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ment; nous ne sommes entrés dans aucune alliance spéciale étroite; nous avons la politique de l'indépendance, en bonne intelligence avec tout le monde... L'alliance intime avec l'Angleterre a pour vous cet inconvénient qu'elle resserre l'alliance des trois grandes puissances continentales. L'isolement a pour vous l'inconvénient plus grave encore de resserrer l'alliance des quatre grandes puissances. Ni l'une ni l'autre situation n'est bonne. Que chaque puissance agisse librement suivant sa politique, mais dans un esprit de paix, de bonne intelligence générale voilà le véritable sens du concert européen tel que nous le pratiquons; voilà la situation dans laquelle nous sommes entrés par la convention du 13 juillet.

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Peut-être, dans la majorité, quelques esprits trouvaient-ils M. Guizot un peu prompt à parler de « bonne intelligence avec les auteurs de l'offense du 15 juillet 1840. Mais M. Thiers se chargea aussitôt de leur faire comprendre le péril d'une politique de ressentiment. En effet, il voulut, lui aussi, indiquer quelle devait étre la situation de la France envers l'Europe. Passant en revue les diverses puissances, il les montra toutes hostiles. La Russie, disait-il, est notre adversaire depuis 1830. En Allemagne, « il n'y a pas un gouvernement qui ne regarde la France comme un ennemi tôt ou tard redoutable;... ils savent parfaitement qu'il y a entre eux et nous une question de territoire redoutable pour eux et une question de principe plus redoutable encore »; la question de territoire, c'est la rive gauche du Rhin; la question de principe, c'est la propagande des idées libérales françaises. Quant à l'Angleterre, M. Thiers estimait que, surtout depuis l'avènement des tories, on devait s'attendre à la voir le plus souvent se joindre à nos adversaires. Il résumait donc ainsi la situation : « Quand on a l'avantage de pouvoir se trouver tous réunis contre nous, on en saisit l'occasion avec empressement. » L'orateur en concluait-il qu'il fallait tâcher de désarmer ces défiances, manœuvrer habilement pour dissoudre cette coalition? Non, il engageait son pays à affronter seul, fût-ce les armes à la main, cette Europe malveillante et menaçante.

« Faites donc voir, s'écriait-il, que la France est forte par elleméme; ne faites pas consister sa force dans ses alliés. » Et il disait encore : « Si une fois la France ne montre pas, par une grande résolution, qu'elle est prête à braver toutes les conséquences, plutôt que de laisser s'accomplir le projet de l'annuler, son influence est sérieusement compromise. Si l'on ne croit pas que vous serez prêts à vous lever le jour où l'on vous bravera, vous serez bientôt la dernière nation. Non, je le dis franchement, toutes mes opinions (et les gens qui me connaissent le savent bien) ne me portent pas à l'opposition, mais je suis convaincu que si vous n'avez pas un jour la force d'une grande résolution, le gouvernement que j'aime, le gouvernement auquel je suis dévoué, aura la honte ineffaçable d'ètre venu au monde pour amoindrir la France. » Une politique d'isolement défiant et menaçant, qui aboutirait fatalement à la guerre et à la guerre d'un contre tous, telle était donc la perspective offerte par M. Thiers. Ce langage pouvait flatter la gauche; mais il n'était pas fait pour rassurer les conservateurs et les réconcilier avec le ministre du 1er mars.

On le vit bien lors du vote: M. Thiers ne put obtenir aucune manifestation contre la politique suivie par M. Guizot dans l'affaire d'Orient. Il se trouva une grande majorité pour adopter sur ce point le paragraphe de l'adresse, tel que l'avait rédigé la commission. Il est vrai que ce paragraphe se bornait à prendre acte de la convention du 13 juillet et à constater la clôture de la question sans un mot de satisfaction ou même d'approbation. Bien qu'exclusivement ministérielle, la commission n'avait pas osé demander davantage. La majorité se résignait au fait accompli; sa raison l'y obligeait; mais son amour-propre ne trouvait pas là de quoi panser ses blessures et satisfaire ses ressentiments. Elle comprenait qu'il n'y avait pas eu moyen de faire autre chose, et que nul autre ne se fût tiré plus convenablement d'une passe dangereuse; mais ce n'en était pas moins une déconvenue. La conviction était complète; mais c'était une conviction attristée. État d'esprit complexe et curieux qui méritait d'être noté. Si l'on s'en fût alors

mieux rendu compte, on aurait été moins surpris de l'explosion qui allait se produire à propos de la question, devenue tout de suite si fameuse et si brûlante, du droit de visite.

V

Peu de jours avant l'ouverture de la session, les journaux avaient annoncé — sans que le public y fit grande attention que notre ambassadeur à Londres venait de signer, le 20 décembre 1841, avec le gouvernement britannique et les représentants des autres grandes puissances, une convention relative à la visite des navires soupçonnés de faire la traite des nègres. Pour comprendre la portée de cet acte et les suites qu'il devait avoir, il convient de remonter un peu en arrière. On sait avec quelle ardeur, avec quelle passion l'Angleterre avait pris en main, depuis le commencement du siècle, la cause de l'abolition de la traite. Des motifs divers l'y avaient poussée un sentiment religieux, profond et vrai, l'amourpropre national, et aussi, dans une large mesure, l'intérêt de sa suprématie maritime et commerciale. Ayant obtenu du congrès de Vienne qu'il fit entrer cette abolition dans le droit public européen, le cabinet de Londres demanda aussitôt après, comme conséquence de ce principe, que les puissances se concédassent réciproquement le droit de visite sur les bâtiments de leurs nationalités respectives: c'était, disait-il, le seul moyen d'atteindre efficacement les négriers, qui avaient toujours à bord plusieurs pavillons différents et s'en couvraient successivement pour échapper aux croiseurs. L'argument était sérieux, sincère, mais était-il entièrement désintéressé? Les autres États ne le jugeaient pas tel; ils se disaient qu'avec sa supériorité numérique, la flotte britannique aurait en fait, une fois le droit de visite établi, la police de toutes les autres marines : c'était, à leurs yeux, une manifestation nouvelle de l'ancienne prétention de l'Angleterre à la domination des

mers. La résistance à cette suprématie était particulièrement dans les traditions de la politique française: aussi le gouvernement de la Restauration, plusieurs fois sollicité, s'était-il refusé constamment à rien concéder sur le droit de visite. Au lendemain de la révolution de Juillet, la monarchie nouvelle se montra plus facile; elle se faisait un point d'honneur libéral de servir la cause abolitionniste, et surtout, en face de l'Europe inquiète et malveillante, elle avait besoin de l'alliance anglaise. Par une convention du 30 novembre 1831 que compléta un second traité du 22 mars 1833, les deux puissances s'accordèrent réciproquement le droit de visite dans de certaines régions; il était stipulé que le nombre des croiseurs de l'une ne pourrait dépasser de moitié celui des croiseurs de l'autre. Le public français, jusqu'alors fort ombrageux en ces matières, laissa faire sans élever aucune protestation à vrai dire, son attention était ailleurs. Ce ne fut pas tout. La convention ne pouvait avoir toute son efficacité que si les autres États Y adhéraient et enlevaient par là aux négriers la chance d'échapper à la visite en arborant tel ou tel pavillon : le gouvernement français se joignit à celui d'Angleterre pour solliciter ces adhésions. Ainsi furent obtenues successivement celles du Danemark, de la Sardaigne, de la Suède, de Naples, de la Toscane, des Villes hanséatiques. La Russie, l'Autriche et la Prusse résistèrent plus longtemps; ce ne fut qu'en 1838 et sur les instances renouvelées des deux États maritimes, qu'elles se montrèrent disposées à accepter ce droit de visite; seulement, ne trouvant pas que leur dignité de grandes puissances leur permit d'accéder à des traités faits sans elles, elles demandèrent qu'une nouvelle convention fût conclue dans laquelle elles figureraient comme parties principales sur le même pied que la France et l'Angleterre. Notre ambassadeur à Londres fut autorisé à négocier sur ces bases. Après diverses péripéties, on était tombé d'accord, en 1840, pour rédiger un projet de convention qui reproduisait à peu près les clauses de 1831 et de 1833; seulement ce projet étendait les zones où la visite pouvait être exercée, et ne limitait pas la proportion des croiseurs de chaque puis

sance; ce dernier changement était rendu nécessaire par l'accession de la Prusse, dont la marine de guerre était comparativement peu nombreuse. Le 25 juillet 1840, c'est-à-dire dix jours après avoir conclu sans nous le fameux traité réglant les mesures à prendre contre le pacha d'Égypte, lord Palmerston, comme si rien ne s'était fait, nous avait invités à procéder aux signatures de la nouvelle convention sur le droit de visite. M. Thiers ne faisait aucune objection sur le fond, mais le moment lui parut mal choisi; il lui déplaisait de « faire un traité avec des gens qui venaient d'être si mal pour nous » . La négociation, sans être rompue, se trouva dès lors suspendue de fait pendant un an. En 1841, le jour même où la convention des Détroits vint clore le différend né du traité du 15 juillet 1840, lord Palmerston remit sur le tapis la convention du droit de visite. Il avait ses raisons pour être pressé. Le cabinet dont il faisait partie, loin d'avoir trouvé des forces dans le succès de sa campagne orientale, succombait sous le poids des embarras financiers dont cette campagne était en partie la cause; chaque jour plus délaissé par l'opinion, il avait à peine encore quelques semaines à vivre. Lord Palmerston désirait vivement ne pas se retirer sans avoir mené à fin une affaire que la nation anglaise avait tant à cœur. Mais M. Guizot n'avait aucune raison d'être agréable au promoteur du traité du 15 juillet. Il refusa donc formellement, et sans cacher pourquoi, de montrer l'empressement qu'on lui demandait. Sur ces entrefaites, le 30 août 1841, le cabinet whig, mis en minorité dans le pays d'abord, dans le parlement ensuite, dut définitivement céder la place aux tories sir Robert Peel succéda à lord Melbourne en qualité de « premier », et le Foreign office passa aux mains de lord Aberdeen. Les nouveaux ministres témoignaient d'intentions bienveillantes à notre égard; quand ils critiquaient leurs prédécesseurs, l'atteinte portée à l'alliance française n'était pas le grief sur lequel ils insistaient le moins. M. Guizot leur savait gré de ces bonnes dispositions et croyait de sage politique d'y répondre. Aussi, dès que lord Aberdeen, en octobre 1841, lui reparla du droit de visite, il lui fit un

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