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dans la Providence, et que, plein d'assurance en l'immortalité, il vit sans trouble approcher la dernière heure. Il eut cependant, avant de quitter ce monde, une très pénible déception. N'ayant pas d'enfant, il avait adopté un jeune homme auquel il voulait léguer l'histoire, écrite par lui-même, de sa longue et étrange carrière, avec l'autorisation de la publier après sa mort. Mais ce jeune homme l'offensa de la manière la plus sensible, et le vieillard résolut de le déshériter en détruisant son manuscrit. L'ouvrage était si volumineux qu'il lui fallut une semaine entière pour le brûler. Pendant sept jours et sept nuits, la lumière qu'il employa à cette œuvre d'immolation ne s'éteignit pas; il présenta lui-même, l'un après l'autre, tous les feuillets à la flamme, qui les dévora. Quelques heures après avoir achevé ce sacrifice, il s'éteignit aussi. Il avait quatre-vingt-deux ans.

On trouva dans ses papiers une épitaphe en latin qu'il avait composée pour lui-même; on peut la traduire ainsi :

Ci-gît un homme qui ne fut pas sans instruction,

Non plus que sans esprit et sans amabilité;

Qui ne manqua pas de piété envers Dieu,
Dont il reconnut toujours la providence;
Qui certes commit bien des péchés,
Mais ne laissa pas d'espérer le salut

De l'infinie clémence du Seigneur.

Cette épitaphe était accompagnée de la note suivante: "Mais aura-t-on le désir ou plutôt les moyens de mettre une plaque de marbre sur ma tombe? J'en doute."

Les lecteurs de la REVUE CANADIENNE aimeront sans doute à connaître ce fameux Docteur Syntaxe qui fit tant de bruit lorsqu'il parut, nous allons donc leur en donner une courte analyse en y joignant plusieurs des dessins de Rawlandson, qui furent pour moitié, si ce n'est davantage, dans le succès du poème.

Au commencement du premier chant, l'auteur nous présente le docteur Syntaxe assis sur son fauteuil et

plongé dans une profonde mé ditation. Sa classe est finie; sa femme est allée chez un voisin pour apprendre les cancans de la ville; le docteur a le loisir de se reposer et de réfléchir un moment. A quoi songe-t-il? A lui-même, à sa destinée: c'est une pauvre vie que la sienne. Maintenant il n'a plus aucune chance d'avancement. Il lui faudra végéter jusqu'à la fin de ses jours dans une petite cure. Son temps se passe à parcourir sa paroisse, à prêcher, à gronder, à à menacer les pécheurs, à attraper, - trop rarement, un dîner au passage, à enterrer les uns, à baptiser les autres, à marier les étourdis qui, dupés par leurs cœurs, changent leur vie tranquille contre les embarras du ménage. Et tout cela pour trente livres par an! Trente livres! quand les impôts aug. mentent; quand le boeuf, le mouton, le grain, la bière, deviennent tous les jours plus, chers; quand les élèves, dont l'appétit a toujours été proverbial, travaillent de moins en moins et mangent de plus en plus! Le bouleau lui-même, oui, le bouleau, qui fait toute l'autorité, tout le prestige du professeur, augmente de prix, de sorte que, par économie, il faut souvent épargner l'enfant pour épargner la verge. Si les choses continuent ainsi, il sera réduit à fermer boutique. Que faire pour améliorer sa situation? que faire?

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Le docteur Syntaxe se livre à ses réflexions.

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Tandis que le docteur Syntaxe se livrait à ces tristes réflexions, une idée lumineuse se fit jour dans son esprit. Il se leva de son siège et se mit à arpenter la chambre à grands pas. Il poursuivait ainsi sa radieuse vision, quand il fut dérangé par une de ces visites qui tous les jours troublent le repos de plus d'un brave homme, la visite de sa femme.

La bonne Mme Syntaxe avait peut-être dépassé de dix ans les jours de sa grâce et de sa bonne humeur; mais elle n'avait rien perdu de son goût pour la domination. Cette qualité n'avait fait, au contraire, que s'accroître en elle. Son mari s'en était bien aperçu, et quand le verbe de la dame s'élevait outre mesure, il ne trouvait plus à répondre que oui et non. Si elle avait quelque sujet de colère, on la voyait houspiller vertement les élèves et même le maître. Pour se venger de la plus petite injure, elle mettait en jeu et la langue et les bras, et, s'il faut en croire les gens du pays, les ongles eux-mêmes étaient de la partie; elle était grosse, grasse, toute ronde: il était impossible de la voir sans penser à un poudding posé sur deux jambes. Il n'entrait pas dans ses habitudes de laisser longtemps son intérieur tranquille. Elle était de ces femmes bruyantes qui passent leur temps à tout bousculer dans une maison, et qui remplacent leurs charmes disparus par des discours véhéments sur les devoirs de leurs maris.

Quand Mme Syntaxe vit le docteur se promener dans la chambre d'un air inspiré en levant les bras, au lieu d'être paisiblement assis, comme tous les soirs dans son fauteuil, elle s'arrêta tout étonnée et poussa plusieurs exclamations, que son mari se hâta d'interrompre. "Assieds-toi, lui dit-il, ma bien-aimée, et, je t'en prie, écoute-moi patiemment. Fais-moi ce plaisir une fois dans ma vie. J'ai dans la tête un projet qui certainement est une inspiration du ciel. Si tu veux m'aider de tes conseils pour le mener MARS.-1904.

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à bonne fin, nous verrons luire des jours nouveaux. Notre année se terminera dans l'abondance. Nous aurons de bons morceaux pour nos dîners et du vin à la place de notre bière fabriquée à la maison. L'été, nous attellerons notre bidet à une voiture et nous irons nous promener. Tu porteras de la soie et des dentelles; tu éclipseras la femme de l'épicier, et tout le monde sera forcé de convenir que c'est toi qui donnes le ton dans la ville."

La bonne dame écoutait en souriant; elle demanda quel

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était ce projet qui devait les conduire à la fortune. Syntaxe reprit:

"Je voyagerai, et je raconterai mon voyage. Tu sais ce que vaut ma plume; je me servirai aussi du crayon. Je voyagerai, j'écrirai, je dessinérai, j'imprimerai, je gagnerai de l'argent. Ici des vers, là de la prose, des dessins partout. Plus d'un a fait sa fortune avec un livre, pourquoi ne ferais-je pas la mienne?

"La semaine prochaine, mes garçons s'en iront en vacances et j'aurai un mois de liberté. Prépare-moi mes ha

bits, mon linge, de l'argent. Ralph me sellera la Grise. On dira de moi ce que l'on voudra; dans quinze jours, je serai loin d'ici, et avant un mois notre affaire sera faite."

Enchantée des projets de son mari, Mme Syntaxe se mit à l'œuvre. Elle raccommoda ses vêtements, et, chose plus difficile, elle parvint à réunir vingt billets d'une livre chacun qu'elle serra dans une bourse. Enfin arriva le moment du départ. Ralph amena la Grise toute sellée devant le perron; le docteur parut. Il y avait dans son maintien une dignité plus qu'ordinaire. Il embrassa une dernière fois sa femme qui l'accompagnait, et enfourcha son cheval. "Bonne chance, bonne chance!" lui cria Mme Syntaxe. Et il s'éloigna.

Les passants qui sifflaient ou chantaient en se rendant à leur travail quotidien, se taisaient en apercevant le docteur et le saluaient. Il leur rendait leur salut avec gravité. Quand il longea l'église, il ne put s'empêcher de regarder le clocher et d'exprimer ses griefs en ces termes: "Ingrate et aveugle église! elle n'a rien fait pour moi. Tandis qu'on voit tant de gens devenir doyens ou recteurs, vivre à l'aise et faire bonne chère tous les jours de l'année, elle m'a laissé dans la gêne; elle a méconnu mon mérite. J'ai travaillé dans la vigne, et je n'ai pas reçu mon salaire. J'ai labouré le sol, et ce n'est pas moi qui ai pressé la grappe et bu la liqueur. J'ai nourri le troupeau, et d'autres ont mangé la savoureuse chair des moutons. J'ai soigné la ruche, et les bourdons ont emporté le miel. Aussi, maintenant, je me tourne vers un labeur plus fécond. De nouveaux horizons s'ouvrent devant moi. Ingrate église, adieu!"

Syntaxe, tout entier à ses pensées et aux brillantes perspectives que l'avenir présentait à son imagination, avait fait bien du chemin quand il revint au sentiment de la réalité, La Grise, dont sa main distraite avait laissé flotter les rênes, avait marché au hasard; elle avait con

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