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les tares qu'on me découvrait sur terre. Je devenais un personnage utile, un patriote, un pionnier de la civilisation, un homme nécessaire à la propagation de l'influence française...

Maintenant, au lieu d'être persécuté, pourchassé, banni de chez moi, je serai protégé, encouragé, subventionné. Je le sais, si les valets du Sultan s'avisent de me traiter comme m'ont traité les agents de M. Loubet, je n'aurai qu'à faire signe à mon consul. Celui-ci en informera l'ambassadeur qui en référera au ministre des affaires étrangères. Et s'il le faut, toute une escadre viendra menacer de la gueule de ses canons le Pouvoir téméraire qui ne respecte pas l'inviolabilité de mon domicile et l'intégrité de mes droits d'homme, de Français et de religieux. Incohérence! Illogisme dont voudraient bien s'affranchir les folliculaires de bas étage, qui n'ont pour inspiration que la passion sectaire, mais avec lesquels pas un homme d'Etat n'ose rompre, parce qu'il n'ignore pas que ce serait rompre avec un patrimoine moral qui fait plus d'honneur à la France que les plus beaux exploits de ses armées. Sans crainte donc de rencontrer des figures hostiles, je puis jouir de la compagnie. Toujours très intéressant ce cosmopolitisme des paquebots, ce chuchotement de toutes les langues, ce gazouillement anglais, grec ou turc qui se croise avec les fortes gutturales de l'allemand ou de l'arabe. Il y a là des commis-voyageurs allemands, des Libanais, retour d'Amérique, un ministre protestant boër qui a laissé sa femme à Rome et se dirige sur Jérusalem; de petites Danoises qui s'en vont à Hébron étudier l'hé breu pour mieux enseigner le pur évangile; des Juives qui sont les envoyées de l'Alliance Israélite Universelle; des missionnaires, agents des sociétés bibliques de Londres. Mais les plus nombreux sont encore religieux et religieuses de France. L'habit brun des franciscains et capucins, le rabat blanc des Frères des Ecoles Chrétiennes se mêlent

à la robe blanche ou noire des Fils de Saint-Dominique ou de Saint-Ignace, et à la guimpe des Sœurs de Saint-Joseph! Somme toute, notre paquebot est affreusement clérical; son simple aspect aurait de quoi faire tomber du haut mal la moitié des cinq cents fanatiques du Parlement français; i provoquerait une interpellation immédiate invitant le gouvernement à laïciser la mer, après la laïcisation complète de la terre ferme. Pauvres fous! laissons les à leur marotte malfaisante, et continuons notre route.

Le temps est superbe, l'eau très calme, et tous, passagers venus des pays les plus divers, de langue, de religion, de mœurs différentes, réunis là sur les planches de ce paquebot, notre seule ressource, nous vivons dans une entente et tranquillité parfaites. Nous savons que chaque coup d'hélice nous approche un peu de notre but; nous savons qu'un homme est au gouvernail, un autre à la boussole, et qu'ils suffisent à eux deux avec leur barre et leur aiguille, pour mener la masse énorme qu'est ce bateau par des routes très sûres au milieu de l'immensité des eaux. Qui pense que nous sommes parfois sur des profondeurs de trois kilomètres? Qui songe qu'il suffirait d'une légère fente à notre maison de bois pour engloutir en quelques minutes ses deux ou trois cents hôtes? Qui a la moindre crainte? Hélas! qui craignait aussi des passagers de la Bourgogne ou du Wilhelm Kaiser, lorsque une collision soudaine vint leur donner les vagues de l'Océan pour sépulcre?

Notre petite ville flottante, a, comme ses sœurs du continent, ses moments de bourdonnante activité et ses moments de calme. Mais s'il est un endroit où il fait bon se laisser envelopper de paix et de silence, c'est en pleine mer. Il est minuit. La plupart des lumières du bateau sont éteintes; seuls les feux rouges et verts rayonnent aux quatre points de l'horizon: les passagers dorment, rêvant sans doute de ce qui les attend au rivage. Etendu sur un

pliant, à l'arrière du pont, je ne puis me rassasier de contempler le grand spectacle de la mer et des cieux! Quelle solitude! Quelle implacable sérénité! Je n'entends que le rythme rauque de l'arbre de couche et le clapotement des eaux contre la cuirasse de notre navire; mes yeux s'arrêtent, presque fascinés sur le large sillage que nous laissons après nous, où la lune reflète un long ruban d'argent, où les vagues se trémoussent encore tout émues de l'audace du colosse qui vient tranquillement de les traverser. Comme, malgré tout, je me sens grandi! Il est vrai, je ne suis qu'un atome entre l'immensité des eaux et celle du firmament; le gouffre m'engloutirait, sans que sa surface en soit troublée, sans que les étoiles qui l'éclairent interrompent leur froid scintillement. Mais je comprends ma fragilité et mon néant; ni la mer, ni les astres ne comprennent leur puissance et leur masse. Cette énergie impalpable, qui fait mouvoir les nerfs de mon cerveau et du cerveau de mes semblables, c'est elle qui a imaginé contre la furie des flots cette forteresse, où je puis rêver et médi ter en sécurité! C'est elle qui s'envole par delà les légions d'astres, pour découvrir l'Infini et l'Immuable qui les sema dans l'espace. Oui, ô mon Dieu, c'est vous qui donnez à ces cieux leur front suave, à cet air sa chatouillante tiédeur, à ces eaux leur implacable immobilité; comme sous d'autres climats et en d'autres saisons vous promenez les lourds escadrons de nuages, vous activez le souffle des tempêtes, et vous mettez dans la vague son redoutable courroux. Oui, les cieux et les eaux, sous leurs divers aspects, chantent votre gloire et votre puissance! (1) Et dire

Et les étoiles d'or, légions infinies,

A voix haute, à voix basse, avec mille harmonies,
Disaient, en inclinant leurs couronnes de feu ;
Et les flots bleus, que rien ne gouverne et n'arrête,
Disaient, en recourbant l'écume de leur crète :

C'est le Seigneur, le Seigneur Dieu.!

(VICTOR HUGO, Orientales.)

que jusque dans ce mobile désert les bruits de la terre nous empêchent d'entendre les voix de la création ! Tout à l'heure encore, je ne les entendais pas; j'écoutais ce négociant qui me parlait de ses grandes opérations financières, ce politicien qui me contait ses exploits pendant son passage au pouvoir; cet Anglais qui me communiquait ses projets maintenant qu'il était nommé juge à Madras; ces malades, ces oisifs qui allaient demander au soleil d'Orient santé ou plaisir. Oh! l'éternelle fascination de la bagatelle!

Au soir du quatrième jour de navigation, la mer semble devenir plus bleue et le ciel plus clair! A l'horizon, des montagnes se dessinent: à mesure que nous les découvrons plus distinctement, elles nous paraissent très nues. Mais quelle gaze légère les enveloppe? Puis le soleil, qui décline, s'y joue en teintes et dégradations si variées. L'atmosphère est d'une tiédeur que nous n'éprouvons pas en France même, par nos journées les plus chaudes! Nous sommes dans le voisinage de la Grèce! Voici le cap Matapan et les côtes du Péloponèse! Rien dans ces parages qui vous rappelle la vie luxuriante et débordante de sève. Ce n'est pas la poésie d'un paysage de Suisse; c'est la poésie de la lumière. Ici tout parle de clarté et de beauté! Nous abordons le pays de l'art par excellence, et il faut avouer qu'on en éprouve la sensation, rien qu'à contempler ce ciel et cette mer. Il me semble que sur ces flots si bleus et sous ce ciel si transparent, les chœurs ensoleillés de Sophocle devaient s'échapper naturellement des lèvres des jeunes athéniens, que les galères enguirlandées transportaient en joyeuses théories, vers Cythère. Cythère! l'île enchantée des amours, elle est là sous nos yeux, triste et noire; elle n'a plus que le nom vulgaire de Cérigo; elle est inculte et presque inhabitée. Pauvre Watteau! (1)

(1) Antoine Watteau, peintre et graveur français (1684-1721), au goût maniéré, mais au coloris agréable.

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