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détruit, avant d'arriver à Trente, la lettre d'introduction de Lallement, qui aurait pu le compromettre auprès du général autrichien. Il suit patiemment ses pistes, conservant ses relations avec Louis XVIII, cultivant celles qu'il vient de nouer avec le Directoire; au courant de toutes les intrigues, des secrets diplomatiques de toutes les cours de l'Europe centrale, lié avec tous les ministres, tous les ambassadeurs, il est devenu redoutable et il faut compter avec lui. Son audace le ramène sur le Rhin auprès de Condé; il veut savoir ce que l'on pense de son équipée, et l'occasion lui paraît bonne pour poser les questions d'argent qui se font attendre; il ne craint rien pour lui, ses papiers sont en lieu sûr à Venise; il réclame donc 500 louis qui lui sont dus pour ses services et pour payer les gens qu'il a employés en Alsace. Condé se récuse et l'engage à porter sa requête à Louis XVIII, réfugié à Blankembourg. Montgaillard n'hésite pas à partir auparavant il voit l'archiduc Charles, lui porte des nouvelles d'Italie et seconde merveilleusement Bonaparte, en dissuadant l'archiduc de se porter au secours de Wurmser et de Mantoue.

Il est reçu froidement à Blankembourg. On connaît par d'Antraigues ses visites à Lallement; il a beau donner le change en répétant qu'il circonviendra Bonaparte, on ne le croit plus et il sent toute la défiance que son voyage en Italie a inspirée. On lui conserve cependant des égards; mais il comprend que dans ce milieu les secrets politiques sont désormais fermés pour lui. Cette conviction le pousse plus avant vers le Directoire et il s'empresse de rendre compte à Lallement de ses entrevues avec Condé, l'archiduc Charles et le prétendant (janvier 1797). Il désire plus que jamais rentrer en France, les mauvais jours sont passés, un gouvernement régulier s'organise, il est impatient de le servir.

Cependant le ministre des relations extérieures ne répond pas à ses lettres; Lallement reste aussi sur la réserve. Montgaillard court en Suisse, se présente chez Barthélemy, ministre de la République à Berne, se déclare en possession de secrets diplomatiques du plus haut intérêt, offre de nouveau ses services et prie le ministre de transmettre sa requête à Paris; celui-ci se défie, ne fait aucune promesse et se borne à prévenir son

gouvernement qu'il aura l'œil sur Montgaillard (1); bien mieux, il demande s'il n'y aurait pas lieu de le faire expulser (2).

Sur ces entrefaites, Condé, inquiet du sort de la correspondance que Montgaillard menace de livrer si on ne lui compte pas 500 louis, se décide à payer, sous condition que toutes les lettres seront rendues. Fauche-Borel est chargé de cette négociation délicate. Les papiers de l'intrigant sont revenus de Venise, avec M. du Montet, et déposés secrètement, chez Mme Seriny, libraire à Bâle. L'entrevue qui eut lieu le 25 mars à Neuchâtel entre Montgaillard et Fauche-Borel fut des plus orageuses. Montgaillard a prétendu qu'on avait voulu l'assassiner, le voler. En réalité il reçut l'argent et fit connaître le dépôt de son portefeuille, que Fauche-Borel s'empressa de retirer et d'envoyer à Louis XVIII. Mais Montgaillard avait conservé les documents les plus importants et pris copie des autres; muni de pareilles armes, il se risque à rentrer en France, non sans annoncer à FaucheBorel «< qu'il rompt désormais tout pacte avec la royauté des Bourbons ».

A cette époque le Directoire était perdu. Une majorité royaliste dominait dans l'assemblée des Cinq Cents sous la présidence de Pichegru, dont on ne peut saisir les machinations et qui continue à intriguer en faveur de Louis XVIII. La lutte est ouverte entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Le parti contre-révolutionnaire semble l'emporter et compte sur le nouveau directeur, Barthélemy, ex-ambassadeur en Suisse. De part et d'autre on s'attend à chaque instant à un coup de force et Pichegru est sollicité de tous côtés de devancer Barras.

Dans une situation aussi ambiguë, Montgaillard évite de se compromettre. Il fait connaître à Barthélemy sa présence à Paris, reçoit l'ordre de se retirer à la campagne, et se réfugie à Gaillon chez M. Bisson-Laroque, un ami de 1789; mais en même temps, il sent que les événements vont se précipiter, qu'il faut

(1) Arch. affaires étrang., ancien fonds.

(2) Arch. affaires étrang., ancien fonds. Ces lettres établissent péremptoirement que Montgaillard n'était pas, en 1796, un agent secret du Directoire, ainsi que l'a prétendu Fabre de l'Aude.

savoir les pressentir, les deviner, pour se mettre utilement à la disposition du vainqueur. Il tente une suprême démarche et le 23 août, l'homme qui a « rompu tout pacte avec les Bourbons », se rend secrètement chez Pichegru, qu'il trouve sortant des mains de son coiffeur, occupé à achever une toilette recherchée. Une rapide conversation lui donne l'intuition que le général est perdu, qu'il hésite à employer la force pour ne rien aventurer et préfère attendre par les voies légales le retour de Louis XVIII (1). Dès lors le triomphe de Barras lui paraît assuré. Cependant ne se croyant pas en sûreté à Paris, à la veille d'un coup d'État révolutionnaire, il court se cacher, en Picardie, chez sa belle-sœur, Mme de Montmignon.

Effectivement, quelques jours plus tard, le 18 fructidor (4 septembre 1797), les députés de l'opposition royaliste sont saisis, emprisonnés, déportés; tous les plans formés en vue de la restauration des Bourbons sont renversés, et Montgaillard en cette circonstance a indirectement joué, dans les coulisses, le rôle principal.

On a vu que le 4 décembre 1796 il avait eu à Venise avec le comte d'Antraigues une conversation dans laquelle il avait révélé à l'agent de Louis XVIII tous les détails de la conspiration de Pichegru. D'Antraigues eut l'imprudence de transcrire ce récit; peut-être l'écrivit-il sur l'instigation de Montgaillard, ou bien celui-ci fut-il informé que d'Antraigues conservait dans son portefeuille cette pièce compromettante? Désigner d'Antraigues à Bonaparte comme l'agent royaliste le mieux informé, possesseur de la correspondance des princes, confident intime de Louis XVIII, gardien de tous les secrets, complots et projets de

(1) Pichegru se défiant de Montgaillard, ne lui a peut-être pas révélé ses projets contre-révolutionnaires; ou bien, ses dernières mesures, livrées à Barras par le prince de Carency, n'ont-elles été prises que tardivement, du 23 août au 3 septembre. Montgaillard n'en est pas moins ici convaincu de flagrant mensonge. Dans une note, écrite de sa main pendant la Restauration, il avoue en effet sa démarche auprès de Pichegru, tandis que dans ses Mémoires secrets imprimés en l'an XII, il dit page 162: « Je n'ai jamais vu « le général Pichegru; je n'ai jamais vu le général Moreau je ne connais « aucun de leurs parents, aucun de leurs amis. » On ne saurait se contredire plus effrontément.

l'émigration, était un moyen de servir le Directoire, de le mettre en possession de documents précieux sans être accusé de les avoir livrés. Le caractère de Montgaillard n'est pas à l'abri d'une telle supposition.

Quoi qu'il en soit, Bonaparte ayant envahi les États vénitiens, envoie Bernadotte sur Trieste; ce général atteint d'Antraigues, le fait prisonnier le 21 mai 1797, s'empare de son portefeuille, en tire les papiers dont Bourrienne (secrétaire de Bonaparte) dresse un inventaire que l'on termine par l'indication de la pièce suivante : Une conversation avec M. le comte de Montgaillard (1). D'Antraigues est conduit à Milan, enfermé dans la citadelle, invité à contresigner comme lui appartenant les documents tirés de son portefeuille; il s'y refuse, et le général Berthier les certifie à sa place (sauf le plus important, la conversation, où la signature manque). La conversation avec Montgaillard, écrite en entier de la main de d'Antraigues, paraît à Bonaparte une preuve suffisante pour écraser Pichegru, son rival (2). Au moment opportun il l'envoie à Barras, qui s'en empare pour prouver la trahison de Pichegru, légitimer la violation de la constitution de l'an III et la déportation de ses adversaires. Le 18 fructidor, les Parisiens en se réveillant voient affichée sur tous les murs: La Conversation de Montgaillard avec le comte d'Antraigues. La grande trahison de Pichegru (3).

Le sabre d'Augereau fait le reste; on connaît les conséquences du coup d'État; Barthélemy, Pichegru, Willot, Aubry, Ramel, etc. sont envoyés à Sinnamari, le Cayenne de l'époque; Carnot a le bonheur de s'échapper du Luxembourg; le triomphe du Directoire est complet.

Pendant ces événements, Montgaillard reste blotti en Picardie et songe à gagner la frontière de Flandre. En passant à Lille un remords le tourmente, ou plutôt il saisit sans risque

(1) Arch. Nat. A. F. III, p. 44.

(2) Bonaparte dit : « La culpabilité de Pichegru est claire, positive, complète, et la preuve en est si formelle que s'il se trouvait dans mon armée, je ne balancerais pas à le livrer à un conseil de guerre et il serait exécuté dans les vingt-quatre heures » (Fabre de l'Aude, III, p. 52).

(3) Insérée au Moniteur, septembre 1797.

l'occasion de faire une démarche qu'il pourra au besoin invoquer pour rentrer en grâce auprès de Louis XVIII. L'avenir politique est si peu assuré ! Il envoie le fidèle du Montet chez lord Mamelsbury, ministre plénipotentiaire d'Angleterre, pour lui demander un entretien secret. A minuit, le ministre se rend sur un point des remparts désigné d'avance. Montgaillard lui propose d'expédier un courrier à son gouvernement; il est encore facile de sauver les députés déportés ; le vaisseau qui doit les transporter à la Guyane doit faire voile à Rochefort; le ministère anglais n'a qu'à donner l'ordre à quelques frégates de croiser sur les côtes de l'Ouest, elles s'empareront du bâtiment républicain. Lord Mamelsbury craint de se compromettre, renvoie Montgaillard qui pendant quelques jours encore reste caché (chez M. Saint-Martin, marchand de modes, sur la Grande Place), et se décide enfin à se rendre en Hollande pour gagner Hambourg. Le territoire de la République ne lui paraît point un asile suffisant; son nom vient d'être mis en trop grande évidence et associé aux intrigues les plus fàcheuses. Ses confidences au comte d'Antraigues ont permis, il est vrai, au Directoire de frapper un grand coup, mais si ce service doit être reconnu il en attendra plus sûrement la nouvelle à l'étranger.

D'Antraigues, évadé de Milan et compromis aux yeux de Louis XVIII, s'empresse de protester et de nier l'authenticité du document saisi dans son portefeuille, cette fatale conversation avec Montgaillard, répandue dans toute l'Europe et placardée dans toutes les villes de France; et sa protestation violente, obstinée, est un des points les plus obscurs de cette époque, détail historique resté inexpliqué. Cependant le document déposé aux Archives est incontestablement de sa main, mais est-ce bien celui qui a été écrit sous la dictée de Montgaillard et dont Bernadotte s'est emparé à Trieste? Dans son remarquable ouvrage sur d'Antraigues, M. Léonce Pingaud admet, pour expliquer la protestation, que le document primitif se divisait peut-être en deux parties distinctes, l'une relative à la trahison de Pichegru, l'autre à la tentative de corruption de Bonaparte. Celui-ci, aussi désireux de livrer au Directoire les pages inculpant Pichegru que de sup

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