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pellier une supériorité incontestée sur tous les manuscrits de plain-chant connus jusqu'à ce jour, de quelque âge et de quelque nature qu'ils soient, c'est sa double notation, c'est la traduction en lettres qui accompagne constamment les neumes 1. Avec les autresmanuscrits, on peut faire, sur la valeur des signes neumatiques, des conjectures plus ou moins savantes, mais toujours incertaines; avec le manuscrit de Montpellier, on les lit.

Cette traduction lève toute incertitude, et rien ne peut la remplacer jusqu'à ce qu'on découvre un autre manuscrit de même nature, et plus ancien, ou jusqu'à ce qu'on prouve que de simples conjectures, basées sur des tatonnements et des hypothèses, par des hommes qui ne savent pas lire les neumes, sont plus la traduction faite par un contemporain qui savait lire. Mais, dit-on, il y a des fautes dans ce manuscrit. Où est le manuscrit sans faute aucune? Si on rejette celui de Montpellier pour un pareil motif, il faut les rejeter tous, parce qu'il n'en existe point où la main du copiste n'ait erré quelquefois.

sûres que

D'ailleurs, ces fautes sont peu nombreuses, et très - souvent elles se corrigent par le manuscrit lui-même. Si une note est omise dans une copie d'une formule mélodique quelconque, elle se retrouve dans les autres copies de la même formule ou des formules analogues. Par exemple, dans le Répons de Noël, Viderunt... la note du passage sol (g) manque sur les premiers mots du Verset Notum fecit. Mais dans les autres Graduels du sixième ton, dont le Verset est un cinquième ton, et commence de la même manière, cette note se trouve, et rétablit la formule dans son intégrité.

Disons, en passant, que ce manuscrit est le seul qui fasse distinguer le si bémol du si naturel. La lettre i, qui représente le si, est droite quand le si est naturel (I), et penchée quand il doit être bémolisé (7). Nous avons pu constater par là l'emploi du si bémol dans une foule de circonstances où il n'est nullement nécessaire pour éviter la relation du triton. Il sert à donner à la mélodie un caractère particulier, comme daus Le système de notation donné par Boëce comprend les quinze prom'ères lettres de l'alphabet :

a b c d ef g h i k l m n 0 P, correspondant à

la si ut re mi fa sol la si ut ré mi fa sol la. C'est avec ces quinze lettres qu'est annoté le manuscrit de Montpellier.

le magnifique Graduel de la fête de saint André Constitues eos principes. Comment retrouver, sans cette traduction, ces nuances que rien ne peut faire soupçonner? Et si on ne les retrouve pas, que devient la beauté des mélodies grégoriennes?...

Pour assurer notre marche, nous avons consulté beaucoup d'autres manuscrits, et nous avons acquis la certitude d'une conformité presque parfaite entre eux et celui de Montpellier. Nous citerons ici tout particulièrement le n° 1152 de la bibliothèque Impériale. Il est noté en points, et d'une exactitude remarquable.

S5. De l'unité des manuscrits.

On s'imagine généralement que les différences entre les manuscrits sont très considérables. Jamais préjugé ne fut plus mal fondė. Une telle mobilité serait contre l'esprit éminemment traditionnel qui est le caractère particulier de l'Église catholique dans tout ce qui touche au culte divin. Qu'on ouvre au hasard des manuscrits d'origine diverse; qu'on examine ces notations en points, en lettres, en notes analogues aux nôtres,, on verra que le type du chant est toujours le même, on trouvera partout la même formule mélodique. L'identité n'est pas mathématique. La chercher en pareil cas serait demander un miracle; mais elle est aussi grande qu'on peut le désirer dans des livres écrits à la main, en différents siècles, en différents pays, soumis à toutes les causes d'altérations que le cours des âges amène nécessairement avec lui, surtout dans une matière aussi délicate. Les variantes portent, non pas sur les formules, mais sur la manière de les relier entre elles...

Cette unité des manuscrits est pour nous une conviction profonde, appuyée sur une foule de preuves. Tous les manuscrits que nous avons pu consulter, ceux des bibliothèques de Paris, de Reims, de Cambrai ; ceux des monastères de Suisse, envoyés en France après le pillage des couvents, et maintenant transportés à Rome, et rachetés par le Saint-Père pour être rendus à leurs possesseurs dans des temps plus calmes; les anciennes éditions imprimées des Chartreux et de Portugal, tous se ressemblent, tous reproduisent les mêmes formules, et nous sommes persuadés que, si jamais on lit les manuscrits neumés, le premier résultat sera la confirmation sans réplique de notre assertion.

Est-il besoin d'ajouter que cet accord de tous les documents ́prouve l'identité d'origine, et que cette origine n'est et ne peut être autre que l'Antiphonaire de saint Grégoire? En passant sur l'œuvre

de ce grand Pontife, le temps a peu à peu emporté avec lui la science du chant, le secret de sès nuances délicates, de son ornementation variée. Ce qu'il y a dans la mélodie de fugace, d'immatériel, son âme, si l'on veut, a disparu; mais le corps est resté, les formes extérieures ont été peu modifiées, et les notes, quoique différemment groupées, sont à peu près partout les mêmes.

Ce premier résultat est extrêmement précieux. Il prouve, d'une manière irrécusable, que l'unité existait autrefois dans le chant ecclésiastique, et donne le moyen de rétablir cette unité.

$6. Comment retrouver complétement le chant grégorien?

Le chant ne consiste pas seulement dans les intervalles des sons ; il lui faut un rhythme, un mouvement, une expression variée qui puisse reproduire toutes les affections de l'âme : il lui faut la vie. Le chant gregorien l'avait, tous les témoignages nous l'assurent, et ceux qui, jugeant de ces mélodies des anciens âges par le triste plainchant de notre époque, ont prétendu qu'elles avaient toujours été privées d'ornements, sont tombés dans une profonde erreur.

Mais où retrouver cette expression? Comment ranimer ces formes mortes?

La plupart des manuscrits en notes analogues aux nôtres, surtout les plus récents, ne donnent que peu ou point de lumières sur ce sujet. Les ornements du chant n'y sont pas indiqués, les signes d'exécution ont en partie disparu.

La double notation du manuscrit de Montpellier fait connaître assez clairement la marche des phrases de chant avec leurs repos cadencès. Elle indique même par des signes particuliers, quelquesunes des nuances d'exécution, entre autres, les ports de voix, les cadences, et ce que les anciens appelaient nota liquescentes.

Les manuscrits en points sont aussi complets. On peut dire que tout s'y trouve. Les neumes y sont traduits avec une grande exactitude, et divers signes particuliers indiquent la manière d'exécuter. On a publié de savants articles sur ces manuscrits; les avait-on lus ailleurs que dans les catalogues? Il est permis d'en douter. Pour nous, nous osons affirmer qu'étudiés à fond, ils suffisent presque pour la complète restauration des mélodies grégoriennes, et jettent le plus grand jour sur la difficile question de leur exécution.

Nous nous sommes servis surtout des Mss. 1152 et 1137 de la bibliothèque Impériale. Le magnifique Antiphonaire d'Alby (n° 776) nous a aussi été très utile. Les repos qui coupent les phrases de

chant y sont parfaitement indiqués. Pour les intervalles, il s'éloigne quelquefois des autres manuscrits, tout en conservant exactement les formules mélodiques.

Cependant, dans certains cas, l'interprétation de ces manuscrits est difficile, et laisse subsister des doutes, que la comparaison avec les neumes peut seule dissiper, au moins en partie.

Disons d'abord deux mots de cette notation.

La notation en neumes est écrite au-dessus du texte, sans lignes et sans clefs. Elle repose sur deux signes fondamentaux : le punctum et la virgula ou virga. Ces signes employés pour représenter les notes détachées conservent leur forme de point et de virgule; mais ils sont réunis ou ligaturés de différentes manières lorsque plusieurs notes sont groupées sur une même syllabe. Ces combinaisons diverses forment les autres signes connus sous les noms de podatus, clivis, scandicus, porrectus, torculus, pressus, quilisma, etc.

En comparant les manuscrits neumatiques à ceux du 11 siècle notés en points superposés, et dont l'interprétation est facile, on

reconnaît:

1° Que la virgula indique toujours une note aiguë relativement au punctum, c'est-à-dire que, si un punctum est suivi d'une virgula, cette virgula marque une note plus élevée que la note représentée par le punctum.

2o On arrive facilement à savoir de combien de notes est composé chaque signe, si ces notes sont ascendantes ou descendantes, etc.

5o Enfin, on y trouve indiquées quelques-unes des nuances d'exécution, telles que les tenues, les cadences, les notes coulées, les ports de voix, etc. '.

4 Nous disons quelques unes, celles seulement qui portent sur la note ellemême, ou sur le groupe de notes représenté par le signe neumatique :

<< Quomodo autem liquescunt voces, et an adhærenter, vel discretè sonent, quæve sint morosæ et tremulæ et subitaneæ, vel quomodo cantinela distinctionibus dividatur... facili colloquio in ipsa neumarum figura monstratur.» (Guidonis Regulæ mus, de Ignoto Cantu.)

Il y avait d'autres nuances portant sur des phrases de chant ou sur des mem bres de phrase (ce que nous appelons en musique forte, piano, crescendo, etc.) que l'on indiquait par les Litteræ significativæ, et il est bien à craindre que le secret de celles-ci soit à jamais perdu. Voici ce qu'er dit uu auteur du 12′′ siècle :

Solent autem nonnulli neumas illas quibusdam notis resarcire per quas cantorem videntur non docere, sed duplicato errore impedire. Nam cum in

En somme, les signes neumatiques expriment à la fois l'intervalle entre les sons, leur durée, et jusqu'à un certain point, le mode d'exécution.

En tant qu'ils indiquent l'intervalle, ils n'ont pas de valeur absolue; mais ils en ont une pour ce qui regarde la durée des sons et la manière d'exécuter. Le quilisma de trois notes précédées d'un point, par exemple, peut signifier ut, rẻ, mi, fu, ou bien ré, mi, fa, sol. Mais dans l'un et l'autre cas il devra s'exécuter suivant la règle ancienne : Prima longa, secunda brevis, tertia semi-brevis, quarta longa'.

D'où il suit que, dans chaque signe neumatique, il y a, pour ainsi dire, deux parties bien distinctes: la partie variable, et par conséquent illisible sans traduction : c'est l'intervalle; la partie fixe, et par conséquent lisible: c'est la durée et l'inflexion de la voix. — En demandant au neume cette partie fixe, à la traduction cette partie mobile, en recomposant l'ensemble, on rétablit le chant dans sa vérité et dans sa beauté.

neumis nulla sit certitudo, notæ suprascriptæ non minorem prætendunt dubitationem, præsertim cum per eas multæ dictiones diversarum significationum ineipiant, ideoque iguoretur quid significent. Sed etsi eis tribuatur aliqua certa significatio, non tamen per hoc exstirpatur omnis dubitatio, dum cantor adhuc manet incertus de modo intensionis et remissionis, siquidem e diversarum dictionum principium est, veluti cito, caute, clamose similiter 1, ut levia, leniler, lascive, lugubriter: simili modo s, quemadmodum sursum, suaviter, su bito, sustenta, similiter, etc... (Joannis Cottonis Musica, apud Gerbert., t. 11, p. 259.

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Outre les signes d'expression qui se trouvent dans la notation neumatique, les anciens avaient des règles générales pour l'exécution du chant. Jérome de Moravie, auteur du 13° siècle, nous en a conservé un certain nombre.

Nous signalerons, sur le même sujet, un document d'une très haute importance: la Calliopée légale, par le moine Hothby, découverte en Italie par MM. Danjou et Morelot, et publiée par M. de Coussemaker, Hist. de l'harmonie au moyen-âge, p. 295.

Cette règle, donnée par Jérome de Moravie pour l'exécution d'une série de quatre notes ascendantes ou descendantes, n'exprime, croyons nous, que fort incomplétement la véritable exécution du quilisma. Pour retrouver la vraie manière d'exécuter les divers signes neumatiques, peut-être serait-il bon de s'en rapporter aux Grecs, qui, dans leurs monastères, ont, beaucoup mieux que nous, conservé les anciennes traditions. Ils exécutent la série de quatre notes, par exemple sol, la, si, ut, comme un seul son, passant d'un intervalle à l'autre par une transition insensible, et de plus en plus rapide, à mesure qu'elle approche du terme.

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