mis la main sur vous, et vous ai apporté ceste espée que je vous présente, afin que vous m'en couppiez le poing, s'il vous plaist le faire. Lors je priai le chevalier qu'il lui pardonnast son mal-talent, et il le fist. (Joinville, Mémoires, édit. de Ducange, p. 96. — Ces faits se passèrent à Césarée).

D

« PreviousContinue »