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accueil tout autre qu'à lord Palmerston et se montra prêt à terminer l'affaire. La convention fut signée, à Londres, le 20 décembre 1841; l'échange des ratifications était fixé au 19 février 1842.

M. Guizot avait agi sans aucune hésitation. Dans cette convention nouvelle, il ne voyait que la confirmation d'un régime accepté depuis dix ans par l'opinion française et pratiqué sans avoir donné lieu à de sérieux abus'. Quant à se demander si, pour être accepté sans ombrage et exercé sans conflit, le droit de visite ne supposait pas, entre les puissances contractantes, un état de confiance et de bon vouloir réciproques qui n'existait plus depuis 1840, notre ministre ne paraît pas y avoir songé 2. En ne reculant pas davantage la conclusion de cette affaire commencée et préparée par ses prédécesseurs, il croyait faire un acte tout naturel et ne s'attendait de ce chef à aucune difficulté sérieuse et durable. Les faits semblèrent d'abord lui donner raison. L'incident fut jugé si insignifiant que, dans la conférence où ils fixèrent les points sur lesquels porterait l'attaque dans la discussion de l'adresse, les chefs de la gauche et du centre gauche commencèrent par l'écarter. Ce fut M. Billault qui réclama : il était député de Nantes; or les armateurs et les négociants de nos ports étaient fort prévenus contre le droit de visite, les uns parce qu'ils croyaient avoir à redouter de mauvais procédés de la part de la marine anglaise; quelques autres par des motifs peut-être moins avouables ils passaient pour ne pas être grands ennemis de la traite; sans la faire eux-mêmes, ils expédiaient sur la côte d'Afrique les marchandises que les négriers employaient comme matière

1 L'examen des archives n'avait fait relever, de 1831 à 1842, que dix-sept réclamations du commerce français contre l'usage fait du droit de visite: cinq ou six avaient obtenu satisfaction; les autres avaient été écartées comme sans fondement ou délaissées par les réclamants eux-mêmes.

2 Le prince de Metternich disait avec raison, à propos du droit de visite : « Le vice de ce mode d'action, c'est qu'il n'est praticable qu'entre, je ne dis pas seulement des gouvernements, mais des pays vivant dans la plus grande intimité, étrangers à toute susceptibilité, à toute méfiance réciproque, et animés du même sentiment, au point de passer l'éponge sur des abus. » (Cité par M. Guizor dans son étude sur Robert Peel.)

d'échange dans leur trafic. Sur l'insistance de M. Billault, il fut décidé « qu'à tout hasard un mot serait dit de la nouvelle convention » mais on n'en espérait aucun résultat impor

tant.

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A peine l'annonce du débat eut-elle forcé l'attention du public à se porter sur cette convention, que commença à se manifester une opposition d'une vivacité à laquelle personne ne s'était attendu. Quelque fait nouveau avait-il donc subitement révélé, dans l'exercice du droit de visite, des inconvénients jusqu'alors inaperçus? Non; le seul fait nouveau, c'était le traité du 15 juillet 1840 qui avait réveillé contre « l'Anglais › la vieille animosité, plus ou moins assoupie depuis 18302, et qui, par suite, faisait regarder comme insupportable le régime naguère si facilement accepté3. Le mouvement se dessina tout de suite avec tant de force que M. Guizot, malgré son optimisme habituel, fut troublé dans sa sécurité. La veille même du jour où la question devait être débattue à la Chambre, il écrivait à M. de Sainte-Aulaire, alors ambassadeur à Londres : « Sachez bien que le droit de visite est, dans la Chambre des députés, une grosse affaire. Je la discuterai probablement demain et sans rien céder du tout; je suis très décidé au fond; mais la question est tombée bien mal à propos au milieu de nos susceptibilités nationales; j'aurai besoin de peser de tout mon poids et de ménager beaucoup mon poids en l'employant. Je ne sais s'il me sera possible de ratifier aussitôt que le désirerait lord Aberdeen. Il n'y a pas moyen que les ques

1 Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

M. Léon Faucher, qui était cependant ami de l'Angleterre, écrivait à M. Reeve, le 14 août 1841 : « Je suis effrayé des progrès que fait chez nous la haine de l'Angleterre. » Et, le 24 août, il écrivait encore à un autre Anglais, en parlant de lord Palmerston : " Croyez-moi, cet écervelé a fait plus de mal à l'Europe que des années de guerre. Il a rendu le nom anglais suspect et odieux à la France. Il a éveillé ici des passions que nous avions combattues pendant quinze ans. » (Biographie et Correspondance, t. I, p. 110 et 113.)

3 M. Guizot devait le reconnaître un an plus tard, et il dira, à la tribune, le 23 janvier 1843 : « C'est le traité du 45 juillet 1840 qui a donné tout à coup aux traités de 1831 et de 1833 le caractère qu'ils ont maintenant. C'est le traité du 15 juillet qui a créé le sentiment public qui existe aujourd'hui et dont on ne s'était pas douté pendant dix ans. »

tions particulières ne se ressentent pas de la situation générale, et que, même lord Palmerston tombé, toutes choses soient, entre les deux pays, aussi faciles et aussi gracieuses que dans nos temps d'intimité. » Rien de plus fondé que cette dernière réflexion; mais M. Guizot ne la faisait-il pas un peu tard?

La discussion s'engagea à la Chambre des députés, le 22 janvier 1842. M. Billault ouvrit le feu contre le droit de visite, montrant la tradition de la politique française méconnue, la liberté des mers livrée à la prépotence anglaise, le droit international mutilé, notre marine découragée, nos intérêts commerciaux compromis. Habile, incisif, spécieux, il eut du succès; ce genre de questions convenait mieux à son talent d'avocat que les débats plus généraux. M. Dupin l'appuya avec sa verve familière qui agissait toujours sur une certaine fraction de la majorité. Puis, ce fut M. Thiers qui, devant l'importance inattendue prise par la question, se déclara adversaire du droit de visite, au risque de se faire rappeler qu'il était ministre lors de la convention de 1833; l'homme d'État eût dû se demander s'il était avantageux à la France de la jeter dans un nouveau conflit; mais l'opposant avait entrevu une chance de faire échec au ministère, cela lui faisait oublier tout le reste. Le second jour, l'attaque fut continuée par MM. Berryer, Odilon Barrot et l'amiral Lalande. M. Guizot, presque seul, tint tête aux assaillants avec courage et talent; il prit plusieurs fois la parole; mais vainement rappelait-il les précédents; vainement démontrait-il que, si des abus se produisaient, le gouvernement serait armé contre eux; vainement essayait-il d'intéresser les sentiments libéraux et généreux de ses auditeurs à la répression d'un trafic infàme, il sentait lui-même, non sans surprise, que sa parole ne portait pas, qu'elle se heurtait à des préventions plus fortes. « J'ai souvent combattu des impressions populaires, écrivait-il au sortir de ce débat, jamais une impression plus générale et plus vive que celle qui s'est manifestée contre le droit de visite, auquel personne n'avait pensé depuis dix ans qu'il s'exerçait. » Le fait le plus grave était que l'opposition ne se manifestait pas seulement sur les bancs de

la gauche et du centre gauche elle gagnait visiblement la majorité. Dans cette dernière partie de l'Assemblée, l'appel aux ressentiments contre l'Angleterre rencontrait de l'écho, et l'on croyait utile de montrer à tous que le pays n'avait pas le pardon aussi facile que ses gouvernants. D'ailleurs, les mêmes députés qui eussent été le plus épouvantés de voir la France jetée dans le moindre conflit, étaient bien aises, une fois rassurés sur ce danger par la sagesse des ministres, de ne pas laisser à la gauche seule l'avantage de paraître partager les susceptibilités nationales. Les préventions populaires, avec lesquelles ils devaient être prochainement aux prises dans les élections générales, les préoccupaient plus que les embarras diplomatiques dont leur manifestation pourrait être la cause : ce serait affaire au cabinet de se tirer de ces embarras, et, par crainte de ses successeurs on ne voulait pas renverser M. Guizot, on s'inquiétait peu de lui rendre la vie désagréable.

si

Malgré tout, le ministre n'aurait-il pas pu enlever d'autorité le vote de la Chambre et écarter ainsi, dès le début, une difficulté qui devait devenir si grosse? Quelques-uns l'ont cru, même parmi ses adversaires les plus ardents. A leur avis, si le ministère avait résolument posé la question de confiance, en déclarant qu'après avoir fait signer une convention il ne pouvait lui-même la déchirer, la majorité eût suivi, bon gré, mal gré, et l'amendement de M. Billault eût été rejeté. C'est ce qu'aurait peut-être tenté Casimir Périer. M. Guizot n'osa pas. Il ne se sentait pas l'autorité que donnait à Périer le péril de 1831, et il ne voulait pas risquer, sur une question après tout secondaire, l'existence d'un cabinet dont la chute eût compromis tant de grandes causes. D'ailleurs, il n'était pas, dans ses rapports avec ses partisans, le ministre impérieux et dominateur dont l'accent de sa parole donnait parfois l'idée. Bien plus disposé à ménager leurs préjugés qu'à les brusquer, combien de fois, au cours de son administration, il devait sacrifier ses vues personnelles, souvent les plus hautes et les meilleures, à la

1 Telle est l'affirmation très nette de M. Duvergier de Hauranne. (Notes inédites.)

crainte de voir se disloquer par quelque côté cette majorité qu'il savait lui être nécessaire et dont il connaissait l'inconsistance! « M. Guizot, disait un jour sir Robert Peel, fait beaucoup de concessions à ses amis; moi, je n'en fais qu'à mes adversaires. "

Dès que le ministère ne posait pas la question de confiance, il n'était pas douteux que le vote serait une manifestation contre le droit de visite. Ne pouvant empêcher cette manifestation, les amis de M. Guizot se flattèrent qu'elle aurait moins le caractère d'un succès de l'opposition et d'un blame contre le cabinet, si la rédaction adoptée par la Chambre émanait d'un membre de la majorité. En conséquence, un ministériel notoire, M. Jacques Lefebvre, proposa, avec l'assentiment unanime de la commission de l'adresse, un amendement proclamant, comme celui de M. Billault, « la nécessité de préserver de toute atteinte les intérêts du commerce et l'indépendance du pavillon » ; la seule différence était qu'on y avait inséré le mot de « confiance » Cette démarche ne se fit évidemment pas à l'insu et contre la volonté du ministère : mais nous doutons que M. Guizot ait connu à l'avance et approuvé le commentaire apporté à la tribune par M. Jacques Lefebvre. Celui-ci fit valoir que sa rédaction était celle qui condamnait le plus absolument tout droit de visite, et il exprima le vœu, non seulement que la convention de 1841 ne fût pas ratifiée, mais aussi « que celles de 1831 et de 1833 cessassent, le plus tôt possible, d'être mises à exécution ». Il détermina ainsi les membres de la gauche à abandonner leur amendement et à se rallier au sien; c'était évidemment son but; mais pensait-il à la situation où un tel commentaire mettait M. Guizot?

Si le ministre déclarait repousser l'amendement, il désavouait ses amis; s'il l'acceptait, il se désavouait lui-même. En cet embarras, il sut du moins garder la dignité et la fierté de son attitude oratoire. Il ne combattit pas l'amendement, mais ne promit pas de s'y soumettre. « Quelle que soit la difficulté que j'éprouve, dit-il, un double devoir m'appelle impérieusement à cette tribune le premier, envers une grande et sainte

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