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Hélas, est-ce une loi, sur notre pauvre terre,

Que toujours deux voisins entre eux auront la guerre!"

a dit un poète, ou plutôt un de ces aimables conteurs en vers que citaient volontiers nos grands-parents et que notre génération a oubliés.

Sans contester les mérites littéraires de l'auteur du Meunier sans souci, on a le droit de poser autrement qu'il ne le fait, cette question, souvent brûlante, du voisinage. Non, ce n'est pas, ce ne doit pas être une loi que deux voisins aient entre eux la guerre. Ce devrait être une loi, au contraire, qu'ils aient entre eux la paix, l'union, un lien spécial de solidarité, et c'en a été une jadis, une loi morale, inscrite dans les traditions canadiennes-françaises et consacrée même par certaines de nos vieilles coutumes, je me souviens d'avoir entendu dire qu'on le nommait de cette expressive et touchante appellation: "parent de la maison. "

La nuance était délicatement exprimée. Le voisin n'est pas parent des habitants de la maison, qui souvent n'ap

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partiennent pas à la même condition, ne partagent pas les mêmes idées, n'ont pas la même manière de vivre, et peuvent d'ailleurs se renouveler, une famille succédant à une autre. Il est parent de ce qui ne change pas, de la maison campée auprès de la sienne, assise sur le même sol, éclairée par le même soleil, battue par les mêmes tempêtes. Que ce soit un château et l'autre une chaumière, ces deux maisons n'en ont pas moins été et n'en seront pas moins de tout temps associées. Elles peuvent, dans l'habitude de la vie, ne pas communiquer entre elles et feindre de s'ignorer; mais vienne le danger, une catastrophe, aussitôt l'on verra s'ouvrir les portes closes. C'est le voisin qui viendra à l'aide, qui sera le recours naturel et, souvent, le compagnon de péril. L'incendie consumant votre toit menace le sien, l'épidémie qui sévit chez vous, pourra bien s'introduire chez lui, et, en ces heures d'angoisse communes, les distances sociales s'effaceront: le plus proche, le frère en humanité et en misère, ce sera le parent de la maison, le voisin. Cela est surtout vrai à la campagne.

Bien peu de gens ont l'âme assez dure pour se soustraire, dans les cas extrêmes, aux devoirs humanitaires du bon voisinage. Dans l'habitude de la vie, en revanche, certains sont malveillants, agressifs, de vrais fléaux pour leurs voisins. Beaucoup se montrent dédaigneux, jaloux, malveillants, et peu sûrs. Quant aux susceptibles, aux importuns, aux indiscrets surtout, on ne les compte plus.

Sans trouver à cet état de choses une excuse, on peut y donner une explication. Le voisin suscite des tentations violentes et continues. Toujours sous les yeux, à portée, il semble une proie désignée aux instincts mauvais qui ne sont jamais assez domptés, à la méfiance, à l'aigreur, aux comparaisons envieuses ou vaniteuses. On connaît son fort et son faible, mieux encore ce dernier; ses imperfections, vues de trop près, grossissent, prennent des pro

portions démesurées; on se sent surveillé par lui, et on le surveille à son tour; il apparaît aisément comme un rival d'intérêt ou d'influence, ou bien comme une gêne, un encombrement, ou encore comme une quantité négligeable. Le terrain est tout prêt pour les contestations, et Dieu sait que les sujets ne manqueront pas! depuis le classique mur mitoyen, jusqu'au moindre détail du protocole omis dans les rencontres inévitables.

Si la guerre est déclarée, c'est la guerre terrible entre toutes, pire que la guerre civile, que la guerre de clocher; c'est la guerre de maison à maison; c'est une alerte à chaque heure du jour, une embuscade à chaque tournant de chemin, un espionnage derrière chaque fenêtre, un feu de batterie dans chaque regard qu'on échange, une explosion de mitraille si l'on s'adresse la parole; ce sont les grands combats meurtriers de part et d'autre, les médisances, les calomnies, les procès, ce sont les blessures envenimées qui restent au fond des âmes et qui se rouvrent sans cesse, puisque sans cesse on se retrouve en présence, et qu'à défaut du grand remède, seul guérisseur de la haine, la charité, on n'a même pas cette potion calmante, l'oubli.

***

Vraiment, je crois qu'en vieillissant, je deviens bavard, moi qui, en commençant, vous annonçais que j'allais vous parler de nos voisins, je me surprends à parler de voisins qui ne nous ressemblent pas, car avec les nôtres nous vivons dans les meilleurs termes possibles. Ce n'est pas que, comme toujours, nous ne soyons obligés d'y mettre un peu de bonne volonté, car nos voisins, ou plutôt nos voisines, sont un peu voleuses, et, dois-je le dire, un peu malpropres. Elles ne se gênent pas le moins du monde. pour prendre nos fruits, à tel point que depuis deux ou

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