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Et cette immense bonté, glissant avec le rayon, frissonnant avec la brise dans les blés et les violettes, fait un contraste saisissant avec la souffrance résignée du pauvre hère, qui courbe son front sur le sillon et qui ne le relève que pour demander au ciel un jour serein ou une pluie fécondante. Et ce spectacle ne nous émeut tant que parce que le peintre a copié religieusement ce qu'il voyait, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher; parce qu'il s'est comme retiré, comme effacé de son œuvre, pour laisser la nature parler toute seule son langage mélodieux et doux.

D'ailleurs, rien dans l'existence du paysan ne lui demeura étranger; il sut tout traduire et donner aux actes les plus simples une grandeur de caractère incomparable. Cette vision de Millet élevée et transfigurée par l'art se révèle dans ces belles paroles qu'il dit à un ami dans les champs, à la tombée de la nuit: "Voyez ces choses qui remuent là-bas, dans une ombre; elles rampent ou marchent, mais elles existent: ce sont les génies de la plaine. Ce ne sont pourtant que de pauvres gens. C'est une femme toute courbée, sans doute, qui rapporte sa charge d'herbe; c'est une autre qui se traîne épuisée sous un fagot de bois. De loin, elles sont superbes, elles balancent leurs épaules sous la fatigue, le crépuscule en dévore les formes; c'est beau, c'est grand comme un mystère!" Tout Millet est là.

Aussi quand il apprit que le jury du Salon avait refusé sa "Mort et le Bûcheron," il eut ce cri de révolte: "Ils voudraient me réduire à leur art de boudoir. Non, je suis né paysan, paysan je mourrai. Je dirai ce que je sens et je peindrai ce que je vois."

Cependant au Salon de 1857, les "Glaneuses " obtinrent un très vif succès. Le sujet était touchant. Trois femmes courbées vers le sol, ramassent péniblement un à un les épis oubliés par les moissonneurs. Leur attitude, leurs vêtements, leurs visages disent la misère, la faim, le tra

vail patient et la résignation sans pensée. Au mouvement de leur corps on sent qu'elles sont harassées, et pourtant qu'elles se hâtent pour apporter au foyer qui a besoin d'elles la maigre récolte du soir. C'est la vie prise sur le fait, mais ce n'est pas du réalisme; car au-dessous il y a une âme. Et cette scène, d'aspect si humble, si mélancolique, quand on la regarde avec le regard intérieur de la pensée, respire une poésie intense, une personnalité et un style qui semblent s'oublier pour verser sur nous toute la paix du soir qui descend sur la plaine, comme une bénédiction.

Millet peignit toujours le paysan avec une respectueuse gravité; il donna à sa laideur un caractère de tristesse émouvante et de solennité presque religieuse. “Avec ses tons de briques et de terre cuite, dit V. Fournel, son âpre et rustique vigueur, son harmonie sobre et sombre, cette concision presque sculpturale qui élimine tout détail superflu pour résumer les personnages et la composition en quelques lignes essentielles, l'exécution s'assortit au sujet et aux intentions de l'auteur. Sans doute elle est souvent incomplète, trop abrégée et trop approximative; elle a des gaucheries, des inégalités, des lourdeurs, et surtout une monotonie qu'on ne saurait nier... Il pousse l'austé rité jusqu'à la sécheresse et ne recule jamais devant son parti pris." Mais, malgré toutes ces réserves, il faut le placer au premier rang parmi les peintres qui se sont faits les interprètes de la poésie des champs.

On s'est scandalisé des prix vraiment exorbitants qu'ont atteints ses tableaux. "L'Angélus" vendu par l'auteur 2000 francs, fut payé aux enchères 50,000; un autre de ses tableaux s'éleva à la somme respectable de 38,000 francs. Pauvre il avait vécu, pauvre il mourut; il s'éteignit, à l'âge de soixante ans, dans sa chaumière de Barbizon, au moment où l'Etat désireux de réparer ses torts envers le grand artiste, lui faisait la commande d'une

série de tableaux historiques pour le Panthéon. Ce fut sa dernière joie, peut-être bien sa première grande joie. Il était donc juste que ce travailleur qui fut si mal payé en richesse, fût au moins payé en honneurs et en gloire. C'est la rançon que doit l'humanité à ceux qui l'ont honorée par leurs œuvres et leur vie.

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UNE CHRONIQUE

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E sympathique et dévoué directeur de la REVUE CANADIENNE, pour faire diversion sans doute à mes Spéculations scientifiques qu'il vient de publier, me demande si je ne pourrais pas maintenant lui écrire une chronique. Il sait bien qu'une publication de l'importance de celle qu'il contrôle doit contenir, pour plaire aux lecteurs, une variété de matières, et en ceci j'avoue qu'il

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a parfaitement raison. Mais je reconnais également sans peine, cher maître, que le désir que vous m'exprimez me suppose, dans la circonstance, des talents divers comme s'il était prouvé tout d'abord que le ciel m'eût favorisé de tels dons. En m'interrogeant là-dessus, je sens... que c'est bien aimable à vous d'avoir une aussi bonne opinion de vos collaborateurs. Savez-vous que vous me demandez là une chose dont je me juge peu capable, que je dirais même impossible, si je n'étais déjà prévenu contre ce mot que l'on a déclaré n'être pas français, genre de travail, du moins, étranger à mes habitudes. -"Essayez et vous réussirez; dites-nous quelque chose", me répondez-vous. C'est parler comme Charles IX, de Suède, lequel, posant la main sur la tête de son fils qui se trouvait en présence d'une tâche difficile, s'écriait: "Il la fera, il la fera," tellement il croyait en la puissance de la volonté. Mais on a beau se lever au point du jour comme les campagnards industrieux et les grands hommes d'Etat, mettre la main à la plume avec la meil

leure volonté du monde, on ne s'improvise pas chroniqueur avec la même spontanéité... voyons un peu... qu'un nou. veau député, par exemple, qui, dans notre heureux pays, par une faveur singulière et sans préparation préalable, devient apte, du moment qu'il est élu, à parler sciemment sur tous les sujets, commerce, finances, agriculture, industrie, chemins de fer. J'ai même entendu raconter qu'un ancien mandataire du peuple, un grincheux, à coup sûr, n'avait jamais voulu lire aucun traité d'économie politique, sous le prétexte que c'était vraiment y perdre son temps, l'économie n'ayant jamais été la vertu dominante des politiciens au pouvoir. On voit tout de suite qu'il ne s'agit pas ici d'un contemporain, car à la manière dont la chose publique est administrée aujourd'hui, il aurait constaté une fois de plus la vérité du vieux dicton: "Autres temps, autre mœurs."

Mais, volti subito, et ne parlons que littérature, agrémentée d'un peu d'histoire.

A-t-on jamais réfléchi aux nombreuses difficultés auxquelles se heurte, chez nous, celui que l'attrait des lettres sollicite? S'est-on jamais demandé quels obstacles doivent surmonter ceux d'entre nous qui veulent donner une réalité saisissable à leurs aspirations scientifiques ou littéraires? Si nous n'avons pas encore produit des œuvres d'une technique et d'une originalité tout à fait supérieures, ne faut-il pas plutôt s'en prendre à la position désavantageuse que les circonstances nous ont faite qu'au manque d'aptitudes? Sans attacher la même importance que Taine attribue à sa célèbre théorie de l'influence du milieu sur le développement intellectuel et artistique d'un peuple, il faut convenir, cependant, que nous n'avons eu, jusqu'ici, ni le temps ni les moyens d'acquérir cette haute culture littéraire, fruit d'une longue élaboration historique et sociale, que possèdent les vieilles nations européennes.

Que d'éléments nous font ici défaut qui, en France, par

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