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Une telle loi force le sanctuaire pour y dérober au profit du pouvoir séculier les clefs mystiques qui lient ou qui délient les consciences. Ou plutôt elle fait pis encore. Elle semble dire au prince temporel : « Prends les mains de ce prêtre; contrains-le à les lever et les étendre pour absoudre et pour bénir les pécheurs endurcis qu'il repoussait de l'autel, et, sous peine de lèse-majesté royale, impose-lui le crime de lèse-majesté divine !»> ALBERT DUBOYS.

Traditions indiennes.

LA LÉGENDE DES PANDAVAS.

DEUXIÈME ARTICLE 1.

Mais le fait principal de ce mariage ne fut pas tant l'action elle-même, que l'alliance qui en résulta pour les fils de Pandou avec deux rois puissants, Krishna et Droupâda. Cette alliance mit l'inquiétude dans le cœur des Kourous; ils tinrent conseil, et Dourjodhana fit tout son possible pour décider le vieux Dhritarâshtra à faire la guerre à ses neveux et à leurs alliés. Le vieillard ne put s'y résoudre; au contraire, il reconnut spontanément qu'il était juste que les fils de son frère partageassent l'empire avec ses propres fils 2. En conséquence, il leur députa l'intelligent Vidoura pour leur faire connaître ses intentions paternelles et les inviter à venir à Hâstinapoura.

Les Pandavas, toujours bons et disposés à pardonner, acceptèrent l'invitation et se rendirent dans la capitale avec leur ami Krishna. L'oncle les reçut bien et leur assigna dans la partie ouest de son empire, pour s'y établir comme chez eux, une vaste forêt sur les bords de la Jamouna. Cette forêt était consacrée à Çiva et sur son sol pur et saint, les fils de Kountî fondèrent une ville qu'ils dédièrent au roi du ciel, Indra ou Cakra. De là son nom Indraprastha ou Çakraprastha 3. Elle s'agrandit et se peupla avec autant de rapidité que de bonheur.

1 Voyez au numéro précédent, ci-dessus, p. 430.

2 Voy. Mahabh., 1, 7518 sq.

* Id., ibid., 1, 1 p., 7571 sqq.

L'excellente réputation de ses fondateurs y fit affluer des hommes de toutes les castes, des brâhmanes, des marchands, des artisans et des hommes de guerre.

La guerre, en effet, fut longtemps encore pour eux une œuvre de nécessité. Il fallait amener les peuples indigènes et à peu près sauvages qui habitaient dans les alentours à reconnaître leur souveraineté, et pour cela l'ascendant de la justice seul ne suffisait pas; il suffit ensuite pour affermir d'une manière durable ce que la force avait établi.

Les Pandavas vécurent donc heureux et respectés, et il n'y aurait pas eu de raison pour que cet état de bonheur ne se prolongeât indéfiniment, si les cinq frères ne se fussent pris de querelle au sujet de leur femme. Pour rétablir la paix, Ardjouna se condamna lui-même à prendre le chemin de l'exil pour douze ans, ainsi qu'il était convenu'. Le héros en passa une partie à demeurer solitairement dans les bois, comme brahmatchȧri, puis alla chez Krishna dans le pays des Yâdavas. La belle Soubhadrâ, sœur de ce prince, lui plut, et, ne pouvant l'obtenir autrement, il l'enleva. Mais après quelque temps, il revint avec elle auprès de son ami, en obtint le pardon et resta chez lui jusqu'à ce qu'il eût obtenu de revenir à Indraprastha.

Cependant l'aîné des fils de Pandou, désireux de donner par un grand acte, la mesure de sa puissance, résolut de célébrer le sacrifice des rois, le râdjasoûya, et d'établir par là définitivement cette suzeraineté que quelques rois lui contestaient encore et que d'autres manifestaient la velléité de secouer. Le roi de Maghada surtout lui donnait du souci. Il profita donc de la présence de Krishna qui était venu accompagner Ardjouna lors de son retour de l'exil, pour consulter ce héros accompli sur les mesures à prendre et lui demander son assistance active. Krishna n'était pas pour la guerre, mais s'apercevant que Youdhishtira renoncerait difficilement au dessein qu'il avait conçu de célébrer le sacrifice royal, et considérant que le roi en question était trop puissant pour être facilement vaincu en bataille rangée, il s'offrit d'aller à Maghada, avec Bhima et Ardjouna, pour en provoquer le souverain à un combat singulier 2.

Afin de mieux réaliser ce projet, les trois héros allèrent le

Voy. Mahabh., 1, 1re part., st. 7740 sq., 43 841.

Id., 1, 2 part., st. 768 sqq.

trouver travestis en brâhmanes, et, arrivés en sa présence, Krishna lui dit que ses deux compagnons de voyage avaient fait le vœu de ne parler au roi que la nuit et dans un endroit secret. Djarasandha (c'était le nom du roi), ne s'aperçut pas du piége qu'on lui tendait; il consentit à faire selon le vœu des soi-disant brâhmanes, et vint les trouver nuitamment dans son oratoire. Alors Krishna prit de nouveau la parole, et cette fois avec menace. Il lui reprocha l'abus qu'il faisait du pouvoir à l'égard de plusieurs rois qu'il retenait injustement en prison et qu'il voulait immoler à Civa. Le héros lui intima l'ordre d'avoir à les remettre en liberté, lui laissant cependant le choix d'en appeler de cette décision aux hasards d'un combat singulier. Le roi, outré d'entendre un tel langage dans sa propre maison, accepta avidement le défi. Mal lui en prit. Bhima fut désigné pour être son adversaire. Aussitôt ces héros magnanimes commencèrent la lutte et la continuèrent pendant treize jours; le quatorzième fut fatal au roi de Maghada. Ce jour-là, Djarasandha se sentit gagné par la fatigue, et c'était ce moment que le fils de Pandou, aux entrailles de loup, avait attendu. Plus rapide que l'éclair, il imprima, avec ses genoux, au corps de son adversaire un mouvement de rotation, et, jetant un grand cri, il lui brisa net l'épine dorsale 1, le siége de la vie.

Cet événement, le cri du vainqueur et celui de la victime, produisirent une si profonde sensation que, selon l'expression du poëte, les enfants en tressaillirent d'effroi dans le sein de leurs mères. Un résultat plus heureux fut la mise en liberté des rois prisonniers; ils devinrent autant de fidèles vassaux de Youdhishtira, et tous promirent de rehausser par leur présence le sacrifice royal. Dès lors la suzeraineté des Pandavas était universellement reconnue.

Ce triomphe était dû en grande partie à l'initiative de Krishna. Aussi, pour lui en montrer sa reconnaissance, Youdhishtira, sur le témoignage de Bhishma, l'oracle des Pandavas, qu'il n'y avait pas sur la terre un homme plus respectable que Krishna 2, lui fit-il porter par Sahadeva, lors de la célébration du sacrifice, et en présence de tous les rois assemblés, les offrandes d'honneur, le nrîyadjna, honneur d'une telle importance que plusieurs des princes présents en prirent de l'ombrage. Le roi

Voy. Mahabh., 1, 2° part., 919 sqq., 930 sqa.

a Id., ibid., 1332 sqq.

Çiçoupala, plus hardi que ses confrères, peut-être parce qu'il en était le plus puissant, exhala sa mauvaise humeur par des invectives contre Krishna, et, dans sa colère, il alla jusqu'à le déclarer indigne des honneurs royaux 1. Un tel outrage appelait un châtiment. Krishna ne le fit pas attendre; il se leva, et, lançant son disque (tchakra), il en frappa l'agresseur et l'étendit raide mort.

Cet acte d'énergie imposa à la foule des autres princes. Déjà, enhardis par la téméraire audace de Çiçoupala, ils avaient résolu de faire manquer le sacrifice royal maintenant personne n'osa plus bouger. Chacun d'eux s'acquitta docilement de l'office qui lui était assigné dans la cérémonie, et elle s'acheva heureusement sous la protection de Krishna 2, malgré l'envie secrète de la plupart des assistants. C'est ainsi que Youdhishtira devint samrat, roi suzerain.

Cependant Dourjôdhana ne pouvait prendre sur lui de voir avec satisfaction les succès de ses voisins. Bien au contraire, il se consumait d'envie et se creusait la tête pour inventer un .moyen qui pût les précipiter du faîte de la puissance. Celui qui lui souriait surtout, était de les perdre par le jeu. Le vieux roi eut la faiblesse de céder aux perfides instances de son fils et d'inviter les Pandavas à venir à Hastinapoura. Ils y vinrent, et le résultat de cette visite leur fut aussi désastreux que leurs ennemis pouvaient le désirer. Youdhishtira perdit au jeu, nonseulement ses trésors et son armée, mais encore la liberté de ses frères, la sienne propre et la possession de Draupadi, leur commune épouse. L'innocente reine fut en butte aux publics outrages d'un des frères de Dourjôdhana. Il la traita de tous les noms 3, et Dieu sait si le vocabulaire des Hindous en est riche. Tout cela se passa même en présence de Dhritarashtra, qui laissa faire et dire sans avoir l'air seulement de s'en apercevoir. Il ne sortit de son indifférence que lorsqu'apparurent quelques mauvais présages. Alors il rentra en lui-même, fit cesser le scandale, et permit à Draupadi de lui demander telle faveur qu'il lui plairait*. Elle ne se le fit pas dire deux fois, et on devine aisément ce qu'elle demanda.

Voilà donc les Pandavas remis en possession de leur liberté

1 Voy. Mahâbh., 1, 2o part., st. 1338 sqq.

2 Id., ibid., st. 1598.

3 Id., ibid., 2230 sqq.

Id., ibid., 2404 sqq.

et de leurs armes. Ils reprirent aussitôt le chemin de leur royaume. Malheureusement pour eux, l'inimitié des Kourous ne s'éteignit pas du même coup. Ces princes virent au contraire, dans le succès qu'ils venaient d'obtenir, un engagement de recommencer leurs perfidies, et on les vit, plus que jamais, s'acharner à la perte de ceux qu'ils regardaient comme leurs rivaux. Et ce qui doit étonner, c'est qu'ils eurent l'audace de mettre en jeu, une seconde fois, le moyen déjà employé, et que la fortune, au mépris du non bis in idem, les seconda encore une fois au gré de leurs désirs. En effet, tout se passa comme cela s'était déjà passé, hormis la remise de la peine. Dhritarashtra invita ses neveux à venir à Hâstinapoura; ils vinrent, jouèrent et perdirent. Alors ils durent aller en exil pour treize ans, avec cette condition d'en passer douze au fond des forêts et de vivre la treizième année en quelque autre endroit, mais sans qu'on sût où et parfaitement inconnus (adjnátah) 1. Si cette dernière condition était remplie, et les Kourous se promirent bien de rendre la chose impossible à leurs victimes, il serait permis aux Pandavas de rentrer dans leurs foyers et de reprendre le gouvernement de leur empire.

Les cinq malheureux frères reprirent donc le costume des pénitents, et, s'éloignant d'Hâstinapoura, ils marchèrent, sous la conduite de leur pourôhita ou brâhmane domestique, pendant trois jours et trois nuits. Ainsi, ils arrivèrent dans une vaste forêt, chère aux anachorètes, qui s'étendait vers la Sarasvati, là où ses eaux vont se perdre dans les sables du désert 2. Cette contrée, malgré sa sainteté, était infestée d'un être terrible aux ascèles et aux bergers. Bhima commença par en délivrer le pays, et cette action héroïque attira auprès des Pandavas une multitude de saints pénitents. Assurés désormais de pouvoir suivre en paix leurs austères exercices, ils n'eurent pas davantage à s'occuper des moyens de satisfaire aux besoins de leur vie; l'arc de leurs protecteurs y pourvut, car la forêt était riche en gibier 3.

Toutes ces bonnes œuvres ne les exemptèrent cependant pas de tribulations sans nombre. Ils avaient connu les grandeurs, ils durent éprouver la misère. La chasse ne suffit pas longtemps

Voy. Mahabh., 1, 2o part., st. 2469 sqq.

2 Id., 1, 3° p., 242, 387.

'Id., ibid., 1454 sqq.

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