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de Maccarthy Levignac, aide de camp du prince, à qui il fut présenté (15 janvier 1795). Condé désira s'instruire des détails relatifs à la situation intérieure de la France et sollicita du Margrave de Bade l'autorisation pour Montgaillard de séjourner à Rhinsfelden; il tenait à conserver auprès de lui, en vue de certains projets, un agent dont il appréciait déjà l'habileté.

A partir de cette rencontre commencent les obscurités de la plus confuse, de la plus mystérieuse, de la plus redoutable conspiration qui ait menacé la République, complot où Pichegru avilit sa gloire et dans lequel Montgaillard joue un rôle des plus suspects. A qui appartient l'initiative de cette trahison, vint-elle de l'émigré ou du prince de Condé qui avait connu Pichegru (1)? Rien ne l'indique; ce qui apparaît, c'est que Montgaillard cherche tout d'abord à s'insinuer dans la confiance du prince en proposant de négocier un emprunt. Condé lui montre des dispositions favorables et des sentiments affectueux; leur correspondance est suivie et des plus sympathiques (2). En même temps Montgaillard s'efforce de captiver les bonnes grâces du comte de Lille, réfugié à Vérone, il entre en relations avec le comte d'Antraigues qui dirige à Venise l'agence royaliste, il publie une nouvelle bro

(1) Pichegru devait au prince de Condé son premier avancement. Il servait dans le corps royal d'artillerie, lorsqu'un jour le prince qui était présent aux exercices du polygone de Besançon, s'approcha de la pièce de canon qui lui paraissait la mieux servie. Dans le moment même où le canonnier l'écouvillonnait, le coup partit, et lui emporta le bras. On attribua d'abord cet accident à Pichegru, qui aurait négligé de fermer la lumière du canon : le prince lui en adressa le reproche. Pichegru l'écouta avec le plus grand calme et sans se permettre une observation pour se disculper, se contenta de montrer sa main dont le pouce était renversé et déchiré. Ce sang-froid et cette déférence lui méritèrent le grade de sergent d'artillerie qui lui fut donné sur le lieu même (Fauche Borel, 1, p. 221).

(2) (23 février 1795.) « Je voudrais bien, écrit Condé, pouvoir causer plus longtemps avec un homme d'honneur et d'esprit tel que vous; mais on a su m'accoutumner, depuis six années, à ne rien faire de ce qui m'est agréable; mais je ne me refuserai pas la satisfaction de vous assurer auparavant, tant du plaisir avec lequel je lis vos ouvrages, que de l'estime véritable et si bien méritée que vous m'avez inspirée... »

(12 avril.) « Mandez-moi, ce que vous pensez, car j'ai la plus grande confiance dans vos conjectures et mettez-moi au fait de l'esprit des frontières, ainsi que de celui de l'armée du Rhin; joignez-y vos conseils; ils ne peuvent être que bons, et soyez bien persuadé de mon estime et de mon amitié pour

vous. »>

chure sur l'an 1795 et étend son influence jusqu'au jour où il est officiellement chargé de faire des ouvertures secrètes à Pichegru (1).

Il écrit alors à ce général et rédige les offres qui lui sont faites au nom du prince de Condé, pour livrer Huningue, et proclamer la royauté: Pichegru sera nommé lieutenant-général des armées du roi, maréchal de France et grand croix de l'ordre de SaintLouis. Il aura pendant sa vie le commandement en chef de l'Alsace, jouira du château de Chambord et de 200 000 livres de pension annuelle; il recevra un hôtel à Paris, avec un million pour son installation. Le général aura sa sépulture dans la même église qui renfermera les restes des rois de France. Arbois, sa ville natale sera exempte de toutes impositions pendant dix ans ; elle prendra son nom et sa statue y sera placée (2).

Nous ne suivrons pas Montgaillard dans les détails de ce complot, il les a publiés lui-même dans son Mémoire sur la trahison

(1) (9 juin). « Je vous demande avec instance d'arriver ici le plus tôt possible pour que nous nous concertions sur l'objet de votre mission; je me trouve très heureux que vous vouliez bien vous en charger: car il n'y a que vous qui puissiez déterminer le succès. Comptez à jamais sur ma reconnais

sance. »>

LOUIS JOSEPH DE BOURBON.

(2) Par un inconcevable aveuglement et pour établir aux yeux de tous la trahison de Pichegru, on érigea après le retour des Bourbons, un tombeau à Pichegru dans le cimetière de Sainte-Catherine (6 novembre 1815) et le 27 février 1816, Louis XVIII ordonna qu'il lui fut élevé une statue à Arbois sa ville natale. Ce monument fut exécuté par Dumont, et démoli par le peuple en 1830; son érection avait été autorisée par l'ordonnance suivante :

« Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre.

« A tous ceux qui ces présentes verront, salut. Sur le rapport de notre ministre secrétaire d'État de l'Intérieur, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

« ARTICLE PREMIER. Il sera élevé des statues au général Moreau et au général Pichegru.

« ART. 2. Notre ministre secrétaire d'État de l'Intérieur est chargé de l'exécution de la présente ordonnance.

« Donné au château des Tuileries le 27 février, l'an de grâce 1816 et de notre règne le vingt et unième.

LOUIS.

« Par le roi, le ministre secrétaire d'État au département de l'Intérieur,

VAUBLANC.

(Archives du ministère de l'Intérieur.)

de Pichegru, inséré au Moniteur du 18 avril 1804 (n° 208) par ordre de Bonaparte; Fauche Borel, agent de Montgaillard, en a fait aussi l'historique et la correspondance saisie par Moreau dans les fourgons du général Kinglin a mis à jour cette interminable intrigue, où chacun jouait au plus fin. Pichegru était décidé à trahir, il correspondait avec les agents de Condé et avait accepté les propositions de Montgaillard, mais, pour proclamer la royauté, il voulait d'abord qu'on lui laissât passer le Rhin, afin de conserver l'avantage sur Wurmser si le complot venait à échouer. De son côté, Condé insistait pour qu'on lui livrat Huningue et Strasbourg, pour avoir pied en France et résister au besoin aux Autrichiens dont il se défiait, tout en les servant. Ceux-ci, d'autre part, ne voulaient seconder la conspiration et coopérer à une restauration, qu'à la condition d'obtenir un dédommagement territorial. Ces intérêts contraires se paralysaient et firent traîner en longueur des négociations qui ne pouvaient longtemps rester secrètes.

Entre temps, Montgaillard est chargé d'insister auprès des ministres de l'empereur d'Autriche, pour que le cabinet de Vienne obtienne du Directoire l'échange de Madame Royale, fille de Louis XVI, détenue au Temple. Il représente en vain au baron de Thugut combien il importe à l'honneur de la maison d'Autriche de détacher les liens de la petite-fille de Marie-Thérèse; le cabinet de Vienne reste sourd à toutes les demandes et le baron de Thugut répond: « Mais, de quelle utilité sera pour vous la délivrance de Madame ? » L'ambition fit cependant ce que ne pouvaient les liens de sang. Le cabinet autrichien entra en négociations dans l'espoir qu'un mariage unissant la princesse à son cousin l'archiduc Charles, frère de l'empereur, ferait rentrer l'Alsace et la Lorraine, fiefs non masculins, dans l'héritage de la maison d'Autriche. Madame Royale fut, en effet, échangée le 26 décembre 1795, contre les conventionnels livrés aux Autrichiens par Dumouriez, mais Louis XVIII s'opposa au mariage projeté; il objecta que Louis XVI avait fait promettre à sa fille de n'avoir jamais d'autre époux que son cousin, le duc d'Angoulême, fils du comte d'Artois.

L'archiduc Charles se désista d'ailleurs de toute prétention. Sur le Rhin, les intrigues se continuaient. Fauche Borel, Courant, agents de Montgaillard, la baronne de Reich, nièce du général Kinglin (1), entretenaient avec Pichegru une active correspondance (2); mais les motifs qui entravaient l'entente restaient les mêmes. Néanmoins, en vue d'une solution et afin de procurer à Pichegru l'argent nécessaire pour entraîner son armée, le prince de Condé crut devoir s'adresser à Wickham, ministre d'Angleterre en Suisse et lui communiquer l'état des négociations. Cette résolution fut prise à l'insu de Montgaillard, dont les ressentiments contre le gouvernement anglais étaient connus; il en conçut, ou affecta d'en concevoir un vif dépit. Peut-être sa confiance dans le succès d'une restauration était-elle déjà ébranlée et cherchait-il les moyens de se dégager? En janvier 1796, il annonce subitement qu'il désire se retirer, ne voulant pas travailler sous les ordres des ministres anglais et il part pour Rhinsfelden avec M. du Montet et son fils. Le prince de Condé envoie le marquis de Montesson pour le calmer, mais l'intrigant boude et se réserve. Sur ces entrefaites, Pichegru, devenu suspect au Directoire, est rappelé à Paris et contraint de donner sa démission (mars 1796).

Fauche Borel a dès ce moment accusé Montgaillard de trahison; il le soupçonne d'avoir voulu se rapprocher de Bâle, où résidait le secrétaire de la légation française, Bacher, l'explorateur diplomatique le plus dévoué au Directoire et de lui avoir livré directement ou de façon anonyme tous ses secrets. «< I << advint des tâtonnements de Pichegru, dit aussi Fabre de l'Aude, << que Montgaillard, agent du Directoire, en devina le fond et << en informa Barras. Celui-ci ne pouvait attacher pleine con«< fiance à ces rapports; il pensait que Montgaillard, pour se faire

(1) Émigré français au service de l'Autriche.

(2) Dans sa correspondance avec la baronne de Reich, née de Boekel, et où il se cache sous les pseudonymes de Pinault, Tronchaix, Claire, Montgaillard scelle ses lettres avec un cachet portant les armes suivantes que l'on peut supposer être le blason de sa famille parti au 1, d'argent à deux cyprès de sinople, au chef d'azur, chargé de trois étoiles d'or; au 2, d'argent à la fasce de gueules, accompagnée en chef de deux croisettes potencées et en pointe d'une quintefeuille de même (Arch. Nat., 6146, 24 mai 1796).

<< valoir inventait. Néanmoins il crut devoir retirer à Pichegru <«<le commandement de l'armée du Nord. Mais Pichegru à Paris << devenait plus redoutable; il aurait fallu pouvoir le faire arrê<«<ter, cela ne se pouvait, les preuves matérielles manquaient, Montgaillard, malgré sa bonne volonté, n'ayant pu en four«< nir »> (1).

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Nous ne partageons pas cette opinion; Montgaillard n'était point encore un agent du Directoire; les lettres de Roberjot, de Barthélemy, ses requêtes suppliantes pour obtenir de rentrer en France le démontrent sûrement, et quant aux preuves matérielles, il eut pu fournir toute la correspondance du prince de Condé, qu'il livra quelques mois plus tard à Roberjot. Barras était certainement en défiance contre Pichegru, mais informé, ainsi que Montgaillard aurait pu le faire, il n'eut point offert au général l'ambassade de Suède, comme compensation de son commandement. Montgaillard est seulement désappointé dans ses espérances, aigri, mal payé, humilié peut-être des dédains de certains émigrés, et il ne faut rien moins que l'arrivée du comte de Lille à Riegel pour le ramener au quartier général de l'armée de Condé.

Louis XVIII, chassé des États vénitiens, se rend sur le Rhin le 28 avril 1796 et s'installe à Riegel dans le palais du prince de Schwarzenberg; il veut aussitôt connaître tous les détails de la conjuration de Pichegru et mande Montgaillard. Celui-ci est présenté par le prince de Condé. A peine entré, Louis XVIII vient à lui, la main tendue et se rappelant leur rencontre de Sorèze: « Ah! dit-il, voilà mon petit page, toujours le même, pétillant d'esprit, rempli de talents: «Eheu, fugaces, posthume, « posthume », et aussitôt de réciter la moitié de l'ode d'Horace avec une majesté littéraire dont le prince de Condé demeura effaré. Montgaillard reçut l'ordre de dresser le travail de ce qui avait été fait sur la rive française du Rhin, et ce mémoire fut remis le 14 mai au prétendant qui s'en montra très satisfait et écrivit de sa main les remercîments suivants :

(1) Histoire secrète du Directoire, 3, p. 344.

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