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conduire à Cherbourg, chez Mouchel, le peintre le plus en vue de la ville voisine.

Lorsque l'artiste examina les croquis de l'enfant, il se fâcha et ne voulut jamais croire qu'ils avaient été exécutés sans maître et sans modèle; cependant, malgré sa mauvaise humeur, il le reçut au nombre de ses élèves.

Deux mois s'étaient à peine écoulés depuis son entrée à l'atelier que le jeune Millet apprenait la mort soudaine de son père. Il dit donc adieu à la peinture et résolument reprit le chemin de Gréville, dans la ferme détermination de remplacer l'absent au foyer familial. Il comptait sans sa grand'mère qui ne voulut jamais consentir à ce sacrifice. Elle insista pour qu'il continuât ses études artistiques. "Mon François, lui dit-elle, il faut se soumettre à la volonté de Dieu. Ton père a désiré que tu fusses peintre: obéis à son vœu et retourne à Cherbourg." Ainsi le sort de Millet fut définitivement fixé. Il revint à Cherbourg se mettre sous la direction d'un autre maître qui l'envoya au Musée copier les chefs-d'oeuvre hollandais et flamands. Il passait ses soirées à la bibliothèque à lire Homère, Shakespeare, Milton, Scott, Goethe, Byron, Victor Hugo et Chateaubriand.

Sur la recommandation de son maître, la commune.de Cherbourg vota une somme de six cents francs, augmentée d'un autre millier de francs donnés par le Conseil Général de la Manche, pour lui permettre d'aller compléter ses études à Paris. Il partit donc. Le premier contact avec la Capitale lui laissa une impression de vide et de solitude qu'un séjour prolongé ne put jamais dissiper. Il y arriva par une froide soirée de janvier 1837; les rues blanches de neige, la lumière blafarde du gaz, le brouhaha des voitures et des omnibus, tout cela lui fit mal et il se sentit perdu, noyé, dans cette foule en fête; l'image de son village et des êtres aimés qu'il y avait laissés, remplit son cœur d'une grande tristesse. Restait le monde artistique dont il avait

tant rêvé: là encore il fut déçu. Il avait trente-trois ans, des idées toutes faites," un idéal fortifié par le spectacle de la nature et voilà que dès qu'il s'initie aux secrets des écoles en faveur, il voit tout ce qu'elles ont de faux et d'artificiel.

Malgré ses répugnances, il entra dans l'atelier de Delaroche qui reconnut en lui un tempérament, mais qui ne se mit pas en peine de le diriger ni de le guider. A Paris, comme à Cherbourg, il demeura incompris. Ses compagnons d'étude, amusés de ses manières campagnardes, le traitèrent d'original et de schismatique et finirent par le désigner sous le nom de "l'homme sauvage des bois." L'hostilité qu'il rencontra autour de lui, le dégoûta moins que cet art de convention dont on voulait lui imposer les lois et, plus d'une fois, découragé, abattu, il fut sur le point de boucler ses malles et de s'enfuir à Gréville. Le travail le sauva du désespoir et les richessee du Louvre le consolèrent de ses déboires.

Pour comble d'infortune, sa pension lui était très irrégulièrement payée; elle cessa même de lui être versée. C'est alors qu'il fut obligé, pour ne pas mourir de faim, de faire des pastels dans le genre de Boucher - encore trouvait-il difficilement à les écouler, des portraits pour cinq à dix francs, voire même des enseignes pour des boutiquiers de son quartier.

En 1841, il épousa une jeune fille de Cherbourg, jolie, gracieuse, mais d'une santé délicate. Deux années de séjour à Paris achevèrent de consumer cette vie trop fragile. A la fin de son deuil, Millet retourna à Cherbourg et revint accompagné d'une nouvelle épouse, la bonne Catherine Le Maire. Cete fois, il n'était plus un inconnu; ses pastels et se portraits avaient fixé sur lui l'attention du public. Il avait maintenant de précieuses amitiés; Diaz, Rousseau, Jacque et Sensier non seulement lui prodiguaient les marques empressées de leurs sympathies, mais

au besoin, lui ouvraient leur bourse. Ce fut une heure heureuse que celle-là.

Les œuvres qu'il exécuta à cete époque se recommandent par le charme du coloris et la grâce du sentiment; rien n'y fait encore pressentir l'émotion sincère et profondément humaine qui devait rendre le nom de Millet universellement acclamé. Ses préférences sont alors pour les sujets mythologiques qu'il traite d'ailleurs d'une manière bien personnelle sinon nouvelle.

Dans les ateliers on l'appelait le "maître du nu," tant sous son pinceau, la chair se modelait avec souplesse, tant il savait l'envelopper de teintes claires et chantantes. Un soir qu'il s'attardait à regarder l'une de ses toiles exposée dans la vitrine d'un marchand de tableaux, il entendit derrière lui un jeune homme qui disait: "Cette toile est d'un rapin, nommé Millet, qui ne peint que des femmes nues." Ces paroles le blessèrent dans son orgueil d'artiste et sur-le-champ il résolut d'abandonner un genre si contraire à ses secrètes aspirations, à l'idéal si longtemps caressé et relégué dans l'oubli. Triste et songeur, il regagna son humble logis et dit à sa femme: "Si tu y consens, je ne ferai plus jamais de ces vilaines peintures. La vie sera dure au possible et tu souffriras... Mais je travaillerai comme je l'ai si longtemps souhaité." La réponse fut digne de celle qu'il avait choisie pour compagne. "Je suis prête. Fais comme tu le désires."

Millet avait trouvé sa voie ou, plus justement encore, il l'avait retrouvée. Il reprit avec courage sa palette et bientôt il exposait les "Faneurs ", qui commença sa réputation de peintre de paysans.

Sur ces entrefaites, éclata la Révolution de juin, 1849; Paris qui lui était odieux, devint un séjour insupportable. Les coups de feu sous les fenêtres, les barricades aux coins des boulevards, les scènes disgracieuses de toutes sortes, le brouillèrent sans retour avec la Capitale. Alors, avec

son ami Jacque, il se réfugia à Barbizon où Rousseau était déjà établi.

Barbizon est un petit village composé d'une seule rue situé à l'une des extrémités occidentales de l'admirable forêt de Fontainebleau. Ses maisons basses, voûtées, décrépies, s'entassent au bord d'une route qui vient de la plaine pour se perdre dans les profondeurs du bois. Leurs toits de chaume ne font guère d'embarras dans le paysage. Derrière un volet vert, elles entr'ouvent sur la rue une lucarne méfiante, une petite porte étroite sous laquelle il faut se courber pour entrer; dans le ciel clair, elles élèvent leurs tuyaux de poèle et leurs cheminées de briques et sous leurs gouttières nichent des hirondelles parmi les touffes de lierre et de jasmin. Le long des murs blanchis à la chaux sont des bancs de pierre où viennent s'asseoir, au déclin du jour, les vieilles paysannes pour y tricoter de l'aiguille et les vieux rentiers pour y fumer silencieusement en regardant la plaine.

Dans

C'est dans ce pauvre village, si pittoresque, si mélancolique, que Millet résolut de se fixer avec sa famille. ce décor champêtre, il se sentit renaître à la vie. Les luttes, la pauvreté prolongée n'avaient ni troublé son âme, ni aigri son caractère. Mais elles l'avaient fait, de plus en plus, concentré, rêveur, ramassé sur lui-même. Une à une ses impressions d'antan, ses souvenirs d'enfant, refleurirent dans son cœur meurtri par la souffrance et lentement, laborieusement, sans souci de gloire, il se mit à composer sa "Chanson des humbles."

Nul endroit n'était mieux fait pour inspirer ce contemplatif. Du seuil de sa chaumière, il pouvait admirer d'un côté, les ombres épaisses et les envolées de lumière de la forêt qui dressait son rideau de verdure sur la limpidité du ciel; de l'autre, ses yeux se reposaient avec complaisance sur la plaine unie, monotone, couverte de blé, déroulant son tapis doré jusqu'à l'horizon bordé d'arbres bleuâtres.

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Il alla d'abord à la forêt; mais le silence qu'il espérait y trouver, fut troublé par le bruit de la hache du bûcheron, par le pas pesant du charbonnier portant à la ville sa moisson de bois calciné, par la chanson des bergers et les aboiements des chiens, enfin par les coups de pioche des casseurs de pierre.

Il revint vers la plaine. Celle qui de loin lui apparaissait solitaire et comme endormie dans un grand recueillement, se peupla d'êtres agissants. Il y vit les blancs troupeaux cherchant leur pâture, les moissonneurs chargeant les chariots de lourdes gerbes blondes, les glaneurs qui erraient, le soir, par les champs dépouillés; et plus loin, c'étaient d'autres scènes encore: le laboureur guidant de la main et de la voix les bœufs roux accouplés à la charrue; les tondeurs de moutons emplissant l'étable de la blanche toison; les fermières, bras nus, pressant le lait dans la baratte écumeuse; ailleurs, c'était une pauvresse qui conduisait à l'abreuvoir la vache maigre, toute sa richesse; et sur le seuil d'une chaumière, une mère qui servait à ses enfants le modeste goûter du soir, comme une hirondelle donne "la becquée" à ses petits.

Ainsi, jour par jour, il comprit davantage la sublime beauté de la nature et l'austère poésie de la terre. Il se prit de compassion pour le paysan qui remue et retourne le sol avare et dur pour lui arracher le pain quotidien, qui vit et meurt, attaché à son œuvre féconde, ignoré au fond de son village, loin du bruit, de l'ambition, des soucis, habitué à souffrir sans se plaindre, content des quelques joies naïves qui sont son lot et qui suffisent à son rêve modeste. Ainsi, chaque jour, sa mémoire s'enrichissait de souvenirs pittoresques et son atelier se remplissait de tableaux où revivaient toutes ses émotions et ses tendresses de paysan pour la terre, la "grande amie."

En étudiant ces chefs-d'œuvre, qui font la gloire de l'école française, il nous vient à la pensée ce vers de la "Légende des siècles":

"Une immense bonté tombait du firmament. "

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