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eux, on remarquait plus d'un grand nom de la noblesse, deux pairs le duc de Richelieu et le marquis de Vérac, et cinq députés : MM. Berryer, de Larcy, de Valmy, Blin de Bourdon et de la Rochejaquelein'. Aucun doute sur le caractère de la démarche. Ce n'était pas seulement un prince malheureux qu'on venait honorer et consoler; c'était le souverain légitime qu'on acclamait, pour l'opposer à l'usurpateur. Le 29 novembre, le duc de Fitz-James lisait, à la tête de trois cents de ses amis politiques, une adresse à celui qu'il appelait « son roi », et des cris de Vive Henri V! suivaient ce discours. Chaque jour, c'était une manifestation nouvelle, dont les journaux s'appliquaient ensuite à prolonger en France le retentissement.

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Au nombre des visiteurs était M. de Chateaubriand. On avait vu, non sans quelque étonnement, ce grand désenchanté, qui proclamait «< ne plus croire à la politique » sortir de sa retraite chagrine et dédaigneuse2, pour prendre part à cet acte de piété et de foi monarchiques. Il en fut largement payé. Après le prince, tous les honneurs furent pour lui. Les royalistes présents à Londres lui apportèrent solennellement le témoignage de leur reconnaissance. « Après avoir rendu hommage au roi de France, disaient-ils, toujours par l'organe du duc de Fitz-James, il nous restait encore un autre devoir à remplir, et nous nous sommes présentés auprès de vous, pour rendre hommage à la royauté de l'intelligence. >> Le duc de Bordeaux lui-même s'associa à cet hommage, et il déclara que, s'il aspirait au trône de ses ancêtres, c'était pour servir la France « avec les sentiments et les principes de M. de Chateaubriand » . Ce dernier, à la fois flatté et ému, écrivait à ses amis de Paris : « Je viens de recevoir la récompense de toute ma vie...... Je suis là à pleurer comme une bête. » Il ajoutait, à la vérité, pour ne pas paraître dupe de sa propre émotion : «< Hélas! tout cela, ce sont des paroles; c'est du roman qui

1 Un autre député, le marquis de Preigne, se rendit aussi à Londres mais il déclara plus tard que son voyage avait eu pour motif des affaires personnelles, et que sa visite au prince n'avait été dictée que par un sentiment de convenance et de politesse.

Sur cette retraite de M. de Chateaubriand après 1832, cf. liv. II, ch. 1x, § x.

n'empêche pas le monde de marcher. » Doit-on chercher dans le langage tenu en cette circonstance par M. le duc de Bordeaux l'expression de ses idées personnelles à cette époque? Il faudrait alors savoir ce qu'étaient « les sentiments et les principes de M. de Chateaubriand »; on eût pu étre embarrassé de les définir. Toutefois, le prince laissait voir par là une certaine préoccupation de se donner une physionomie libérale. Sur un autre point, il marqua, sinon ce qu'il voulait, du moins ce qu'il ne voulait pas ce fut en accueillant très froidement le marquis de la Rochejaquelein, représentant de ce royalisme démocratique qui, à la suite de la Gazette de France, pronait le suffrage universel, l'appel au peuple et l'alliance avec la gauche. Le prince voulait-il ainsi venger M. Berryer qui, peu auparavant, avait été violemment attaqué par la Gazette? Il ne parut pas cependant témoigner de faveur particulière au grand orateur qui, à Londres, fut laissé dans une situation un peu effacée, nullement en rapport avec son importance en France; l'action parlementaire n'était probablement pas celle qui intéressait le plus le petit-fils de Charles X. Du reste, il ne faudrait pas se figurer qu'aucun programme politique un peu précis se dégageât des manifestations de Belgrave square. Les pèlerins n'étaient venus chercher rien de semblable; ils avaient voulu surtout satisfaire un sentiment c'était le propre, l'originalité et parfois aussi la force de l'opinion légitimiste d'agir beaucoup par sentiment; ainsi se trouvait-elle plus capable qu'une autre de fidélité et de sacrifices. Si le prince ne formula pas de programme, il saisit du moins cette occasion de poser les bases d'une organisation de ses partisans dans la France entière, organisation émanant de lui et aboutissant à lui. Du vivant même du comte de Marnes, qui demeurait immobile à Goritz', celui qui dès lors s'appelait le comte de Chambord prenait en main le gouvernement du parti royaliste. A cette date, commence ce règne de l'exil qui devait se prolonger pendant près de quarante ans.

Le comte de Marnes n'avait plus, du reste, que quelques mois à vivre. Il mourut le 3 juin 1844.

Aux Tuileries, on prétait grande attention aux scènes de Belgrave square. Louis-Philippe se faisait remettre chaque jour la liste des pèlerins, et toutes les fois qu'il y trouvait un nom considérable, il ne dissimulait pas son déplaisir. La participation des députés qui lui avaient prêté serment de fidélité lui parut surtout un scandale intolérable. « Le Roi, écrivait sur son journal intime un ami de la monarchie de Juillet, est très blessé et très préoccupé du concours croissant des légitimistes qui vont voir en Angleterre M. le duc de Bordeaux. Il en parle beaucoup trop'. » Son désir eût été de faire réprimer des manifestations qu'il jugeait factieuses; mais les moyens légaux manquaient, et il n'en connaissait pas d'autres. Tout au plus put-on révoquer les maires qui s'étaient rendus à Londres et poursuivre une feuille royaliste, la France, que le jury, suivant son habitude, se hâta d'acquitter.

Si notre gouvernement ne pouvait rien en France pour réprimer des faits se passant en Angleterre, avait-il du moins chance d'obtenir quelque nouvelle assistance du cabinet britannique? Il n'hésita pas à la lui demander. Lord Aberdeen répondit en exprimant son regret d'être sans armes légales pour empêcher ce qu'il qualifiait de « scandale insensé et coupable » ; mais il fit aussitôt notifier au duc de Lévis, conseiller du duc de Bordeaux, « que la Reine et son gouvernement avaient été péniblement affectés des scènes de Belgrave square, et qu'ils les verraient avec peine se renouveler ». Le duc de Lévis protesta du désir qu'avait son prince d'éviter tout ce qui pourrait déplaire à la reine d'Angleterre; le comte de Chambord, ajouta-t-il, était le premier à regretter qu'on lui eût donné le titre de roi; il n'avait pu, sur le moment, contrister ses amis par une réprimande sévère, mais son intention n'était point de prendre ni d'encourager personne à lui donner un autre titre que celui de comte de Chambord. En fait, cette démarche du gouverne

1 Journal inédit du baron de Viel-Castel, à la date du 27 novembre 1843.

2 Lettres de M. de Sainte-Aulaire, en date des 30 novembre, 1er et 8 décembre 1843, et note de lord Aberdeen, en date du 9 décembre. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 63 à 66.)

ment anglais produisit son effet. Pendant les quelques semaines le jeune prince resta encore en Angleterre, il eut soin de ne plus faire acte de prétendant.

que

Ainsi, du commencement à la fin de cet incident, le cabinet britannique avait déféré avec empressement à tous les désirs du cabinet des Tuileries. Celui-ci y était d'autant plus sensible que l'affaire lui tenait plus à cœur. M. Guizot ne manqua pas de remercier lord Aberdeen de « ses excellents procédés1». En même temps Louis-Philippe écrivait, le 12 novembre 1843, à son très cher frère et excellent ami » le roi des Belges : « Veuillez faire parvenir à la reine Victoria combien je suis touché, ainsi que toute ma famille, des sentiments qu'elle nous a manifestés sur ce point et de la ténacité qu'elle y a mise. Veuillez aussi, si vous en avez l'occasion, faire savoir à lord Aberdeen combien j'apprécie, ainsi que mon gouvernement, ses procédés envers nous en cette circonstance 2. » Les deux cabinets tenaient d'ailleurs à bien marquer qu'il ne s'agissait pas seulement d'un bon office accidentel et passager. Ils se plaisaient à voir là l'une des premières manifestations de l'entente qu'ils désiraient établir entre eux. C'est sous ce jour que la chose était présentée aussi bien à Paris qu'à Londres. Dès les premières communications, le 6 novembre, M. Guizot, exposant les conséquences qu'aurait le refus par la Reine de recevoir le duc de Bordeaux, disait : « Ce résultat, excellent en soi et pour nous, sera excellent aussi pour les relations de nos deux pays. On y verra une preuve éclatante de la cordiale amitié de la reine d'Angleterre pour notre famille royale, de son gouvernement pour le nôtre, de l'Angleterre pour la France. Ce sera le complément de la visite au chà

62.

1 Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 2 Revue rétrospective. Le Times avait publié, pendant le séjour du duc de Bordeaux à Londres, un article tout à fait conforme aux vues du gouvernement français. L'auteur de cet article était M. Reeve, alors à Paris. Peu de jours après, comme il était présenté au Roi, celui-ci lui dit : « Je regrette, monsieur Reeve, de ne pouvoir vous exprimer plus complètement, en cette circonstance, combien je vous ai d'obligations pour le service que vous nous avez rendu. » (The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 216.)

teau d'Eu. Nous puiserons dans ces deux faits la réponse la plus frappante, la plus populaire aux déclamations et aux méfiances les plus aveugles'. » De l'autre côté, ce n'était pas seulement lord Aberdeen qui entrait pleinement dans l'idée exprimée par M. Guizot; sir Robert Peel lui-même disait à notre chargé d'affaires : « Je veux qu'il résulte de cet incident un nouveau motif de rapprochement et de confiance mutuelle entre les deux cours 2.

"

II

Fort satisfait des avantages qu'il retirait de sa bonne entente avec le cabinet anglais, le gouvernement français estima que cette entente devait être non seulement fidèlement pratiquée, mais hautement proclamée. Au début de la monarchie de Juillet, il avait été longtemps d'usage d'insérer dans les discours de la couronne, en France et en Angleterre, une mention spéciale de l'union existant entre ces États. Notre gouvernement jugea le moment venu de reprendre cette tradition, interrompue depuis 1836. En ouvrant, le 27 décembre 1843, la session de 1844, le Roi témoigna solennellement de « la sincère amitié qui l'unissait à la reine de la Grande Bretagne » et de la cordiale entente » établie entre les deux cabinets. Il avait, on le voit, traduit l'expression même dont s'était servi lord Aberdeen, dans la dépêche communiquée à M. de Jarnac cordial understanding. La progression des formules employées à ce sujet, depuis 1840, était curieuse à observer. En 1841, avant la convention des Détroits, M. Guizot proclamait, à la tribune, « l'isolement et la paix armée »; en 1842, c'était «l'indépendance au sein de la bonne intelligence » ; en 1843, il se hasardait à parler « d'accord sans intimité ». Cette

1 Lettre de M. Guizot au comte de Jarnac, en date du 6 novembre 1843. (Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 58.)

• Lettre du comte de Jarnac, en date du 8 novembre 1843. (Ibid., p. 61.)

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