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dies constitutionnelles. Je ne respecte donc pas le pouvoir constituant. » L'orateur combat ensuite la thèse de la régence élective et de la régence féminine, avec sa verve abondante et rapide, ingénieuse et lucide. Et surtout, s'élevant au-dessus de la loi, non sans laisser voir son impatience et son dédain, il adresse de haut à l'opposition une leçon de conduite monarchique et gouvernementale. « Je ne veux calomnier personne, dit-il; j'ai été de l'opposition; j'ai été calomnié, comme on l'est souvent quand on contrarie le pouvoir établi, et je ne donnerai pas l'exemple de calomnier l'esprit des autres. Mais il faut s'expliquer. Il y a deux manières d'adhérer à la Charte : les gens soumis aux lois y adhèrent parce qu'elle est écrite; il y a une seconde manière d'y adhérer, c'est d'y adhérer de conviction, parce qu'on la croit excellente. Je suis de ceux qui y adhèrent ainsi. Pour moi, quand la Charte a institué la royauté comme nous l'avons, en lui donnant une masse de pouvoirs énorme, l'unité du pouvoir exécutif, le droit de paix et de guerre, le commandement des armées, le droit d'administrer, tout ce qui compose le gouvernement, tous les pouvoirs enfin ; quand elle lui a donné l'inviolabilité, quand elle lui a donné l'hérédité, l'hérédité du prince capable au prince incapable, ce n'est pas un présent qu'elle a fait à la royauté... Ce n'est pas elle que ces pouvoirs lui ont été donnés, c'est pour vous, pour la grandeur du pays, pour sa force. Il n'y a dans tout cela rien pour la royauté, rien que la majesté, que l'amour du pays et ses hommages quand elle les a.mérités. » (Marques d'approbation au centre.) M. Thiers n'est pas dès lors effrayé de donner à un régent, nécessairement plus faible, les pouvoirs qu'il a donnés à un roi. Il s'indigne d'ailleurs, comme partisan du gouvernement parlementaire, contre ceux qui, pour faire prévaloir ce gouvernement, veulent faire le régent faible. «Savez-vous, dit-il, pourquoi en Angleterre le gouvernement représentatif a tant de réalité? C'est parce que la royauté est forte et respectée... Chez nous, savez-vous ce qui fait qu'on résiste au gouvernement parlementaire? C'est qu'on nous dit que la royauté est faible... Eh bien, je fais

pour

appel aux vrais amis du gouvernement parlementaire; je leur donne rendez-vous; savez-vous où? à la défense de la royauté. » (Très bien! très bien!)

"

Le centre, surpris et charmé, applaudit pour remercier M. Thiers et aussi pour le compromettre. La gauche frémit; heurtée dans ses préjugés, blessée dans son amour-propre, sentant derrière ces paroles l'amertume du blâme ou la pointe de l'épigramme, elle éclate parfois en murmures et en interruptions. Mais l'orateur est lancé; loin de se laisser intimider, il riposte durement : « Messieurs, permettez-moi d'exprimer ma conviction. Je n'ai donné mes convictions à qui que ce soit, entendez-le bien! Je n'ai humilié ma pensée devant personne, entendez-vous? Je ne veux irriter personne, mais quelle est donc cette prétention de vouloir soumettre la conviction d'un homme auquel on ne refuse pas quelques lumières, de vouloir la soumettre à tout ce qu'on pense, à tout ce qu'on préfère? » Reprenant ensuite ses leçons : « L'opposition bien conduite, dit-il, savez-vous ce qu'elle doit faire? Au lieu de faire ce qu'ont fait toutes les oppositions depuis cinquante ans, au lieu de se détacher vite et vite des gouvernements qui ne réalisaient pas leurs espérances, pour courir à de nouveaux gouvernements qui ne les réalisaient pas davantage, savez-vous ce que doit faire une opposition sage? Au lieu de se décourager, de se retirer, elle doit s'appliquer davantage à corriger le gouvernement existant... On améliore, on redresse, on ne déserte pas un gouvernement, et le seul moyen de l'améliorer, c'est de lui prouver que les conseils qu'on lui adresse sont des conseils, non pas d'amis douteux, mais d'amis certains. » M. Thiers se pique d'être de ces « amis certains » du gouvernement de 1830, et voici la preuve qu'il en donne: «C'est que, malgré quelques divergences d'opinions, quelques mécontentements personnels, je n'ai pas cessé, entendez-vous? de repousser les autres gouvernements qui pouvaient s'élever à sa place; c'est que, pour moi, derrière le gouvernement de Juillet, il y a la contre-révolution, et que, devant, il y a l'anarchie. » Puis, après avoir parlé de la contre-révolution : « Voilà pour ce qui est derrière.

Quant à ce qui est en avant, c'est-à-dire la prétendue république, je croyais, en 1830, et je crois encore aujourd'hui, que ce qui est en avant est incapable de se gouverner soi-même et de gouverner le pays. (Murmures à gauche.) J'ai cru et je crois encore qu'en avant il n'y avait que l'anarchie, et voici ce que j'appelle l'anarchie des hommes incapables de s'entendre pour faire un gouvernement, de maintenir l'ordre dans un pays, et de faire autre chose que ce qu'ils ont fait il Y a quarante ans, peut-être avec la gloire de moins. (Sensation.) Voilà ce que je croyais en 1830, et, permettez-moi de le dire, ce qui s'est passé depuis n'a pas contribué à me faire changer d'opinion. » Enfin, l'orateur, se résumant, termine ainsi : « Je ne vois que la contre-révolution derrière notre gouvernement; en avant, je vois un abîme; je reste sur le terrain où la Charte nous a placés. Je conjure mes amis de venir faire sur ce terrain un travail d'hommes qui savent édifier, et non pas un travail d'hommes qui ne savent que démolir. Les paroles que je viens de dire m'ont coûté; elles m'ont coûté beaucoup; elles me coûteront encore en descendant de cette tribune. Mais je me suis promis, à toutes les époques de ma vie, et j'espère que je tiendrai parole, de ne jamais humilier ma raison devant aucun pouvoir, quel qu'il fût, quelle que fût son origine, et de marcher toujours, le front haut, comme doit faire un homme qui a eu le courage jusqu'au bout de dire à tout le monde sa pensée, quelque désagréable qu'elle pût étre. »

Sur ces paroles, M. Thiers descend de la tribune, fort ému lui-même et laissant l'assemblée dans une extrême agitation. Rarement discours a produit une impression aussi vive'. Les partisans de la loi n'ont plus qu'à hâter le scrutin. Il leur faut cependant laisser le rapporteur, M. Dupin, résumer la discussion et faire, avec une précision vigoureuse, une dernière réponse aux objections. Enfin, voici l'heure de mettre aux voix les deux amendements établissant la régence élective et la

1 M. de Viel-Castel, en sortant de la Chambre, écrivait sur son journal intime : «La séance d'aujourd'hui est certainement la plus dramatique qu'il y ait eu depuis longtemps. » (Documents inédits.)

régence féminine. A ce moment, M. Dufaure se précipite à la tribune, et, se tournant vers M. Barrot, il adjure la gauche, en quelques paroles chaleureuses, de se joindre à la majorité, une fois les amendements repoussés, et de voter avec elle la loi. M. Barrot refuse avec une obstination solennelle. On procède au vote : les deux amendements sont rejetés par assis et levé, et l'ensemble de la loi est adopté par 310 voix contre 94. Ce n'est pas l'unanimité qu'on avait un moment révée, mais le succès en est presque plus complet. La minorité est trop faible pour avoir en rien diminué l'autorité de la loi, et la gauche n'a fait de tort qu'à elle-même.

Le surlendemain, le projet était porté à la Chambre des pairs. Le rapport y fut fait par le duc de Broglie, vrai chefd'œuvre du genre, substantiel et rapide, donnant de la loi le commentaire le plus élevé et la justification la plus décisive. La discussion, qui s'engagea et se termina le 29 août, n'eut ni l'éclat ni l'ampleur de celle du Palais-Bourbon. On se hata de passer au vote, et la loi fut adoptée par 163 voix contre 14. Les Chambres se séparèrent aussitôt, et la session fut prorogée au 9 janvier 1843.

V

Le gouvernement pouvait se féliciter de la session d'août 1842. Sans doute, pour qui réfléchissait, la blessure profonde faite le 13 juillet à la monarchie n'était pas guérie; le grand vide laissé par la mort du, duc d'Orléans était de ceux que l'on ne comble point par des mesures législatives. Mais enfin, tout ce qui pouvait être fait l'avait été. La loi de régence venait d'être votée, telle que le Roi la désirait, à une immense majorité et après une belle discussion. Dans le pays comme dans la Chambre, le sentiment monarchique s'était manifesté avec une vivacité et une étendue qui avaient surpris les amis du régime eux-mêmes. Sous le coup d'un affreux malheur, aux

prises avec une crise redoutable, la royauté de Juillet était apparue plus forte et la France plus sage qu'on n'eût pu s'y attendre. Les gouvernements étrangers, qui avaient douté de cette force et de cette sagesse, étaient amenés à les reconnaître 1. Bien que la question ministérielle eût été, d'un commun accord, systématiquement écartée des débats et renvoyée à plus tard, le succès de la session profitait au cabinet et semblait raffermir son crédit que le résultat équivoque des élections. avait ébranlé. On en était frappé même au loin: M. de Metternich trouvait que « la situation générale se prononçait d'une manière favorable à M. Guizot », et que celui-ci avait « de bien grandes chances de fonder ce ministère de durée » dont la France avait un « véritable besoin ». D'ailleurs, on ne pouvait contester que l'opposition, sortie si confiante, si arrogante, du scrutin du 9 juillet, ne fût singulièrement affaiblie par la rupture entre M. Thiers et M. Odilon Barrot. Depuis la scène de tribune où cette scission s'était produite avec tant d'éclat, presse s'en était emparée et l'avait rendue plus profonde encore, en en faisant la querelle non plus de deux hommes, mais de deux groupes. Entre les journaux de la gauche et ceux du centre gauche, ce n'étaient que récriminations amères. Vainement l'un d'eux, le Courrier français, éclairé par la satisfaction ironique avec laquelle le Journal des Débats faisait écho à ces polémiques et signalait le désarroi dont elles étaient la preuve, rappelait-il à l'opposition que « les partis doivent laver leur linge sale en famille », les ressentiments l'emportaient sur ces conseils, et ce même Courrier français était réduit à s'écrier tristement : « Hier encore, l'opposition touchait au but,... le programme était arrété, les hommes étaient d'accord, les postes assignés, et il ne restait plus qu'à laisser couler nos opinions dans le lit qu'on leur avait creusé.. Faut-il renoncer à ces plans de campagne? Le vote qui a constitué la régence a-t-il détruit et dispersé en même temps l'armée

la

1 Cf. les lettres de M. de Metternich au comte Apponyi, en date des 18 juillet, 13 et 26 août 1842. (Mémoires, t. VI, p. 617 à 621.)

2 Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 621, 622.

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