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doyantes, et quelques milliers d'hommes et d'enfants circulent et se croisent, ici dans un demi-jour crépusculaire, et là en pleine lumière.

La fanfare militaire et l'orchestre du café Frontenac ravissent alternativement nos oreilles, tantôt par les éclats d'une musique guerrière, et tantôt par les accords d'une valse sentimentale.

Voilà longtemps que le canon de la citadelle a tonné. Onze heures vont bientôt sonner aux horloges du parlement et de l'hôtel de ville, et la foule s'écoule lentement en pensant: "Nous reviendrons demain soir."

"C'est l'heure,

Chacun dans sa demeure
Doit s'en aller dormir."

J'y vais aussi, après avoir endormi mon lecteur peutêtre, et je me dis à part moi: "Il n'y a pas une ville au monde qui puisse offrir à sa population, chaque soir d'été, un aussi ravissant spectacle.

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LE SPHINX

(Suite et fin)

"Ecoute-moi bien; voici exactement ce qui s'est passé. Ta sœur Berthe, cette jeune fille de grande intelligence, mais aussi de beaucoup d'imagination, s'est prise d'une belle passion pour les antiquités égyptiennes. Passe encore si elle s'était contentée de s'intéresser aux papyrus montés sur toile ou sur carton, aux momies ornées de bijoux rares, aux jolis scarabées, emblèmes de l'immortalité, à l'épervier symbole des âmes; mais elle a voulu mêler à tout cet arsenal hiéroglyphique, l'image d'un savant aussi sensible aux regards de la déesse Isis qu'aux yeux de la cassette, et c'est ici où l'affaire se gâte.

"Quoi que tu en penses, mon cher enfant, ma clairvoyance n'a pas été prise en défaut. Dès que Berthe s'ouvrit à moi de ses projets, je n'eus qu'un but: connaître les origines de celui qu'elle voulait me faire l'honneur de me donner pour neveu. J'avais rencontré les Dandillac chez quelques intimes; ils passaient pour des originaux, assez dénués d'argent, cherchant une dot assez importante pour leur permettre de se reposer de leurs longues et fatigantes excursions dans un fromage doré; mais personne ne pouvait me donner une indication précise sur leur pays d'origine, sur leur famille, sur leurs antécédents. J'ai cru sans importance de les accueillir chez moi afin de satisfaire votre désir d'apprendre, pour apaiser votre curiosité avide de connaître le fameux musée. Mais dès que cette curiosité glissa sur la pente du sentiment, mon devoir était d'intervenir. Je le fis sans tambour ni trompette.

"Tu connais de nom mes vieux amis les Jolibois. M. Armand, procureur de la République au parquet de la Seine, était un camarade de mon défunt mari. Il possède, à Paris comme en province, les relations les plus étendues, et je te le donne comme une encyclopédie vivante. Je m'adressai immédiatement à lui pour avoir les renseignements que je désirais. En attendant, il fallait courir au plus pressé et empêcher les Dandillac de pénétrer les intentions de ta sœur. Je les savais très adorateurs du veau d'or, ils ignoraient la fortune de Berthe, mais ils connaissaient bien la mienne; je me mis donc hardiment sur les rangs, je les attirai chez moi, je pris goût à leurs explications, je me mis dans l'égyptologie jusqu'au cou et je fis dans cette science, comme tu as pu t'en convaincre, des progrès rapides; j'eus la satisfaction de voir le poisson si bien mordre à l'hameçon que je lui tendais, qu'au bout de quelques jours, Mlle Emerantine m'appelait sa reine, son impératrice, et que son frère, ce savant austère, me comparait, de l'air le plus sérieux du monde, à la "déesse Sekhet, la Bubastis des Grecs, qu'on surnommait la grande amie de Ptah "! Débrouille-toi, si tu peux.

"En même temps, je voulus vous éloigner pour avoir mes coudées plus franches. Mon frère, le général de Largentière, vint à propos me prêter son concours et mé tirer d'embarras. Son fils revenait du Tonkin, assez maltraité par les pirates, je lui confiai mes projets, il se mit de "mèche" avec moi; tu connais le reste pour l'avoir vécu. "Cependant, l'enquête commencée sur les Dandillac portait ses fruits. Un jour, je reçus de M. Armand Jolibois une lettre m'annonçant son arrivée aux Charmettes pour une communication importante. Il arriva, en effet, chez moi, en compagnie de sa femme, sous prétexte de villégiature, et voici les renseignements qu'il me donna:

"M. Raymond et Mlle Emerantine Dandillac ne sont pas des Dandillac; ils répondent plus véridiquement au nom

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de Potiquin, et sont originaires d'un village de la Dordogne. Fils d'un ancien valet de chambre, mais doué d'une certaine instruction qui en faisait surtout un ambitieux, le futur archéologue partit, jeune encore, pour l'Egypte, avec la famille d'un consul général de France, en qualité de précepteur. Là-bas, il traversa des fortunes diverses; au départ du consul, il s'établit au Caire où il tint café, restaurant et roulette. Plus tard, il monta une entreprise de dahabiés, pour conduire les voyageurs de haute volée dans la haute Egypte... je mets "volée” à dessein. L'entreprise n'ayant pas réussi, M. Raymond Potiquin s'engagea au service d'un archéologue du nom de Dandillac, le suivit dans ses fouilles du côté des hauts plateaux du Nil, et l'archéologue ayant, un jour, disparu, on ne sait comment, dans les sables mouvants du désert, son fidèle compagnon s'empara de ses collections, de ses documents, de son nom et de sa succession, tombée en déshérence. Comme tu vois, l'Egypte est resté le pays des miracles. Mlle Emerantine, qui tenait boutique de modiste à Alexandrie, sous le nom de Josette, et qui étonnait les populations consternées de la localité par l'excentricité de ses costumes, jugea à propos, à ce moment, de liquider le pays des Pharaons et de rentrer en France, pour essayer de vendre les fameuses collections au poids de l'or, ou de s'en servir comme d'un appât pour un riche mariage. Le musée du Louvre, le British Museum, de riches Américains recurent, tour à tour, leurs ouvertures; malheureusement, les collections furent reconnues sans grande valeur ou simplement apocryphes. C'est alors que ce singulier couple vint s'établir à Heurteloup où, comme l'animal de ce nom, ou, mieux encore, comme l'araignée dans sa toile, ils attendirent patiemment de trouver des passants assez naïfs pour se laisser prendre à leurs pièges.

"Munie de ces renseignements et me sentant très armée contre les faux Dandillac, j'attendis les événements de

pied ferme. Pour en précipiter le dénouement, je redoublai de prévenances, j'allai jusqu'à mettre un brin de coquetterie dans mes toilettes, je relevai d'un ton clair la sévérité de ma mise ou d'un nœud de ruban, la rigidité de mes bandeaux; je mis dans mes yeux une flamme intense pour les savants destinés à s'asseoir, un jour, sous la coupole de l'Institut. Et ce sont eux qui furent pris au piège. "Un beau matin, alors que vous étiez à prodiguer vos soins aux Largentière, je reçus la visite de Mlle Emerantine qui, de sa mine la plus fûtée et de sa voix la plus mielleuse, m'insinua délicatement que mes grandes qualités unies à mon grand savoir, que mon esprit d'ordre, ma grande fortune, nos relations de bon voisinage, la sympathie qui régnait entre nous, bref, que toutes les convenances se réunissaient pour nous rapprocher l'une de l'autre et qu'il ne tenait qu'à Mme Marie-Anne Decourcelle de se faire appeler Mme Raymond Dandillac. Je la regardai fixement, je laissai tomber, comme par hasard, le nom de Potiquin; elle balbutia, rougit, baissa la tête: elle avait compris.

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Et maintenant, lui dis-je, je ne dois pas vous cacher que le procureur de la République est mon hôte; si vous m'en croyez, il ne vous reste qu'un parti à prendre.

Lequel?

Vous en aller.

Mais nous n'en avons pas les moyens.

-Ne vous en inquiétez pas, je vous les fournirai; je me charge de tout. Vous aurez vos papiers en règle et vous pourrez aller reprendre vos fouilles sur un coin quelconque du monde éloigné.

"Le marché fut conclu. Je suis à Paris pour régulariser cette situation assez embrouillée, comme tu penses. Dans quelques jours, je serai parmi vous. Ne vous impatientez pas, mes enfants, et dites-vous bien que, de loin comme de près, votre vieille tante Margot n'a jamais cessé de vous aimer."

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