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employer, l'un en France et l'autre en Angleterre, toute leur influence à inculquer les leçons de la paix ; et c'est là, certes, pour leurs vieux jours, une glorieuse occupation! La vie de chacun d'eux s'est déjà prolongée au delà de la durée ordinaire de l'existence accordée à l'homme, et j'espère que tous deux vivront longtemps encore, que longtemps ils pourront exhorter leurs compatriotes à déposer leurs jalousies nationales et à rivaliser honorablement de zèle pour l'augmentation du bonheur de l'humanité. (On applaudit.) Quand je compare la position, l'exemple et les efforts de ces hommes qui ont vu le soleil éclairer à son lever des masses vivantes de guerriers descendus dans la tombe avant que ce même soleil se couchât; lorsque je les entends répandre autour d'eux les leçons de la paix et user de leur autorité pour détourner leurs compatriotes de la guerre, j'espère que, de chaque côté du canal, les journalistes anonymes et irresponsables qui font tout ce qu'ils peuvent pour exaspérer l'esprit public (applaudissements), pour représenter sous un mauvais jour tout ce qui se passe entre les deux gouvernements désireux de cultiver la paix, disant à la France que le ministère français est l'instrument de l'Angleterre, et à l'Angleterre que le ministère anglais sacrifie l'honneur national par peur de la France, j'espère, dis-je, que ces écrivains profiteront de l'exemple de ces deux illustres guerriers, et je compte que ce noble exemple neutralisera l'influence des efforts dont je viens de parler, efforts qui ne sont pas dictés par le dévouement et l'honneur national, mais par le vif désir d'exciter les animosités entre les peuples ou de servir quelque intérêt de parti ou de personne. (Tonnerre d'applaudissements.)

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C'était beaucoup sans doute que le premier ministre, par l'ascendant de son caractère et de son éloquence, fit applaudir un tel langage au palais de Westminster; il n'en fallait pas cependant conclure que le gouvernement britannique fût sur le point d'entrer en négociation pour la revision des traités de 1831 et de 1833. Lord Aberdeen y eût-il été disposé par habi

17 février 1843.

tude conciliante, qu'il eût dû y renoncer par égard pour l'état de l'opinion. De Londres, M. de Sainte-Aulaire avait bien soin de ne laisser aucune illusion à son ministre; il lui « déclarait, sans la moindre hésitation, qu'aujourd'hui toute ouverture faite au cabinet anglais aboutirait à une rupture ou à une retraite de fort mauvaise grâce pour nous». Ainsi informé de la résistance qu'il devait s'attendre à rencontrer à Londres, M. Guizot tâcha de s'assurer, d'un autre côté, un concours qui déjà, quelques mois auparavant, lui avait servi à faire agréer son refus de ratifier la convention de 1841; il écrivit à M. de Flahault, ambassadeur de France à Vienne : « La question du droit de visite reste et pèsera sur l'avenir. J'ai sauvé l'honneur et gagné du temps; mais il faudra arriver à une solution. J'attendrai, pour en parler, que la nécessité en soit partout comprise. Causez-en, je vous prie, avec M. de Metternich. Il sait prévoir et préparer les choses. J'espère que, le moment venu, il m'aidera à modifier une situation qui ne saurait se perpétuer indéfiniment, car elle amènerait, chaque année, au retour des Chambres, et, dans le cours de l'année, à chaque incident de mer, un accès de fièvre très périlleux 2. M. de Metternich était alors d'humeur à écouter un pareil langage. Il s'intéressait vivement au maintien de M. Guizot 3, et venait précisément de le « féliciter de la manière dont il s'était tiré, dans les Chambres, de l'affaire du droit de visite ». Il se montra donc disposé à ne pas refuser, au jour

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Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 187.

* Ibid., p. 186.

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» Lettre du comte Apponyi, en date du 5 mars 18'43. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 677.)

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4 Lettre du 13 février 1843 (ibid., p. 675). M. de Metternich ajoutait cette réflexion : Il n'y a pas de question dans laquelle un cabinet puisse se trouver plus singulièrement placé que le nôtre dans celle-ci. Nous avons combattu les propositions anglaises, pendant plus de vingt ans. De guerre lasse, et restés seuls de notre bord, nous avons fini par céder à l'invitation pressante des deux puissances maritimes, et cela pour nous trouver engagés dans un système que nous avions combattu avec les raisons, fort bonnes d'ailleurs, que nous devons récuser aujourd'hui, parce qu'elles sont incomplètement soutenues par l'une des puissances originairement contractantes! Tout bien considéré, il me paraît prouvé que certaines idées philanthropiques ne nous conviennent pas. »

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où elle serait nécessaire, l'assistance qu'on lui demandait. La démarche faite par M. Guizot auprès de M. de Metternich était une précaution prise en vue d'une négociation que le vote de la Chambre l'obligeait à ouvrir un jour ou l'autre; elle n'indiquait pas, de la part du ministre français, l'intention de commencer aussitôt les pourparlers. Toujours convaincu, comme il l'avait dit à la tribune des deux Chambres, que, dans l'état de l'opinion anglaise, il n'y avait rien d'utile à tenter, et usant de la liberté qu'il s'était réservée de choisir le moment favorable, il recommanda à son ambassadeur auprès du gouvernement britannique « de se tenir, quant à présent, bien tranquille sur cette question-là ». Il veillait seulement à ce que ses agents eussent toujours présente à l'esprit la tâche difficile qu'il leur faudrait entreprendre plus tard, et son vigilant collaborateur, M. Désages, écrivait à M. de Jarnac, chargé d'affaires à Londres pendant les absences de M. de SainteAulaire : « Travaillez-vous toujours, in your closet, à cette terrible question du droit de visite? A tout événement, rendezvous tout à fait maître de la matière. » Et encore : Étudiezvous toujours, à part vous, la grande, la bien autrement grande question du droit de visite? N'y renoncez pas

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VII

Cette question du droit de visite n'était pas la seule qui soulevât alors des difficultés entre la France et l'Angleterre. Ces deux nations avaient de nombreux points de contact; et telle était l'influence d'une tradition séculaire d'antagonisme, de la divergence des intérêts et de l'antipathie des caractères, que ces contacts risquaient toujours d'amener des chocs ou au moins des froissements. Déjà nous avons eu sujet de faire cette observation à l'époque où les deux puissances se proclamaient

Lettres du 13 avril et du 13 juin 1843. (Notice sur lord Aberdeen, par le Comte DE JARNAC.)

alliées. A plus forte raison devait-il en étre de même après le refroidissement qui s'était produit depuis 1836 et le conflit qui avait éclaté en 1840. Aussi, au commencement de 1843, malgré les intentions conciliantes des hommes qui dirigeaient les affaires de chaque côté du détroit, les heurts étaient-ils, pour ainsi dire, de tous les instants. Des deux parts, on croyait avoir droit à se plaindre : tandis que sir Robert Peel exprimait rudement ses défiances, et que lord Aberdeen lui-même reprochait au gouvernement français de « témoigner, sous toutes les formes, son hostilité envers l'Angleterre, M. Guizot constatait ce qu'il appelait « le vice anglais, l'orgueil ainbitieux, la préoccupation constante et passionnée de soi-même, le besoin ardent et exclusif de se faire partout sa part et sa place la plus grande possible, n'importe aux dépens de quoi et de qui»; et le roi Louis-Philippe, attristé et offensé des soupçons dont il se voyait constamment l'objet, écrivait à son ministre : « La difficulté de détruire chez les Anglais ces illusions, ces défiances, ces misconceptions de nos intérêts, après quarante ans de contact avec eux, aussi bien, j'ose le dire, qu'après mes treize années de règne, me cause un grand ébranlement dans la confiance que j'avais eue de parvenir à établir, entre Paris et Londres, cet accord cordial et sincère qui est, à la fois, selon moi, l'intérêt réel des deux pays et le véritable alcazar de la paix de l'Europe2.

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Cet antagonisme, 'visible alors sur tous les théâtres où les deux politiques, française et anglaise, avaient accoutumé de rivaliser d'influence, - en Syrie, en Grèce, dans les vastes régions ouvertes à l'extension coloniale, - était particulièrement aigu et menaçant en Espagne. Il y avait près de dix ans que le déplorable état de la Péninsule était l'une des plus graves et des plus ennuyeuses préoccupations de notre diplomatie 3. Le danger avait d'abord semblé venir des carlistes, danger tel

1 Même notice.

2 Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 309, et t. VIII, p. 108.

Voy. ce qui a été déjà dit des affaires d'Espagne, liv. II, ch. xiv, § v; liv. III, ch. 1, §§ IV et vi; ch. 111, § III, et ch. vi, § 1.

qu'en 1835 et 1836, il avait été question d'une intervention militaire française. Depuis lors, la situation avait changé, sans devenir meilleure. L'insurrection carliste avait subitement pris fin, dans les derniers mois de 1839, par la trahison de Maroto; et don Carlos, réduit à se réfugier en France, avait été interné à Bourges, par ordre du gouvernement du roi Louis-Philippe. Mais à peine avait-on eu le temps de se féliciter, à Paris, d'événements qui semblaient un grand succès pour notre politique', qu'au mois de septembre 1840, une révolution chassait en Espagne les modérés du pouvoir, obligeait la reine mère Christine à fuir en France après avoir abdiqué la régence, et lui donnait pour successeur le chef militaire de la faction progressiste, le général Espartero. C'était la défaite du parti français et le triomphe du parti anglais. Lord Palmerston, alors encore au Foreign office, s'empressa de prendre sous sa protection le nouveau régent, tandis que l'ambassadeur de France à Madrid quittait l'Espagne, ne laissant derrière lui qu'un chargé d'affaires.

mal

Telle était la situation assez fàcheuse dans laquelle M. Guizot trouvait les affaires espagnoles, en prenant le pouvoir à la fin de 1840. Trop occupé de la question d'Orient pour songer à jouer un rôle actif dans les dissensions de la Péninsule, il ne prit pas une attitude offensive contre la nouvelle régence et se renferma dans une réserve froide, mécontente plutôt que veillante. S'il accordait à la reine Christine une hospitalité ouvertement amicale, il évitait de se compromettre officiellement dans les menées de ses partisans. Sans se laisser troubler par ceux qui lui reprochaient de livrer l'Espagne à l'Angleterre, il attendait du temps, des fautes des progressistes, des intérêts en souffrance, de la mobilité de l'opinion, que l'Espagne sentit elle-même le besoin de se rapprocher de la France.

1 Le maréchal Soult écrivait au duc d'Orléans, le 15 octobre 1839 : « En Espagne, tout marche à notre satisfaction, et le mérite des événements qui s'y sont passés depuis deux mois appartient incontestablement à la sagesse des conseils et des manifestations qui, avec l'approbation de Sa Majesté, ont eu lieu de notre part pour imprimer une impulsion nouvelle aux opérations.» (Documents inédits.)

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