Page images
PDF
EPUB

Revue de journaux catholiques.

LE CARDINAL MEZZOFANTI,

SA VIE, SA CONNAISSANCE DES LANGUES, SA BIBLIOTHÈQUE, (Extrait de la Revue Catholique de Louvain, septembre 1853.)

1. SA VIE.

Gaspard-Joseph Mezzofanti naquit à Bologne, le 17 septembre 1774, et montra de bonne heure un grand désir de s'instruire, Il eut pour premier maître de grammaire et de latin D. Philippe Cicotti, qui, au déclin de sa vie, s'enorgueillissait de l'avoir compté au nombre de ses élèves. Ses progrès furent si rapides que son père, homme prudent, craignant que la carrière des lettres ne séduisit son fils, et qu'elle ne fût pour lui, comme pour bien d'autres, stérile ou semée de difficultés, se montra peu jaloux de ses succès et voulut lui faire abandonner ses études pour l'engager dans une carrière professionnelle qui promettait d'être pour lui promptement lucrative. Grâce au P. Respighi, préfet des Oratoriens de Bologne, qui avait deviné la rare intelligence du jeune étudiant, il put continuer ses études et entrer aux Écoles pies où il se distingua par de nouveaux succès. Sa piété était au niveau de son

'Les détails qu'on va lire sont tirés en partie de l'Esquisse historique sur le cardinal Mezzofanti, par A. MANAVIT (Paris, Sagnier et Bray. 1853. Un vol. in-8° de XX-191 pp. avec portrait. Prix: 3 fr. 50), et de nos propres recherches. M. Manavit, l'auteur de l'Histoire des chapelles papales (Paris, Sagnier, 1846), s'est servi pour rédiger cette notice, dont la préface est datée de Toulouse (fête de l'Epiphanie, 1853), non-seulement de ses souvenirs de voyages, mais des notes qui lui ont été fournies par l'illustre P. Cavedoni, préfet des antiquités de Modène, et des notices ou articles qui ont été publiés avant l'apparition de son livre. Il cite surtout l'intéressante biographie publiée par M. Stolz, membre de la commission administrative de l'hôpital S.-Sauveur, dont le cardinal était président. Cette biographie, publiée dans le Giornale di Roma du 5 févr. 1850, a été reproduite par les journaux français et belges, parmi lesquels nous indiquerons le Journal historique (t. XVI, 1849–50, p. 579-83), qui avait déjà reproduit la notice donnée dans l'Ami de la Religion (p. 44), et insérée dans la Revue cathol. (3a série, I. p. 164). M. Manavit ne cite pas cette notice, moins étendue du reste que celle de M. Stolz, mais il a fait un usage instructif du travail publié par la Civiltà cattolica, auquel nous ferons aussi de nombreux emprunts.

savoir, et il entra bientôt au séminaire, tout en continuant d'étudier le gree sous la direction du célèbre jésuite espagnol Emmanuel d'Aponte.

Pendant qu'il poursuivait son cours de théologie et de droit canon, il trouva moyen d'apprendre à la fois l'hébreu, le français et l'arabe. Peu favorisé de la fortune, il reçut de son archevêque deux modiques bénéfices qui, réunis à la rente que lui fit le P. Antoine Magnoni, ami de sa famille, et plus tard aux revenus du reste fort modestes attachés à son enseignement soit public, soit privé, composèrent pendant longtemps toutes ses ressources. Il fut ordonné prêtre le 15 septembre 1797, et il commença le 15 décembre de la même année un cours d'arabe à l'université de Bologne. Il demeura prêtre libre, et toujours fidèle au culte des langues, il ne prit du ministère sacerdotal que les fonctions où il était appelé à rendre le plus de services. Les catéchismes et les confessions furent celles par lesquelles il signala son zèle et sa piété, et où sa connaissance de diverses langues lui permit de recueillir les fruits les plus abondants. Étant encore diacre, il avait été désigné par l'autorité ecclésiastique pour servir d'interprète dans la confession aux soldats étrangers recueillis à l'hôpital de Bologne. Quand il fut prêtre, non-seulement il se hâta de leur offrir lui-même les consolations que sa charité lui inspirait, mais il étendit sa sollicitude à toutes les âmes dont il pressentait les nécessités spirituelles. Aussi disait-on de toutes parts qu'à Bologne le confesseur allait chercher le pénitent, et luimême se plaisait sans cesse à répéter les paroles de l'Apôtre, pour expliquer avec son humilité habituelle les triomphes que la charité et la science remportaient par ses œuvres : Si linguas hominum loquar et angelorum, caritatem non habeam, factus sum velut as sonans (Ep. Cor., ch. XIII, v. 1).

Les événements politiques qui s'étaient accomplis en Italie, n'avaient pu faire fléchir en rien la pieuse vocation du jeune lévite : ils lui donnèrent bientôt l'occasion de montrer son ferme attachement aux principes qu'il avait pris pour règle de sa vie. Un serment ayant été exigé de tous les fonctionnaires par les usurpateurs de l'Italie, Mezzofanti préféra renoncer à son enseignement plutôt que de le prêter'. Il continua avec

'Clotilde Tambroni, qui a clôturé l'ère des femmes professeurs à l'université de Bologne, et à laquelle Mezzofanti succéda dans sa chaire de grec en 1818, donna sa

ardeur ses études et ne voulut s'en distraire que pour remplir ses fonctions de chapelain au collége d'Espagne et coopérer à diverses œuvres pieuses. Les temps étant devenus meilleurs, il fut nommé en 1804 professeur de grec et de langues orientales et conserva sa chaire jusqu'en 1808, où les calamités qui fondirent sur l'Église lui firent de nouveau préférer une studieuse retraite. Il en profita pour donner des leçons dans quelques familles chrétiennes, et pour faire l'éducation de son neveu l'abbé Minarelli, qui donnait les plus belles espérances et dont la fin prématurée lui fit éprouver un profond chagrin. Nommé en 1812 bibliothécaire-adjoint de Bologne, il trouva de précieuses ressources littéraires dans la bibliothèque dont il avait la garde, et dans le concours des étrangers qui la visitaient d'heureuses occasions pour se livrer à la pratique des langues vivantes.

A la rentrée de Pie VII dans ses États, le souverain Pontife demanda que. Mezzofanti lui fût présenté et l'honora de l'accueil le plus flatteur. Il lui proposa l'honorable emploi de secrétaire de la Propagande, mais le prélat bolonais le supplia de ne pas le contraindre à quitter sa ville natale. Plus tard, Pie VII lui fif faire inutilement les instances les plus flatteuses et les plus pressantes par le cardinal Consalvi et les délégués de la province. Fidèle à sa ville natale, il refusa de même les offres les plus avantageuses de l'empereur d'Autriche et du duc de Toscane, qui voulaient l'attirer à Vienne et à Florence. En 1814, Mezzofanti reprit sa chaire de langues orientales et fut nommé régent de l'université et peu après bibliothécaire titulaire. Ce fut dans ce poste qu'il vit s'écouler paisible et tranquille, jusqu'en 1830, sa vie d'homme de lettres, au milieu des témoignages de l'estime publique. «Sa vie était méthodiquement régulière. On le voyait passer successivement de son oratoire à sa chaire de professeur, de son fauteuil de bibliothécaire à son cabinet d'étude. Comme tous les hommes fortement occupés, il trouvait un délassement en quittant un genre d'occupation pour un autre; sa frugalité était devenue proverbiale; il était indifférent aux mets qu'on lui servait; ce qu'il recher

démission en 1798 pour ne pas prêter serment à la républiqué : elle avait eu pour maitres les jésuites espagnols Colomès et d'Aponte; elle fit même avec ce dernier un voyage en Espagne pendant lequel elle étendit encore la correspondance savante qui l'a rendue célèbre dans toute l'Europe, et qui faisait désirer la publication de ses travaux, demeurés inédits par la prompte mort de son frère, arrivée presque immédiatement après la sienne en 1817.

chait surtout, c'était le plaisir de la conversation; la sienne, au sein de l'amitié, était des plus aimables et des plus gaies...» Il dormait peu, étudiait 14 ou 15 heures par jour sans discontinuer et passait facilement des plus sérieuses méditations aux plaisanteries les plus piquantes du Buratini (Théâtre des marionnettes)... « Il faisait revivre dans Bologne les souvenirs de » ces doctes entretiens et de ces promenades académiques, dont » les philosophes d'Athènes donnèrent autrefois l'exemple. » Entouré de quelques disciples dévoués qui se disputaient » l'honneur de l'accompagner, il se rendait de bonne heure » à l'église de St-Pétrone; mais il était convenu qu'en se ren» dant à la maison de Dieu, on ne devait s'entretenir que de » sujets pieux: il était permis de le faire en langue étrangère; » ce n'était qu'en revenant que la consigne était levée. » Il apprit successivement le suédois, l'arménien, le géorgien, le grec moderne, le basque, d'habitants de ces divers pays, et s'empara rapidement de la langue copte sous l'habile direction du P. Ungarelli. .

Des travaux si assidus finirent par altérer sa santé, et l'obligèrent à suspendre pendant six mois ses études particulières et son enseignement public. Il étudia la botanique pour y trouver un délassement et il entreprit quelques exercices dans la Péninsule pour poursuivre ses études. Il voulut conférer à Modène, en 1820, avec les Israélites instruits et les Rabbins sur les difficultés de la langue hébraïque, et s'assurer par lui-même de l'effet produit dans les synagogues par la psalmodie en hébreu. Il visita Pise, Livourne et voulut aller saluer, à Mantoue, le berceau de Virgile: ce furent là les seuls voyages d'un homme qui connaissait toutes les langues du monde. A son retour, il cut d'illustres disciples, parmi lesquels nous citerons le savant Rosellini à qui il apprit l'hébreu et à qui il avait recommandé un pèlerinage aux Lieux-Saints, en lui donnant toutes les instructions nécessaires pour le faire tourner au profit de la religion et de la science; le P. Cavedoni mérite d'occuper un rang particulier parmi les élèves du polyglotte et il a prouvé, en plus d'une circonstance, sa vénération pour la mémoire de son illustre maître c'est à lui que l'on doit un grand nombre de détails intéressants qui ont trouvé place dans cette biographie. Un commerce littéraire fort actif s'établit entre le maître et le disciple, jusqu'au jour où, celui-ci ayant cru pouvoir lui témoigner sa reconnaissance par la dédicace d'un de ses ou

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small]

vrages, la modestie du pieux linguiste en fut tellement blessée, que, de 1838 jusqu'à sa mort, c'est à peine s'il écrivit trois ou quatre fois au P. Cavedoni.

Les étrangers de distinction attirés à Bologne par l'immense réputation du polyglotte, se retirèrent chaque fois émerveillés de sa science et de son humilité. Parmi les principales visites, nous citerons celle de l'astronome Zach et celle de lord Byron ; le baron Zach eut avec Mezzofanti plusieurs entretiens. « Il l'entendit parler anglais avec le capitaine Smith, aussi avec le prince Volkonski; lui-même parlait anglais, saxon et autrichien... Il jeta dans la conversation quelques phrases valaques, c'était un vrai défi porté au polyglotte bolonais, qui aussitôt releva le gant et continua la conversation en langue valaque; les interlocuteurs étaient dans l'étonnement. Le savant astronome s'avoua vaincu, car il ne savait de cet idiome que les quelques mots qu'il venait d'adresser. « J'allais observer une >> merveille dans le ciel, dit le noble étranger, qui était en » route pour observer à Genève une éclipse annulaire du soleil, » en 1824, et la terre me fournit un phénomène non moins » admirable sur la terre dans la personne du savant professeur » de Bologne. »

Le récit qu'a donné lord Byron de ses entrevues avec lui, de 1820 à 1824, est des plus curieux, et témoigne de la profonde admiration qu'il avait inspirée au poëte anglais 1.

Léon XII avait nommé en 1826 le cardinal, Capellari, préfet de la Propagande. Les études du cardinal sur les langues orientales l'avaient mis à même de juger de la science du professeur bolonais, et il s'efforça de l'attirer à Rome, quand

Ce passage, reproduit par Valéry et par M. Manavit, a été cité dans le Bulletin du Bibliophile de 1851, p. 508. Nous le reproduisons d'après cette dernière source où on le donne comme tiré du t. v des Mémoires de Byron (p. 446). « C'est un pro»dige de langage, Briarée des parties du discours, polyglotte ambulant qui aurait » dù vivre au temps de la tour de Babel comme interprète universel, véritable mer» veille, et sans prétention encore. Je l'ai tàté sur toutes les langues desquelles je » savais seulement un juron ou adjuration des dieux contre postillons, sauvages, forbans, bateliers, matelots, pilotes, gondoliers, muletiers, conducteurs de cha» meaux, velturini, maîtres de poste, chevaux de poste, maisons de poste, toute » chose de poste, et par dieu, il m'a confondu dans mon propre idiome. » On peut rapprocher des qualifications trouvées par Byron, celle qui a prévalu : la Pentecôte virante, et celle qui a été en usage en Allemagne : Sprachenbandiger (dompteur des langues). – On lira avec intérêt (p. 606 de l'ouvrage de M. Manavit) le jugement porté par le cardinal sur lord Byron et ses œuvres.

« PreviousContinue »