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Polémique philosophique.

RÉFUTATION

DE LA NOTION DE DIEU, DONNÉE PAR MALEBRANCHE

ET QUELQUES PHILOSOPHES CATHOLIQUES DE NOTRE TEMPS.

Nous avons reçu la lettre suivante, que nous nous empressons de publier, ainsi que l'article du savant jésuite le P. Dutertre, qui y est joint. Au moment où quelques auteurs catholiques veulent remettre en honneur les livres de Malebranche proscrits par l'Eglise, on ne saurait trop faire attention à la réfutation qui en a été faite depuis longtemps.

A. B.

Reims, le 15 novembre 4853.

L'un des sophismes les plus familiers à celle philosophie rationaliste, que vous combattez avec autant de succès que de vigueur, c'est de confondre la notion abstraite de l'être en général avec l'idée positive de l'Etre souverain, historique, traditionnel, cause universelle et éternellement subsistante de tous les êtres créés. Outre l'inconvénient déjà assez grave de ne donner par là à l'existence de Dieu qu'une base métaphysique et fort incertaine, un tel système a encore celui de prêter au Panthéisme des armes victorieuses, en identifiant avec Dieu tout ce qui est, comme l'être en général s'identifie avec toutes les individualités. Aussi a-t-il été particulièrement préconisé par les panthéistes de nos jours, tels que Cousin et Lamennais.

Toutefois, ces philosophes eux-mêmes ne sont pas les seuls, ni même les premiers qui aient procédé de cette manière; mais ils ont été précédés dans la même voie par d'autres métaphysiciens d'un grand nom, et notamment par Malebranche; je ne sais si l'on ne trouverait pas aussi les principes de cette erreur, dans les sombres théorèmes de Spinosa.

Quoi qu'il en soit de cette dernière conjecture, ce sophisme qui confond l'être abstrait et métaphysique avec l'Eire éternellement subsistant, a eu pour champion, ou si vous l'aimez mieux, pour dupe, l'auteur de la Recherche de la vérité; et je vous remercie beaucoup, Monsieur, de ce qu'en m'invitant par vos curieuses citations à lire dans l'ouvrage même du P. DUTERTRE la meilleure réfutation qui ait paru jusqu'à ce jour de ce système de métaphysique, vous m'avez aidé à voir plus clairement que jamais l'absurdité dans laquelle sont tombés, à la suite du célèbre métaphysicien, un grand nombre de philosophes venus depuis.

Permettez-moi, Monsieur, de reproduire ici presque en entier, le chapitre

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intitulé Nouveau catéchisme des Malebranchistes, où le P. Dutertre relève si puissamment, et si spirituellement, tout à la fois, le paralogisme perpétuel de sou redoutable adversaire. C'est le 1" de la 2o partie de la Réfutation, tome 11, pages 12 et suivantes.

Je suis avec,

etc.

NOTE ESSENTIELLE.

L'abbé PELTIER,
Vicaire de S., à Reims.

En lisant l'article suivant, nous prions nos lecteurs de se souvenir que tous les ouvrages de Malebranche ont été mis à l'index, par décrets des 29 mai 1690, 4 mars 1709 et 15 janvier 1714, sans aucune mention de donec corrigatur.

LE NOUVEAU CATECHISME DES MALEBRANCHISTES

OU

REFUTATION DE LA NOTION DE DIEU DONNÉE PAR MALEBRANCHE ET QUELQUES PHILOSOPHES CATHOLIQUES DE NOTRE TEMPS.

« Voici donc le nouveau Catéchisme que ses disciples doivent étudier; il paraîtra sans doute un peu différent de celui que l'Eglise enseigne à ses enfants.

» 1re demande. Qu'est-ce que Dieu?

» Réponse. C'est l'être en général et indéterminé; l'être universel; l'Etre précisément 1.

» 2o demande. Mais qu'entendez-vous par cet être général et indéterminé, cet être universel?

» Réponse. J'entends cette idée vague et générale de l'être, dont notre esprit est nécessairement plein, dans le temps qu'il croit ne penser à rien 2, ou, si vous voulez, cette idée vague de la cause en général, dont la présence ineffaçable est la source de toutes les abstractions déréglées de l'esprit, et de toutes les chimères de la philosophie ordinaire 3; ou enfin, pour m'expliquer encore davantage, Dieu, ou l'être en général, est cette idée de la généralité même que notre esprit répand sur les idées confuses des choses particulières qu'il imagine, pour s'en former par ce moyen des idées générales, telles que sont, par exemple, l'idée du cercle en général, après avoir vu trois ou quatre cercles par

'Recherche de la vérité '6 édit., 1712), t. 1, l. m. 2o part., ch. 7, p. 226. ; ch. 8, p. 227. Eclaircissements, 2o part., p. 43, 46, 47.

2 lb., ch. 6, p. 218. — Ecl., 2 part., p. 55, 56, 57.

3 Ib., ch. 8, p. 227.

ticuliers; ou l'idée d'un arbre en général, après avoir vu un poirier, un pommier, un prunier 1.

» 3° Demande. N'avez-vous point tort de confondre l'Etre en général avec l'idée vague d'être, avec l'idée de la cause en général, avec l'idée de la généralité?

» Réponse. Ho! non; car l'Etre en général est à lui-même son idée Dieu et l'idée de Dieu; ce n'est ni ce ne peut être qu'une même chose. D'ailleurs, Dieu ou l'Etre est seule la vraie cause de tout ce qui se fait au monde : enfin la généralité ne peut convenir aux créatures; elle ne se trouve que dans l'Etre infini 2.

» 4o Demande. Quoi, Dieu n'est-il pas un certain Etre déterminé et singulier? Comment donc le définissez-vous un Etre vague, en général et indéterminé 3?

» Réponse. Dieu étant un Etre, ou simplement l'Etre, l'on doit bien prendre garde de dire qu'il soit un tel être, un certain être, un être en particulier; Dieu renferme dans sa substance tous les êtres particuliers, car toutes les créatures ne sont que des participations imparfaites de l'Etre divin 5: donc il n'est pas luimême un être particulier, un tel être; puisqu'un tel être, un ètre particulier ne peut renfermer tous les êtres, cela ne convient qu'à l'Etre universel ".

» 5o Demande. Comment concevez-vous que Dieu, l'Etre universel, renferme tous les êtres, et que les créatures ne sont que des participations de l'Etre divin?

Réponse. Je conçois que l'Etre universel renferme tous les êtres, de même que les sciences universelles renferment les sciences particulières, et je comprends que les créatures sont des participations imparfaites de l'Etre divin, comme les idées particulières sont des participations de l'idée générale de l'infini 7; car comme nous n'aimons une chose que par l'amour nécessaire que nous avons pour Dieu, nous ne voyons aussi une chose que par la connaissance naturelle que nous avons de Dieu; et toutes les idées particulières que nous avons des créa

· Recherche de la vérité (6o édit., 1712), t. 1, l. m. — Ecl., 2a, p. 42, 43, 44, 50, 51.

2 Ibid., t. 1, l. ш, ch. 6., p. 218, 222; l. v, ch. 5, p. 345; t. п, p. 192.- Ecl., 1o et 2 part., p. 57, 58.

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tures ne sont que des limitations de l'idée du créateur, comme tous les mouvements de la volonté pour les créatures ne sont que des déterminations du mouvement d'amour que Dieu nous donne pour lui, en tant qu'il est le bien vague, en général et indéterminé, le bien universel, aussi bien que l'Etre universel et en général '.

» 6° Demande. Si Dieu renferme dans sa substance tous les êtres particuliers, si les créatures ne sont que des participations de son être, il s'ensuit que les créatures font avec Dieu un tout, dont elles sont parties?

» Réponse. Oui, Dieu est notre tout; nous faisons avec lui un tout, si cela se peut dire ainsi, dont nous ne sommes qu'une partie infiniment petite 2. Oui, nous sommes parties de Dieu, et faisons avec lui un tout par une union bien plus étroite et bien plus essentielle que celle que nous avons avec notre corps, avec qui nous pensons faire un tout, et que nous regardons comme partie de nous-mêmes car l'union de l'âme avec son corps n'est qu'accidentelle, au lieu que l'union de notre esprit à Dieu est essentielle 3.

» 7° Demande. Dieu est donc notre tout, dans un sens bien différent de celui que les saints entendent, quand ils disent : mon Dieu et mon tout, Deus meus et omnia?

» Réponse. Sans doute, car les gens de bien peuvent connaître Dieu par la foi, sans savoir qu'il est leur tout, de la manière dont les philosophes peuvent l'entendre'. »

RÉFLEXIONS SUR CETTE DOCTRINE ET SA RÉFUTATION.

« L'on n'ose quasi dire ce que cette doctrine sur la nature de Dieu, fait naître dans l'esprit; parce qu'on est très-persuadé que le P. Malebranche n'est point dans les sentiments où elle conduit naturellement. Je croirai plutôt qu'il lui est échappé des expressions dont il ne voyait pas assez les conséquences, et des comparaisons fâcheuses qu'il n'avait pas bien pénétrées ni bien approfondies. Je m'imagine, par exemple, que quand il a dit que les créatures étaient des participations de l'Etre divin, comme les idées particulières sont des participations de l'idée générale de l'infini, il ne faisait pas réflexion que selon lui cette idée générale de l'infini c'est Dieu lui-même; et ces idées particulières ne

1 Recherc., t. 1, l. 1, ch. 1, p. 5; 1. m, 1 part., ch. 4, p. 199. - 2 Ib., 1. m, 2′′ part., ch. 6, p. 218; l. v, ch. 5, p. 344. — 3 Ib., Préface. — ' Ib., t. 1, 1. v, ch. 5, p. 347.

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sont autre chose que l'essence de Dieu, manifestée à nos esprits avec certaines mesures, et jusqu'à certains degrés.

» Peut-être aussi que sa trop grande aversion pour les Péripatéticiens, à qui il ne saurait penser sans se mettre dans la plus grosse colère, et le peu d'usage qu'il a de leur école, auront été cause qu'il confond mal à propos des notions que ces scholastiques, tout ignorants et pitoyables philosophes qu'on les croit, lui auraient appris à démêler. Par exemple, un peu plus de connaissance de la question des universaux, aurait servi à l'auteur pour l'empêcher d'adorer comme son Dieu un être purement logique, qu'on appelle ens ut sic. Ce terme abstrait, ce chétif être, le plus maigre fruit des abstractions de l'esprit, ne lui eût pas tant fait de peur, ni pas tant imprimé de respect, lorsqu'il l'a rencontré dans la région enchantée des méditatifs 1. Il ne lui eût jamais paru la plus grande beauté du monde intelligible, ni le mets le plus délicieux que puissent goûter les intelligences. C'est ici qu'on pourrait appliquer à ce philosophe ce qu'il dit quelque part avec moins de fondement des philosophes de l'école; savoir, qu'il ressemble à ces petits enfants qui ont peur et s'épouvantent à la vue d'un marmouset qu'ils ont eux-mêmes barbouillé.

>> Parlons maintenant aussi sérieusement que le demande l'importance de la matière. De deux monstres d'impiété que ces derniers temps ont eu le malheur de voir s'élever contre Dieu, Hobbes et Spinosa, chefs infâmes d'athéisme, le premier, suivant Epicure, a prétendu que tout était matière; le second, fort instruit de la philosophie cartésienne, a enseigné « que Dieu était >> l'Etre, que la pensée et l'étendue étaient ses premiers attri» buts; que les corps ou les différentes portions d'étendue, et » les esprits ou les différentes pensées, n'étaient que des modi»fications de chacun de ces attributs. >>

» Je sais qu'on aurait grand tort de confondre la doctrine du P. Malebranche avec celle de Hobbes.... Il se distingue aussi du malheureux Spinosa; car il traite d'impie et de méchant esprit cet insensé, qui se regardait comme une partie ou une modification particulière de la Divinité. De plus, Spinosa niait la création possible; au contraire, notre auteur non-seulement la tient possible, mais même il prouve sa nécessité 2.

Eclaire., 1 et 2.

2 Méditation 9, p. 195 (édit. de 1707).

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