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efficace, et vous, ministres, vous l'aurez pour entendu. " A gauche, on applaudit vivement le discours de M. Dupin, moitié par reconnaissance, moitié par calcul. Ceux qui avaient voulu d'abord provoquer un vote de défiance y renoncèrent, se déclarant satisfaits du paragraphe de l'adresse ainsi commenté. Invité à s'expliquer sur ce commentaire, M. Guizot se borna à renouveler ses déclarations précédentes. « Si l'on veut nous imposer davantage, ajouta-t-il, qu'on le dise nettement, et nous nous y refuserons. » Comme M. Barrot pressait avec véhémence le cabinet, l'accusant de se dérober derrière une équivoque : «< L'équivoque n'est pas de notre côté », riposta M. Duchatel, et il somma l'opposition de proposer l'addition « d'une phrase disant en termes formels que la Chambre avait défiance du cabinet quant à la négociation à intervenir » . La gauche ne releva pas le défi, mais continua ses invectives. Enfin, après un débat de plus en plus tumultueux, le paragraphe de l'adresse fut voté à la presque unanimité; seuls, quelques députés d'extrême gauche votèrent contre; il y eut une dizaine d'abstenants, dont M. Guizot.

Dès le lendemain, chaque parti prétendit s'attribuer la victoire. En réalité, personne n'était vainqueur. L'opposition ne pouvait nier que, mise en demeure, elle n'avait osé présenter aucun des amendements de défiance préparés par elle, qu'elle s'était ralliée à une rédaction proposée par les amis du ministère, et qu'elle avait ainsi déclaré « se reposer sur la vigilance et la fermeté du gouvernement ». De son côté, le ministère avait, sous les yeux de tous, abandonné une partie du terrain qu'il était résolu à défendre; il avait suivi ceux qu'il eût été de son rôle de conduire. Subissant au Palais-Bourbon ce qu'il venait de combattre et de faire écarter au Luxembourg, il avait laissé mettre en question les conventions de 1831 et de 1833 qu'il voulait maintenir; il avait consenti éventuellement à en poursuivre la revision, ne se réservant que le choix du moment. Aussi comprend-on que la gauche se félicitât d'avoir affaibli le cabinet, et l'un des amis de M. Guizot pouvait écrire sur son journal intime, à la date du 11 fé

:

vrier 1843 « La discussion de l'adresse est loin d'avoir fortifié le ministère... Le pouvoir ne peut pourtant pas vivre à la condition d'annuler son action pour échapper à des échecs qui autrement seraient inévitables'. »

V

La question ministérielle, volontairement ajournée dans la session d'août, lors de la loi de régence, n'avait donc pas été résolue par le vote sur le droit de visite. On ne pouvait cependant laisser plus longtemps dans le doute le point de savoir si le cabinet avait ou non perdu la majorité, dans les élections de juillet 1842. La loi des fonds secrets fournissait une occasion de sortir de cette incertitude. De part et d'autre, on s'y prépara comme à une bataille que l'on pressentait devoir étre décisive. L'opposition, que l'accession de M. de Lamartine n'avait

pas

consolée de l'éloignement de M. Thiers, pressa ce dernier de prendre la tête de l'attaque. Ce fut en vain; le chef du centre gauche persista à se tenir à l'écart, mécontent et silencieux. Cette abstention fit croire au tiers parti que son heure était venue et qu'il lui appartenait de briguer la succession du cabinet. Des pourparlers eurent lieu, et bientôt le bruit se répandit qu'il y avait partie liée entre MM. Dufaure et Passy, d'une part, et M. Molé, de l'autre, pour former ensemble le cabinet qui devait remplacer celui du 29 octobre; on ajoutait que M. Thiers, consulté par M. Molé, lui avait promis son appui au moins pour une session, et que la gauche elle-même se montrait disposée à quelque bienveillance 2. Les choses étaient-elles à ce point préparées et concertées? On peut en douter. M. Molé, il est vrai, dans l'ardeur de son ressentiment contre M. Guizot, semblait tenté de former à son tour une seconde coalition pour se venger de celle dont il

1 Journal inédit du baron de Viel-Castel.

* Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

avait été la victime; mais, répugnant à se découvrir par des démarches trop précises et trop patentes, il s'en tenait à des conversations de salons ou de couloirs. M. Dufaure, avec une nature fort différente, n'aimait pas davantage à se compromettre; bien que devenu très âpre contre le cabinet, il était plus grondeur que décidé; par moments, paraissant accueillir les ouvertures de M. Molé; l'instant d'après, se reprenant, ombrageux et hérissé. Malgré tout, les meneurs de l'opposition affectaient de croire et faisaient répéter dans leurs journaux que l'accord était conclu. On racontait d'ailleurs, jusque dans des milieux conservateurs, que le Roi était d'avance résigné à un changement de ministres, et qu'il avait dit, en faisant allusion à l'éventualité d'un vote hostile à M. Guizot : « Mon relais est prêt'. » La conclusion était que la Chambre pouvait provoquer une crise, sans avoir à en redouter les suites.

Le cabinet ne laissait pas que d'être alarmé. Certains indices lui faisaient croire que la nouvelle coalition, afin d'éviter des explications gênantes, songeait à voter sans discussion, comme on avait fait, en février 1840, pour renverser le ministère du 12 mai. Il estima que le meilleur moyen de parer à ce danger était de marcher droit sur ses adversaires, de les forcer à se montrer au grand jour et à parler tout haut. Sans attendre la discussion dans la Chambre, le Journal des Débats ouvrit le feu avec une extréme vivacité, et dénonça cette « conjuration de muets », cette « intrigue honteuse qui n'osait s'avouer elleméme ». La vigueur de cette polémique donnait bonne atti

2

1 Lettre de la duchesse de Dino à M. de Barante. (Documents inédits.)

Le Journal des Débats disait, le 20 février 1843 : « Nous demandons et nous avons le droit de demander une discussion franche et complète, et, si nous ne l'obtenions pas, si le cabinet était renversé clandestinement par des adversaires honteux d'eux-mêmes et de leurs rôles, le ministère qui viendrait à la place est baptisé d'avance; il ne pourrait s'appeler que le ministère de l'intrigue. » Il ajoutait, le lendemain : « Nous n'aimons pas, on le sait, les coalitions; mais nous aimons encore moins, s'il est possible, l'intrigue honteuse, qui n'ose s'avouer ellemème... Que voyons-nous?... Une conjuration de muets, apostés auprès du pouvoir, et qui s'apprêtent à le saisir, si, après le combat auquel ils sont décidés à ne prendre aucune part, leur appoint mystérieux et furtif donne la majorité à J'opposition... Il faut donc que le pays, la Chambre et le ministère le sachent

tude au cabinet, rendait courage à ses amis et embarrassait ses adversaires. Toutefois, la situation demeurait critique, et plus on approchait du débat, plus le résultat en paraissait incertain.

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Ce débat s'ouvrit le 1 mars 1842. Il tourna tout de suite à l'avantage du cabinet. Vivement mis en demeure de s'expliquer', les chefs du tiers parti contrarièrent complètement la tactique des opposants qui, afin de détacher du cabinet les conservateurs hésitants, leur avaient affirmé que tout était prévu et concerté pour sa succession. M. Passy déclara qu'étant en désaccord avec la Chambre et avec M. Dufaure sur le droit de visite, il ne devait pas étre tenu pour candidat au ministère ». Quant à M. Dufaure, presque aussi empressé à se dérober, il démentit tout ce qui avait été dit sur la préparation de la future administration, et nia avec insistance qu'aucun concert préalable cût été établi. M. Guizot, mis en train par cette maladresse, prit la parole à deux reprises, d'abord pour exploiter avec habileté l'embarras de M. Dufaure, ensuite pour accabler superbement M. de Lamartine, qui avait voulu refaire une seconde édition de son discours de l'adresse contre « la pensée de tout le règne ». Qu'estce donc que cette pensée? demandait le ministre. « C'est, répondait-il, la pensée du pays. J'ai vu et vous avez vu comme moi le gouvernement de Juillet se lever au milieu de la France; je l'ai vu se lever comme l'homme entre dans le monde, nu et dépourvu de tout (mouvements divers); oui, nu et dépourvu de tout. J'ai vu l'émeute monter sans obstacle jusqu'au haut des escaliers de son palais. Toutes les forces qu'il possède aujourd'hui, tous les moyens d'action qu'il a entre les mains, il les a conquis par la publicité et la discussion; tout ce qu'il a fait, il l'a fait de l'aveu et avec le concours du pays, du pays libre et

convaincu (mouvements divers); il l'a fait, au milieu de vos dis

bien une comédie d'ambition se prépare. Méfions-nous des personnages muets qui veulent y jouer un rôle, »

1 Dans un discours fort mordant, l'un des amis du cabinet, M. Desmousseaux de Givré, avait interpellé M. Dufaure et M. Passy : « Quand on a vécu sous le même toit pendant trois ans, avait-il dit, il n'est pas permis de déménager la nuit, sans dire adieu à ses hôtes, »>

cussions, sous le feu de vos objections, en votre présence, à vous, minorité, opposition, aussi bien qu'en présence de la majorité qui le soutenait. (Vive approbation au centre.) Sachez donc quelle est la pensée que vous poursuivez! C'est la pensée de la France, de la France libre et convaincue. » (Approbation au centre.) Cette fois, M. de Lamartine avait surtout parlé de la politique extérieure. Le ministre passa en revue toutes ses objections, et y répondit de haut, non sans laisser voir le dédain que lui inspiraient tant d'inexpérience, d'irréflexion, de déclamation vide. Aux réponses de fait et de détail, il se plaisait à meler d'éloquentes généralités : « Comment, s'écriait-il, on s'étonne d'une politique qui demande qu'on patiente, qu'on temporise, qu'on sache attendre! Est-ce que cela est nouveau en politique, messieurs? Est-ce qu'il n'est pas arrivé à tous les gouvernements, aux plus hardis, aux plus forts, aux plus ambitieux, aux plus conquérants, d'attendre, de temporiser, de patienter? Vous parlez d'un an, de deux ans, comme de quelque chose qui doit lasser la patience d'un gouvernement, d'une assemblée; mais d'où venez-vous done? (On rit.) Vous n'avez donc jamais assisté au spectacle du monde? Vous ne savez donc pas comment les choses se passent et se sont passées de tout temps? De tout temps, il y a eu des moments, et des moments dans l'histoire, ce sont des années, de tout temps, il y a eu des moments où il a fallu savoir accepter les difficultés d'une situation, attendre des époques plus favorables, s'accommoder avec des faits qu'on ne pouvait écarter de son chemin comme un caillou que vous rencontrez sur le boulevard. (Mouvements divers.) Eh bien! quand nous sommes arrivés aux affaires, nous avons trouvé une situation de ce genre, nous nous sommes vus en présence d'une nécessité de ce genre. » Et plus loin : << Situation vraiment étrange que celle à laquelle on prétend nous réduire aujourd'hui, quand on nous oblige à venir sans cesse justifier la politique de la paix! Mais vous n'y pensez pas; c'est la guerre qui est obligée de se justifier. (Très bien!) La guerre est une exception déplorable, une exception qui doit être de plus en plus rare. Nous ne consentons pas à cette accu

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