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exemple, où l'art est porté à une telle perfection, concourent à l'éclosion des talents!

Le Français, enfant, est tout de suite l'objet d'une forte éducation; il n'entend, au foyer domestique, plus tard aux écoles, jeune homme aux universités, qu'une seule langue, toujours correctement parlée, souvent même avec élégance. Son oreille, à toutes ces étapes de la vie, est naturellement formée à l'harmonie du rythme. Tout ce que l'esprit humain a pu produire en fait de beaux-arts: peinture, sculpture, architecture, etc., acquis d'une civilisation ininterrompue de dix siècles, est là, sous ses yeux, et ne contribue pas peu à affiner chez lui de bonne heure le sens esthétique. Enseignement spécial, cours publics, rien ne lui manque pour devenir un homme supérieur dans toute carrière qu'il voudra poursuivre. Les ouvrages des grands maîtres en littérature sont à sa disposition. La critique se tient au courant du mouvement littéraire, théâtral, musical, scientifique. Un livre nouveau paraît-il, la presse le signale à l'attention publique. Non seulement on accuse réception à l'auteur de l'envoi d'un exemplaire, comme la chose se fait, du reste, au Canada quelquefois; mais, de plus, on prend connaissance du volume, on l'examine, on regarde ce qu'il y a dedans, on en parle. Si un artiste fait une toile qu'il destine aux âges futurs, on la verra au salon, où elle sera appréciée suivant son mérite. Aux jugements de la critique s'ajoutent les commentaires de tout un public éclairé, enthousiaste et extrêmement curieux des choses de l'esprit. L'art, la science, sous leurs diverses manifestations, deviennent les sujets ordinaires de la conversation, d'où un progrès, un mouvement d'idées, une ambiance intellectuelle, que notre état social ne nous a pas encore permis de créer, j'entends pour ce qui est du domaine de la littérature, des hauts problèmes scientifiques et des œuvres artistiques; car dans les choses qui regardent la pratique de la vie, la jouissance de la liberté JANVIER.-1904.

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et surtout, ah! oui! surtout la façon de se gouverner, nous sommes bien supérieurs à nos cousins d'outre-mer. Eh bien! malgré ce milieu éminemment favorable que nous venons de voir, demandez au véritable écrivain français s'il est arrivé du premier coup à posséder seulement le métier du style. Sa réponse vous dira que l'ancien précepte, trop connu pour être cité ici, est toujours d'actualité.

L'adage a beau dire: "On naît poète;" cela n'est vrai qu'à demi. Sans doute, on naît poète, artiste; mais on ne peut exceller si l'étoile fait défaut, c'est-à-dire si les circonstances ne s'y prêtent.

Rappelons-nous en effet, ce que nous étions au commencement du siècle dernier: une poignée de pauvres colons, seuls à lutter contre l'influence d'une race hostile, déjà comparativement riche et la plus envahissante qui soit au monde. Pour nous, tout était à fonder, à créer, politiquement, commercialement, et cela sans autres ressources pour ainsi dire que notre courage et notre énergie. Prendre de profondes racines sur le sol dont on nous disputait la possession, si nous voulions conserver notre place au soleil, voilà ce qu'il nous importait tout d'abord. En vérité, à ce moment, notre existence comme entité nationale semblait une cause perdue. Nous étions religieux, heureusement, et quand une force morale a la foi pour base, elle est invincible, elle fait des miracles; elle sauve les nations comme les individus. Elle nous inspira la sagesse et l'éner gie nécesaires pour triompher de ces temps difficiles. De plus (M. l'abbé Tanguay nous l'a prouvé), nous étions tous bien nés; or on sait que pour de tels gens

"La valeur n'attend pas le nombre des années."

Secondés par un clergé patriote, nous avons réussi à nous refaire comme nation, obtenant en même temps la plus grande somme de libertés politiques qu'il est possible à un peuple de souhaiter.

Il y a à peine cinquante ans, la place que nous occupions dans le monde commercial et industriel n'était pas encore brillante, et pour cause. Ici, dans la capitale provinciale, les industries de quelque importance, tout le commerce de gros, étaient entre les mains des Anglais; aujourd'hui, ah! c'est bien différent. A Montréal, nous luttons, lutte d'ailleurs toute pacifique et de louable émulation, à égales chances de succès, dans le vaste champ de l'activité humaine, avec nos concitoyens de différente origine. Nour arrivons même parfois bons premiers dans cette poursuite du progrès matériel! Que dis-je, n'est-ce pas un des nôtres, pour me servir d'une expression fort en usage chez nos voisins lorsqu'ils veulent désigner ces hommes qui, chez eux, ont atteint un degré de puissance industrielle à rendre presque vaine toute tentative de concurrence, n'est-ce pas un des nôtres qui toute proportion gardée, est aujourd'hui le roi de la finace dans la grande métropole commerciale? Soyons fiers de la position qu'il occupe, de l'influence qu'il exerce et du prestige qu'il ajoute au nom national. Que notre pensée vis-à-vis ceux d'entre nous qui parviennent au premier rang soit toujours exempte de ce sentiment de rivalité jalouse et chagrine qu'on nous a quelquefois reproché, mais qui est tout simplement indigne d'un galant homme. D'ailleurs, comme le fait remarquer si justement le président actuel des Etats-Unis, M. Roosevelt, en parlant de la question du travail et du capital dans un livre qu'il vient de publier, "la meilleure manière de détruire chez la classe pauvre toute chance de prospérité, c'est de paralyser l'énergie et d'empêcher le bien-être des gens parvenus au succès (1)."

(1) American Ideals and other Essays social and political, by Theodore Roosevelt, New-York, 1903.

M. Roosevelt est un lettré en même temps qu'un homme d'Etat. En 1901, il publiait: La Vie intense, qui eut un grand retentissement. Dans American Ideals (l’Idéal américain), l'auteur, avec l'autorité que lui donnent sa compé

Nos centres de population, et, partant, d'influence, ne font que s'accroître. La colonisation! voilà où ont tendu nos efforts depuis un siècle, et c'est encore l'œuvre nationale par excellence. "C'est uniquement par l'expan sion de notre race que nous arriverons à poser sur le sol de l'Amérique un pied ferme, et à l'y maintenir en dépit de tous les assauts. Il faut que le petit peuple francocanadien s'accroisse et se fortifie sur son propre sol s'il veut faire une concurrence au moins égale, sinon victorieuse, aux races scandinave, teutonne et anglo-saxonne qui débordent à flots pressés sur le continent américain." (Buies).

C'est ce que, par notre énergie et nos habitudes d'ordre et de travail, vivifiés par un ardent patriotisme, nous nous sommes efforcés de faire depuis un siècle, "et les fils des soixante mille Français arrachés violemment à la France, il y a cent vingt-cinq ans, sont aujourd'hui deux millions de patriotes parlant le français, s'appelant des Français, et imposant le caractère distinctif de leur race depuis Boston jusqu'à San-Francisco, depuis le golfe du Mexique, je dirai presque jusqu'au pôle Nord (1)."

tence personnelle et son titre de conducteur d'un grand peuple, traite des conditions de la vie politique, sociale et économique de ses concitoyens. C'est un maître livre, dont les idées saines, les conseils aussi justes que pratiques, forment la matière de chaque page. Il dit exactement et supérieurement tout ce qu'il veut dire, avec une sincérité qui fait impression, une conviction que l'on sent être celle d'un honnête homme. Cet ouvrage sera bientôt traduit en français, et mes compatriotes trouveront grand profit à le lire.

Dans la Vie intense, il avait déjà dit: "Un homme est sans valeur s'il n'a pas en lui une haute dévotion à un idéal," pensée qui pourrait être complétéo par ces belles paroles de Pasteur: “La grandeur des actions humaines se mesure à l'inspiration qui les fait naître. Heureux celui qui porte en soi un Dieu, un idéal de beauté, et qui lui obéit: idéal de l'art, idéal de la science, idéal de la patrie, idéal des vertus de l'Evangile. Ce sont là les sources vives des grandes pensées et des grandes actions. Toutes s'éclairent à l'infini."

(1) M. Louis Fréchette prononçait ces paroles le 24 juin 1884, à l'occasion des noces d'or de la Société Saint-Jean-Baptiste. A cette époque, le capitaine Bernier existait, cela est certain; mais il n'avait pas encore manifesté son intention de découvrir le pôle Nord, ce qu'il fera, tenez-vous-le pour dit. Je le connais. Alors le mot "presque" dans "jusqu'au pôle Nord," n'aura plus sa

raison d'être.

Ce résultat étonne les étrangers qui nous visitent et qui savent quelque chose de notre histoire. Mais que d'efforts pour en arriver là.

Et l'on conçoit facilement que, durant cette lutte séculaire pour l'existence, nous n'ayons eu guère de loisirs à donner aux sciences et à la littérature. Toutefois, quand on songe à la position où nous nous trouvions au commencement du siècle, pendant plus de cinquante ans sans communication aucune avec l'ancienne patrie, entourés d'étrangers, obligés, pour mieux sauvegarder nos intérêts, de devenir un peuple bilingue; lorsque, d'autre part, on réfléchit à ce concours d'heureuses circonstances indispensables à toute formation littéraire sérieuse, et à la production d'œuvres, dans la plus harmonieuse, la plus riche de toutes les langues modernes, il est vrai, mais dont la maîtrise est à décourager le plus persévérant de ses courtisans; quand, avec cela, on sait qu'il faut toujours beaucoup de temps pour apprendre quelque chose et produire peu, et que, d'ailleurs, tout le monde ne peut pas aller à Corinthe, il ne nous appartient pas de nous louanger, sans doute, mais on ne peut s'empêcher d'éprouver un sentiment de légitime fierté en présence de ce groupe d'écrivains, d'artistes, et d'hommes éminents dans le monde politique et dans le monde commercial que nous comptons déjà, et qui, certes, ne figureraient pas au dernier plan parmi les célébrités dont peuvent se réclamer les peuples de date historique même plus ancienne que la nôtre. Je n'en veux pour preuve que le livre Propos d'art, que vient de publier M. Henri d'Arles, livre consacré à notre compatriote, M. Charles Huot, artiste aussi modeste que distingué.

A aucune époque de notre vie nationale nos esprits ne sont restés en jachère. Les séminaires de Québec et de Montréal ont toujours été des foyers d'éducation d'où sont sortis nombre de gens instruits; mais c'était une classe d'élite, qui ne se désintéressait pas absolument des choses

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