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contre M. Thiers, contre sa politique de bascule, contre ses trop grands ménagements pour les fluctuations de l'opinion dans les questions étrangères, contre ses témérités de 1840. Ce fut seulement après avoir affaibli par cette offensive l'autorité de son contradicteur, qu'il en vint à justifier sa propre politique. Il se défendit tout d'abord d'avoir aliéné, dans une mesure quelconque, la liberté du pays. Il exposa comment la bonne intelligence, l'entente cordiale, n'étaient pas une alliance. Une alliance, c'est un engagement formel sur des questions déterminées et dans un dessein spécial. La convention pour aller prendre Anvers et vider, à cette époque, les affaires de Belgique, le traité de la quadruple alliance pour les affaires d'Espagne, voilà des alliances, des alliances véritables. Rien de pareil aujourd'hui. Les mots dont s'était servi le discours de la couronne exprimaient seulement que, « sur certaines questions, les deux pays avaient compris qu'ils pouvaient tenir d'accord une certaine conduite, qu'ils pouvaient s'entendre et agir en commun, sans engagement formel, sans aucune aliénation d'aucune partie de leur liberté ». Passant ensuite à un reproche plus délicat encore, celui d'avoir blessé le sentiment national : « Je n'ai point oublié, disait M. Guizot, les événements de 1840 et l'offense que le pays a reçue à cette époque. Mais enfin, le cabinet, je pourrais dire le ministre, de qui cette offense provenait, est tombé. Ses successeurs ont témoigné, avant leur avènement, depuis leur avènement, les sentiments les plus bienveillants, non seulement pour la France, mais pour le gouvernement sorti de notre révolution de Juillet. Qu'y avait-il à dire? Fallait-il reporter sur eux les torts de leurs prédécesseurs et nos éternelles rancunes? Les peuples ne vivent pas de fiel. » Le ministre terminait ainsi : « Il ne faut pas hésiter à parler de la bonne intelligence, quand la bonne intelligence est réelle. C'est en rendant justice à ce fait, c'est en le proclamant vous-mêmes que vous le maintiendrez, que vous le développerez. La paix veut être soignée et cultivée... Votre dignité n'est pas intéressée à ne pas rendre justice à la vérité, à vous montrer rancuniers, pleins d'humeur, quand aucun motif réel et sérieux n'en existe. »

Après cette éloquente passe d'armes des deux grands orateurs, la discussion se prolongea encore. M. Guizot remonta une troisième fois à la tribune; ce fut moins pour apporter de nouveaux arguments il avait tout dit que pour poser hautement la question de confiance. Le vote eut lieu le 22 janvier 1844. Il se présentait sans aucune des équivoques qui s'étaient produites à propos du droit de visite, lors des adresses de 1842 et de 1843. L'amendement de M. Billault fut repoussé à mains levées : on évalua la majorité à une soixantaine de voix. Pour le moment du moins, la politique de l'entente cordiale triomphait à la Chambre.

III

La session du Parlement anglais devait s'ouvrir le 1a février. Notre gouvernement se préoccupait vivement du langage qui y serait tenu. Dans l'état de susceptibilité où était l'opinion française, un mot prononcé à Londres pouvait faire perdre tout le terrain qu'on venait de gagner à Paris. Or, le cabinet tory, tout comme le ministère du 29 octobre, se trouvait aux prises avec une opposition qui lui reprochait d'avoir une politique extérieure sans énergie, sans dignité, et de sacrifier les intérêts nationaux à « l'entente cordiale ». Lord Palmerston était l'organe singulièrement passionné et parfois redoutable de cette opposition. Déjà, à la fin de la session précédente, le 28 juillet 1843, lors de la chute d'Espartero, il avait fait, sur cet abaissement de la politique de son pays, un discours bien fait pour piquer au vif le vieil orgueil anglais. Les ministres tories ne pouvaient-ils pas être amenés, pour prévenir de telles attaques, à tenir, dans leur parlement, un langage qui nuirait, dans le nôtre, à la cause de l'entente cordiale? C'était là ce qui inquiétait M. Guizot, d'autant qu'il savait sir Robert Peel plus soucieux de ménager les préjugés

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nationaux qu'expert à observer les nuances diplomatiques '. L'événement prouva que ces inquiétudes étaient sans fondement. La Reine, dans son discours à peu près modelé sur celui du roi des Français, se félicita des « relations amicales existant entre les deux souverains, et de « la bonne entente heureusement établie » (the good understanding happily established) entre les deux gouvernements. Dans les débats de l'adresse qui suivirent immédiatement, lord Brougham et lord Aberdeen ne furent pas les seuls à parler en termes excellents de l'entente avec la France. Sir Robert Peel prononça ces paroles qui faisaient noblement écho à celles que M. Guizot venait de faire entendre à la tribune française : << Il importe non seulement aux intérêts de l'Angleterre, mais encore aux intérêts de la paix et au bien-être de tous les peuples civilisés, que nous maintenions une entente amicale (friendly understanding) avec la France. » Puis, venant aux reproches de dépendance et de trahison adressés aux ministres, des deux côtés du détroit: «Je suis parfaitement certain, dit-il, que cette bonne intelligence avec la France ne serait ni cordiale ni permanente, si elle devait être achetée par un des deux pays, au prix de la concession d'un seul point d'honneur ou du sacrifice de quelque grand principe....... Au nom de l'Angleterre, je déclare qu'aucune concession de cette nature n'a été faite par la France, et que le gouvernement français ne s'est soumis à l'abandon d'aucun droit. Je fais la même déclaration pour l'Angleterre il n'y a pas eu de concession de notre part; il n'y a eu aucune espèce d'abandon d'un principe quelconque. Mais jetez les yeux sur la position des deux pays. Nous sommes à l'extrémité occidentale de l'Europe; notre accord ou notre désaccord doit nécessairement exercer de l'influence sur la politique de tous les

1 Quarante-huit heures avant l'ouverture de la session britannique, le collaborateur de M. Guizot, M. Désages, écrivait à notre chargé d'affaires à Londres : « Je vois avec peine que sir Robert Peel a plus peur que lord Aberdeen et même qu'il nous rend moins justice. J'espère toutefois qu'il ne fera pas à ses adversaires de concessions qui se traduiraient ici en démenti donné à la cordiale entente et nous vaudraient de nouveaux débats où nous serions conduits, à notre tour, à affaiblir la valeur de notre expression. » (Documents inédits.)

pays de cette partie de l'univers, et l'on en ressentira les effets dans les régions situées au delà de l'Atlantique. S'il doit toujours y avoir, en quelque lieu que ce soit, un parti français et un parti anglais, il est évident que nous serons assez forts pour entraver, mais que nous serons impuissants à améliorer la politique intérieure d'un peuple. Il est donc de la plus haute importance de maintenir la bonne intelligence entre la France et l'Angleterre. Je crois que telle est aussi l'opinion de la grande masse du peuple anglais. Les sentiments d'antipathie nationale, produits par le voisinage, ont été remplacés, à cause de ce même voisinage, par des sentiments de mutuel bon vouloir. Les conflits passés ne nous empêchent pas de reconnaître la gloire de la France, sa renommée militaire. Aucun pays au monde n'a atteint une plus haute réputation dans la guerre, grâce à l'habileté de ses grands capitaines et à l'intrépide valeur de ses soldats; mais j'espère que le peuple français, ce peuple grand et puissant, sera satisfait de cet honneur et de ce renom, qu'il ne croira pas nécessaire de continuer ses anciennes hostilités et d'entreprendre de nouvelles opérations militaires en vue d'assurer à la France une gloire dont elle n'a pas besoin. » Ces paroles furent couvertes par les applaudissements de la Chambre des communes. Tel était d'ailleurs le sentiment général que les chefs des whigs, lord John Russell et même, dans une certaine mesure, lord Palmerston, crurent devoir se féliciter du rétablissement de la bonne intelligence entre les deux nations.

Le gouvernement français ne pouvait qu'être satisfait de ce langage, et M. Guizot se hâta de le faire savoir à Londres'. Le mécompte était pour ceux des journaux français qui s'étaient fait une habitude de montrer la France maltraitée et méprisée par l'Angleterre. Avec cette promptitude à se retour ner qui est le propre de l'opposition, ils déclarèrent « qu'on

1 M. Désages mandait à M. de Jarnac, le 9 février 1844 : « M. Guizot a écrit à votre chef (M. de Sainte-Aulaire, ambassadeur à Londres) que nous étions contents de lord Aberdeen, de sir Robert Peel et de lord Brougham. » (Documents inédits.)

voulait nous endormir en flattant notre vanité », et ils dénoncèrent les éloges donnés à M. Guizot comme une preuve de la dépendance où il était du cabinet de Londres, comme le prix dont on payait sa trahison. Bien que, étant donnée la sottise d'une partie du public, ce genre ce genre de polémique notre ministre ne s'en inquiéta pas; il voir son but atteint. Ne semblait-il pas, en effet, que

ne fût
ne fût pas sans danger,
était tout à la joie de
en effet, que l'entente

cordiale, inaugurée sous les ombrages d'Eu, dans le mystère d'un téte-à-tête, venait d'être scellée, à la face des deux nations, par le dialogue public et éclatant qui s'était établi, à travers la Manche, d'une tribune à l'autre?

IV

La question de l'entente cordiale n'était pas la seule dont le Parlement français se fût occupé, à l'ouverture de la session de 1844. Et tout d'abord, avant de voir quels autres sujets furent traités dans les débats de l'adresse, il convient de parler d'un incident qui, pour n'avoir pas amené de discussion publique, n'en causa pas moins, à cette époque, une certaine agitation dans le monde parlementaire. On n'a pas oublié les préventions aussi invincibles que mesquines auxquelles s'était heurté, en 1837 et en 1839, le projet tendant à accorder une dotation au duc de Nemours : deux ministères y avaient succombé, celui du 6 septembre et celui du 12 mai'. Louis-Philippe cependant ne se tenait pas pour battu. Ne voyant que l'intérêt de ses enfants, l'évidente justice de sa demande et la sottise méchante des objections qui y étaient faites, il ne se rendait pas compte du péril de ces questions d'argent, surtout pour une monarchie dont l'origine révolutionnaire avait déjà diminué le prestige; il oubliait qu'en semblable matière, si fondé que fût son droit, un souverain ne

1 Voy. t. III, ch. 1, § x, et t. IV, ch. 1, § x1.

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