Page images
PDF
EPUB

intellectuelles, mais dont la carrière était forcément absorbée par les nécessités matérielles du moment. Ce n'est que vers 1840 que l'instruction publique put commencer à se répandre et qu'elle prit, quelques années plus tard, par la création des écoles normales, un développement qui n'a fait que s'accroître.

Mais ce sont là des faits récents, de même que tout notre passé, qui ne va guère au delà de deux cent cinquante ans. Notre histoire est un peu plus mouvementée que celle des Etats-Unis et contient des épisodes d'un poignant intérêt; mais ces souvenirs sont encore tout frais dans la mémoire, et n'ont pas encore cette perspective du lointain qui forme un horizon à l'idéal, un aliment à l'imagination. Homère est plus majestueux que Virgile de mille ans. On ne trouve plus d'épées comme la Durendal de Roland parmi les terribles engins de guerre de nos jours.

Hawthorne lui-même confesse dans un de ses romans combien cette pauvreté de souvenirs est un obstacle à l'épanouissement d'une littérature vraiment originale. "Nul auteur, dit-il, à moins qu'il n'en ait fait l'expérience, ne peut avoir une idée de la difficulté d'écrire un roman sur un pays où il n'y a ni ombres, ni antiquités, ni mystères, ni pittoresque, ni horreurs, ni rien autre chose qu'une prospérité vulgaire étalée au grand jour, comme c'est heureusement le cas de ma chère patrie. Le roman et la poésie, comme le lierre, les lichens, les giroflées jaunes, ne poussent que sur des ruines."

Il est bien certain que tout ce que la main de l'homme a édifié sur le sol de la grande République, quelque gigantesque et extraordinaire que cela puisse être, frappe moins l'imagination, rappelle moins de réminiscences qu'un mur renversé, qu'un débris de colonne, qu'un simple donjon d'un château féodal, que la plus humble cellule d'un monastère en ruine, choses propres aux vieux pays et qui ne parlent que d'oubli, de tristesse et de mort.

Néanmoins, nous avons déjà puisé largement dans ce cadre restreint de notre histoire. Notre Walter Scott canadien, Joseph Marmette, a su tirer des circonstances les plus dramatiques de notre vie nationale quatre ou cinq romans qui peuvent être placés sur le même rayon, tout près de ceux du célèbre barde écossais. Nous avons la Légende d'un peuple, composition d'un grand souffle poétique, et qui suffirait pour la réputation d'un auteur. Qui n'a pas lu les Anciens Canadiens sans sentir son imagination s'attendrir au tableau si fidèle que ces pages retracent des mœurs d'autrefois? Voilà un livre qui a mérité d'être traduit dans plus d'une langue étrangère, et que l'on trouvera toujours dans la bibliothèque de tout Canadien que le souvenir des ancêtres ne laisse pas indifférent. Il y a aussi les Mémoires, d'un intérêt presque égal, du même auteur, M. Philippe-Aubert de Gaspé, dont le nom seul évoque toute une époque de vaillance et de loyauté.

Québec et ses environs si pittoresques ont encore noblement inspiré un écrivain aussi élégant que fin critique, M. Ernest Gagnon (1). Le docteur Dionne a son Jacques Cartier, son Champlain, sa Nouvelle-France; il peut marcher la tête haute. Mon ami Ernest Myrand a déjà à son crédit, à lui tout seul, l'ambitieux, cinq volumes d'une lecture attachante sur Québec d'avant 1760; un bon vent soufflera dans ses voiles quelque beau matin.

Quant aux difficultés immédiates et d'ordre matériel auxquelles est exposé, chez nous, celui qui, entraîné par une vocation irrésistible, se livre aux lettres, elles naissent sous chaque pas qu'il veut faire, et proviennent surtout de la nécessité de mener de front l'étude, la méditation et la conquête du pain quotidien. En effet, ce qui lui manque presque toujours c'est l'indépendance de la fortune, ou, du moins, l'aisance, qui assure les facilités de la vie, qui,

(1) Le Fort et le Château Saint Louis, 1895.

comme le dit si bien Maxime du Camp, permet le choix du travail, qui donne les allures de l'indépendance et enlève au lendemain toute préoccupation. Si l'on croit avoir quelque chose à dire qui mérite d'être dit, il faut prendre sur les heures de loisir pour alléger le trop-plein de son esprit.

Vous êtes à votre rond-de-cuir, occupé à remplir en toute conscience vos devoirs officiels; tout à coup, sans que vous y pensiez, le mot, la rime, la phrase, la solution à telle difficulté vainement cherchée depuis la veille, se présente d'elle-même, tout naturellement, à votre esprit. Vite, vous vous apprêtez à noter, la minute est d'or, quand, au même instant, la cloche de votre chef de bureau vous appelle. C'est partie remise; les oiseaux sont envolés; mais vous vous proposez bien de vous reprendre le soir venu.

L'heure attendue est arrivée. Les enfants reposent. Au dernier "bon soir" de la mère, vous vous retirez dans votre cabinet de travail. Vous avez un ouvrage sur le métier. Vous vous recueillez pour retrouver le fil des pensées que vous êtes en train de développer, et qui doivent rendre votre mémoire immortelle. Vous commencez à soupçonner l'approche timide de la muse; puis, sous le souffle de l'inspiration, vous saisissez la plume, quand... la porte s'ouvre discrètement: c'est la femme qui revient pour vous rappeler que le terme du loyer échoit le lendemain. Une demi-heure plus tard, c'est bébé qui, de la pièce voisine, se réveille, sous l'effet d'un mauvais rêve, en jetant les hauts cris. Enfin, le calme se refait, mais il faut bientôt songer à se coucher.

C'est dans des circonstances à peu près semblables que notre grand Garneau a pu mener à bonne fin l'œuvre de notre histoire nationale, monument qui fait autant d'honneur à son nom qu'à nous-mêmes. Lui, père d'une nombreuse famille, il a eu le courage de dérober au sommeil, chaque soir, pendant des années, plusieurs heures qui lui

auraient été pourtant si nécessaires pour réparer ses forces épuisées après une journée d'un travail pénible consacrée aux affaires municipales.

Connaît-on aujourd'hui ce genre d'occupation? Auraiton, par hasard, l'esprit moins intelligent que celui de nos pères, et le cœur moins ferme? Oublie-t-on que seuls le sacrifice et l'abnégation ennoblissent la vie et la rendent féconde? La jeunesse de notre époque, si elle écrit jamais des mémoires, n'aura-t-elle pas à ajouter, sur notre bien le plus précieux, un long chapitre intitulé: "Temps perdu ", accompagné de regrets, si l'on veut, mais de regrets inutiles?

Enfin, voilà votre ambition satisfaite: votre livre a paru. Les journaux n'en ont pas encore parlé, il est vrai, mais vous vous apercevez bientôt, à la mine des gens, qu'il y a quelque chose dans l'air; n'en doutez point, le fruit de vos veilles fait son chemin et vous pesez déjà d'un grand poids sur l'opinion publique. Mais, voici que, en même temps que la gloire, vous arrive le compte de votre imprimeur, car nos libraires ici, au pays, généralement, ont assez à faire sans se charger d'éditer et de disposer à leurs frais des livres que vous voulez bien livrer à la publicité, malgré l'honnête surplus que vous seriez prêt à leur abandonner sur le produit que doit réaliser la vente de vos volumes; tout au plus consenteront-ils à le vendre à commission. Si vos moyens vous permettent de solder, au comptant, la note de votre imprimeur, vous pouvez attendre tranquillement que l'édition de votre ouvrage soit écoulée pour vous indemniser de vos frais et de vos peines, sinon il faudra vous occuper à placer vous-même votre livre. S'il est de nature à intéresser la jeunesse, vous avez grande chance que le gouvernement en achète un certain nombre d'exemplaires pour être distribués en prix dans les écoles. Tant que vous n'avez affaire qu'aux bureaux publics et à une certaine classe de lecteurs sérieux, la vente va comme un

air de musique. Pourtant, cela ne rapporte pas suffisamment pour vous acquitter envers votre imprimeur: force vous est donc de vous adresser à tous les particuliers possibles et impossibles pour toucher enfin la somme nécessaire pour solder vos frais d'impression, ce qui vous met au moins l'esprit en repos et libre de songer au prochain ouvrage que vous vous proposez de publier.

Combien est enviable, comparée à la nôtre, la position de nos confrères en littérature de France et de pays de langue anglaise. La plupart d'entre eux, du moins les écrivains dont la réputation est déjà faite ou dont le nom commence à être connu, peuvent se donner à la littérature sans être continuellement distraits par des préoccupations étrangères. Ils travaillent à leurs heures, aussi longtemps que cela leur plaît, et s'en remettent, pour le reste, aux éditeurs de leurs ouvrages. Ils peuvent même, s'ils veulent perfectionner leur art, suivant le conseil de Taine, s'arracher trois ou quatre mois, tous les ans, à leurs occupations ordinaires, voyager, et se rafraîchir l'esprit par de nouvelles impressions.

On dit quelquefois: "Notre population n'encourage point les écrivains; elle ne lit pas ou lit trop peu." Ce reproche m'a toujours paru injuste, ou du moins exagéré. Considérez la France, par exemple, et le Canada français. L'échelle de la population des deux pays est de un à trente-six, au plus bas. La France compte dix à quinze villes comme Québec et Montréal; puis il y a Paris qui, à lui seul, dévore un nombre incalculable de volumes. Le marché pour l'écoulement des œuvres littéraires ou scientifiques chez les deux peuples n'est donc pas à comparer; et on s'explique pourquoi les ouvrages de maint auteur, dans l'ancienne patrie, atteignent leur centième édition en moins de temps qu'il en faut, chez nous, pour en disposer d'une seule. Et la comparaison devient tout à fait hors de proportion si nous l'envisageons au point de vue de l'encoura

« PreviousContinue »