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Ainsi, qu'on regardât au delà ou en deçà des frontières, qu'on s'attachât à l'apparence ou à la réalité, l'entrevue d'Eu était un fait heureux pour la politique française. Ce succès diplomatique, s'ajoutant au succès parlementaire qui avait marqué la fin de la session de 1843, particulièrement au vote des fonds secrets, faisait une bonne situation au ministère du 29 octobre. Il ne restait plus rien de l'ébranlement produit par le résultat équivoque des élections de juillet 1842. La partie qui, pendant quelque temps, avait paru douteuse, était gagnée, et le cabinet terminait, dans une sécurité qu'il n'avait pas encore connue, sa troisième année d'existence. Une durée de trois ans ! Cela seul n'était-il pas un progrès inespéré? Les esprits réfléchis en étaient frappés. « Je vois avec plaisir, écrivait alors la duchesse de Dino à un de ses amis, que votre opinion est très favorable à la situation du ministère Guizot. Tout ce qui assure de la durée à quelque chose ou à quelqu'un est inappréciable en France... Il semble que la mauvaise veine soit épuisée et que la mort de ce pauvre duc d'Orléans ait été la clôture des mauvais jours'. » Cette stabilité si nouvelle avait son heureux contre-coup sur le développement des affaires; la prospérité était grande. Il ne faudrait pas croire cependant qu'en devenant ainsi plus solide, le ministère eût acquis une vraie popularité, et que l'opinion fût disposée à lui témoigner beaucoup de gratitude pour les services qu'il rendait. Dans une lettre qu'il adressait à M. Guizot, le 7 novembre 1843, M. de Barante notait assez exactement l'état des esprits : « Vous devez être content, disait-il au ministre, car il me parait que le pays l'est aussi. Sans doute son bien-être ne lui donne ni conviction, ni affection, ni reconnaissance; il est mème en garde contre de tels sentiments; mais il est sciemment calme et s'applaudit de son repos *. »

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CHAPITRE IV

L'ENTENTE CORDIALE ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE

(Septembre 1843-février 1844.)

I. Lord Aberdeen et ses rapports avec le cabinet français. Les voyages du duc de Bordeaux en Europe. Sur la demande du gouvernement du Roi, la reine Victoria décide de ne pas recevoir le prétendant. Les démonstrations de Belgrave square. Leur effet sur le roi Louis-Philippe. Cet incident manifeste les bons rapports des deux cabinets. II. Le discours du trône en France proclame l'entente cordiale. Discussion sur ce sujet dans la Chambre des députés. M. Thiers rompt le silence qu'il gardait depuis dix-huit mois. L'entente cordiale ratifiée par la Chambre. III. Débats du parlement anglais. Discours de sir Robert Peel. IV. La dotation du duc de Nemours. Une manifestation des bureaux empêche la présentation du projet désiré par le Roi. Article inséré dans le Moniteur. Mauvais effet produit. V. L'incident de Belgrave square devant les Chambres. Le projet d'adresse « flétrit» les députés légitimistes. Premier débat entre M. Berryer et M. Guizot. Faut-il maintenir le mot fletrit? Nouveau débat. M. Berryer rappelle le voyage de M. Guizot à Gand. Réponse du ministre. Scène de violence inouïe. Le vote. Réélection des flétris». Reproches faits par le Roi à M. de Salvandy. Conséquences fàcheuses que devait avoir pour la monarchie de Juillet l'affaire de la flétris

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I

Aussitôt après la visite faite à Eu, en septembre 1843, par la reine Victoria, les cabinets de Londres et de Paris s'appliquèrent, avec une bonne volonté et une bonne foi égales, à pratiquer leur nouvelle politique d'entente. Au mois d'octobre, lord Aberdeen, s'étant rendu dans sa terre de Haddo, en Écosse, pour y prendre un peu de repos, invita à l'y suivre notre chargé d'affaires qui était en ce moment le comte de Jarnac. Le ministre et le diplomate vécurent à Haddo sur un

pied d'intimité confiante et affectueuse. « Le repas du matin terminé, a raconté M. de Jarnac ', lord Aberdeen m'emmenait dans son cabinet. Les courriers de l'ambassade comme ceux du Foreign office nous arrivaient sans cesse. Nous nous communiquions tout, autant que les intérêts du service le permettaient; nous causions de tout à cœur ouvert. » Puis, à d'autres moments, le soir principalement, c'étaient de longues conversations où le secrétaire d'État devisait librement des choses et des hommes de la politique. Tantôt, il réveillait ses souvenirs sur les luttes du commencement du siècle, sur Napoléon, sur Talleyrand qu'il jugeait sévèrement, sur les autres personnages de cette tragique époque. Tantôt, revenant au temps présent, «< il parlait volontiers, rapporte son interlocuteur, de l'inflexible intégrité du duc de Broglie; de la reine Marie-Amélie, that angel on earth, à laquelle il avait voué un culte tout particulier, la seule personne de notre siècle, disait-il, contre laquelle le souffle de la calomnie n'a jamais osé s'élever; de la noble lutte que soutenaient le roi Louis-Philippe et M. Guizot pour les intérêts les plus chers de l'humanité » ; toutefois, il laissait voir des doutes sur l'issue de cette lutte les destinées futures de notre pays l'inquiétaient. Le sujet le plus fréquent des entretiens était naturellement la situation respective de la France et de l'Angleterre. C'est même en cette circonstance que leurs nouveaux rapports paraissent avoir reçu, pour la première fois, le nom qu'ils devaient conserver dans l'histoire diplomatique. Un jour, en effet, le ministre fut amené à communiquer à notre chargé d'affaires une longue lettre confidentielle qu'il adressait à son frère sir Robert Gordon, ambassadeur à Vienne; dans cette lettre, pour caractériser les relations qu'il désirait désormais entretenir avec le gouvernement français, il se servait de cette expression : « A cordial good understanding, une cordiale bonne entente. "

:

Bien que dégagé des préjugés surannés et supérieur aux mesquines jalousies, lord Aberdeen restait non seulement très

1 Notice de M. le comte de Jarnac sur lord Aberdeen.

anglais, mais aussi très tory. Cette disposition d'esprit influait sur sa façon de concevoir l'entente des deux puissances occidentales. Au lendemain de 1830, alors que les whigs étaient au pouvoir, cette entente avait été plus ou moins une alliance libérale destinée à tenir tėte, en Europe, aux cabinets réactionnaires. En 1843, dans l'esprit du ministre tory, elle devait avoir un caractère conservateur et surtout pacifique. C'était parce que le gouvernement du roi Louis-Philippe résistait, en France, à l'esprit révolutionnaire et belliqueux, c'était pour le seconder dans cette résistance, que lord Aberdeen estimait utile et juste de se rapprocher de lui. Tout en effectuant très loyalement ce rapprochement, il n'oubliait pas que l'alliance avec les puissances continentales avait été la tradition de son parti et qu'elle pourrait redevenir nécessaire, au cas, nullement impossible, où la France tenterait de détruire l'œuvre de 1815. Il demeurait très attaché à cette œuvre à laquelle il avait pris personnellement une grande part; l'état européen, créé à cette date, lui paraissait la condition de la sécurité de la Grande-Bretagne qui se trouvait sans armée en face de la France toujours occupée à développer ses forces militaires. « L'alternative pour nous, disait-il à M. de Jarnac, c'est une Europe fortement constituée dans notre intérêt, ou des armements extraor dinaires et excessifs; notre grandeur, notre indépendance, notre sécurité même sont à ce prix. » Aussi ne cachait-il pas au chargé d'affaires français qu'il ferait cause commune avec les autres cours, si nous voulions toucher aux traités de 1815: « Souvenez-vous, lui disait-il un jour où la conversation avait porté sur l'Autriche, souvenez-vous, quelle que soit d'ailleurs l'intimité de notre union, qu'en Italie, je ne suis pas Français, je suis Autrichien. » Sous l'empire du mėme sentiment, il s'appliquait à calmer les mécontentements que l'entrevue d'Eu avait provoqués à Vienne et à Berlin. « Dans ce rapprochement, disait-il à M. de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, il n'y a rien d'exclusif; d'ailleurs, la paix et la bonne harmonie ne peuvent que gagner à ce que les relations des grandes cours avec celle de France rede

viennent entièrement ce qu'elles étaient de 1815 à 1830'. » Il ne manquait pas une occasion de rappeler au diplomate prussien que son dessein principal, en se rapprochant de la France, était d'y contenir le parti de la guerre. Ces explications ne suffisaient pas, il est vrai, à dissiper la mauvaise humeur des cabinets de Berlin et de Vienne. M. de Metternich, entre autres, ne parlait pas sans colère de la « monstrueuse jonction de la France et de l'Angleterre, et de la « stupidité » avec laquelle le cabinet de Londres se laissait jouer par celui de Paris3.

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Le soin avec lequel lord Aberdeen tâchait de prévenir tout refroidissement entre la Grande-Bretagne et les cours du continent, n'impliquait pas de sa part double jeu. C'était seulement une précaution qui lui paraissait imposée par les incertitudes. de l'avenir. Pour le moment et tant qu'à Paris on demeurait conservateur et pacifique, il s'appliquait, « sans briser les autres alliances qui lui tenaient lieu d'armements », à entretenir avec notre gouvernement des relations vraiment intimes. « Pour la France, a rapporté M. de Jarnac, étaient au fond la grande considération, les grands égards, les grandes prévenances. En tout, depuis l'action commune sur les plus importantes questions jusqu'au plus intime détail de l'étiquette et du cérémonial, pour elle était le pas, pour elle le premier rang . » En Grèce et en *. Espagne, sur les deux théâtres où l'antagonisme était naguère le plus aigu, des efforts sincères étaient tentés pour faire entrer la cordiale entente dans la pratique; sans doute, les instructions conciliantes envoyées de Londres n'avaient pas, du premier

Cité dans une lettre du comte Bresson à M. Guizot, en date du 29 septembre 1843. (Documents inédits.)

HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1848, t. II, p. 583.

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3 La seule consolation que M. de Metternich trouvait au spectacle de cette « monstrueuse jonction », était l'espoir qu'elle ne durerait pas. On a pris à Paris et à Londres, écrivait-il au comte Apponyi le 26 janvier 1844, l'habitude d'une politique de sous-entendus; à Paris, c'est la finesse qui doit remplacer le fond qui manque en toutes choses; à Londres, on est franchement stupide. Or, comme la stupidité a aussi son réveil, c'est de Londres que viendront les premières causes de tension. La finesse, étant toujours éveillée, n'est pas soumise aux mêmes lois; elle va aussi longtemps que le permet la force des choses. » (Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 19 et 20.)

4 Notice sur lord Aberdeen.

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