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aussi, se jette à bas de cheval, et, tenant embrassé le genou du prince: «Par la tête de ton père, ne fais pas de folie!» dit-il. Le colonel Morris, au contraire, est d'avis d'attaquer. Le prince n'hésite pas. « On ne recule pas dans ma race! » s'écrie-t-il vivement'. Intervient alors le commandant Jamin, auquel le Roi a donné spécialement mission de veiller sur son fils; il fait valoir sa responsabilité et insiste pour attendre l'infanterie. Mais l'attente n'est-elle pas le parti le plus périlleux? Que la présence des Français soit connue, et elle ne peut manquer de l'être dans quelques instants, aussitôt la smala s'éloignera, tandis que les réguliers de l'émir et leurs auxiliaires se jetteront sur la colonne pour l'envelopper et l'écraser. En tout cas, le duc d'Aumale a pris son parti; il impose silence à tous, envoie des émissaires pour hâter la marche des zouaves, met ses cavaliers en ordre de combat, puis commande la charge.

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La petite troupe s'élance au galop. Au moment où les irréguliers du goum arrivent sur la hauteur et aperçoivent cette immense ville de tentes, ils prennent peur et se débandent. Les spahis eux-mêmes hésitent un moment; mais ils sont bientôt raffermis par l'exemple des chasseurs qu'enlèvent impétueusement le colonel Morris et le prince lui-même. Yusuf aussi est admirable. Tous se précipitent comme un ouragan sur les Arabes encore occupés à s'installer. Ceux-ci s'attendaient si peu à être attaqués, qu'au premier moment ils ont pris les spahis pour les cavaliers d'Abd el-Kader; ils ne sont désabusés qu'à la vue des chasseurs. Dans cette masse confuse, la surprise produit un trouble et un désordre inouïs. Les réguliers veulent se défendre; ils sont cinq mille contre cinq cents; mais la panique de la foule les entrave, les ahurit, et finit par les gagner eux-mêmes. Nos cavaliers culbutent et sabrent tout ce qui tente de résister. Au bout d'une heure, la victoire est complète. Trois cents cadavres arabes gisent sur le

Sur ce qui s'est passé après que Yusuf eut rejoint le duc d'Aumale, j'ai suivi la version de M. Camille Rousset, qui diffère, en quelques points, du récit du général Fleury. J'ai des raisons de croire la version de M. Rousset plus exacte.

sol; on n'a frappé que les combattants. Les Français ont eu seulement neuf tués et douze blessés. Quelques-uns des prisonniers, ayant demandé à voir leurs vainqueurs, ne peuvent croire qu'ils soient si peu nombreux, et, comme l'a rapporté l'un d'eux, le rouge leur monte au visage d'avoir été battus par une telle poignée d'hommes. Tout est bien fini, quand arrivent les fantassins: les zouaves d'abord, vers une heure; les bataillons de ligne, à quatre heures. Eux aussi ont fait merveille : trente lieues en trente-six heures, par le vent du désert, sans autre eau à boire que celle qui a été emportée dans quelques outres; marche si dure, que le sang colorait les guétres blanches. Ils sont fatigués, mais en bon ordre, et n'ont laissé en arrière ni un homme ni un mulet. Les zouaves, à leur arrivée, défilent devant le bivouac des chasseurs d'Afrique, en sifflant les fanfares de la cavalerie, comme pour railler les chevaux fatigués et se venger de ce que leurs rivaux de gloire ont chargé et battu l'ennemi sans eux' ».

La soirée du 16 mai et la journée du lendemain ne sont pas de trop pour reposer nos troupes et mettre un peu d'ordre dans tout ce qui est tombé en leurs mains. Les prisonniers, parmi lesquels beaucoup de personnages considérables, se comptent par milliers. Ils seraient plus nombreux encore si le duc d'Aumale eût disposé d'une troupe moins restreinte. Hors d'état d'envelopper toute la smala, le prince avait dû prendre le parti de pénétrer au milieu et d'y faire une coupure. Beaucoup des Arabes ont donc pu s'enfuir, mais en désordre; une partie, après avoir erré dans le désert, en proie à la plus grande détresse, devait être ramassée par La Moricière. La dispersion était définitive, et ce sera en vain qu'on cherchera dans l'avenir à reformer une smala. La mère et la femme d'Abd el-Kader ont été un moment parmi les captives; le dévouement d'un esclave les a fait échapper avant qu'elles eussent été reconnues. Le butin est immense quatre drapeaux, un canon, deux affûts, d'abondantes munitions, une grande quantité d'armes,

Le duc D'AUMALE, les Zouaves et les chasseurs à pied.

la tente de l'émir, ses effets précieux, des manuscrits, beaucoup de bijoux et d'argent, plus de trente mille têtes de bétail, des troupes de chameaux, de chevaux, de mulets et d'ânes. Force est de brûler ce qu'on ne peut emporter.

Tout n'est pas fini il faut rentrer sur le territoire français et y ramener l'immense convoi des prisonniers et du butin. Ce n'est pas la partie la plus facile ni la moins dangereuse de la tâche à accomplir. A l'aller, on a eu cette fortune qu'Abd elKader, tout occupé à gnetter La Moricière, n'a rien su de l'autre colonne. Maintenant, il est prévenu; il doit avoir hâte de prendre sa revanche d'un tel désastre; et puis, n'est-il pas dans l'habitude des Arabes d'attaquer au moment des retraites? Le duc d'Aumale voit le péril, il le mesure, mais ne s'en trouble pas; il se fie jusqu'au bout à son heureuse audace et compte sur la démoralisation qu'un tel coup a dû jeter chez les ennemis. Ne reçoit-il pas déjà les soumissions empressées des tribus voisines qui, la veille, étaient dans le camp de l'émir? Partie de Taguine, le 18 mai, la colonne, entravée par son convoi, chemine lentement. Son jeune chef, avec un sang-froid qui ne laisse rien voir de sa préoccupation intime, est, nuit et jour, sur le qui-vive, prêt à faire face à toute attaque. Sept longues journées se passent ainsi. Enfin, on arrive à Médéa, sans avoir eu à livrer de véritable combat; une nuit seulement, il a fallu échanger quelques coups de feu. Quatre ans plus tard, le prince, causant avec Abd el-Kader devenu son prisonnier, l'interrogea sur cette fusillade nocturne. « J'étais là en personne, lui répondit l'émir; je t'ai guetté, tâté, pendant vingt-quatre heures. » Et il lui fit compliment de la façon dont il s'était gardé. Dans la prudente et ferme vigilance de ce retour, ce général de vingt et un ans ne s'était pas montré moins habile capitaine que, naguère, dans la hardiesse de sa marche en

avant.

La nouvelle d'un si beau fait d'armes fut accueillie avec joie, en Algérie et en France. Elle dissipa entièrement les inquié'tudes et le découragement que le retour offensif de l'émir avait jetés, au mois de janvier précédent, dans beaucoup d'esprits.

Ce fut comme un brillant rayon de soleil qui perçait victorieusement tous les nuages. Le duc d'Aumale recevait, de toutes parts, les plus chaleureuses félicitations. « Votre rapport, répandu dans le camp, lui écrivait le général Bugeaud, y a produit des transports que je n'essayerai pas de vous décrire. Vous devez la victoire à votre résolution, à la détermination de vos sous-ordres, à l'impétuosité de l'attaque. Oui, vous avez bien fait de ne pas attendre l'infanterie; il fallait brusquer l'affaire comme vous l'avez fait. Cette occasion presque inespérée, il fallait la saisir aux cheveux. » Le maréchal Soult, le général de La Moricière, pensaient et parlaient de méme '. L'éloge n'était pas seulement sous la plume de ceux qui, s'adressant au duc d'Aumale, pouvaient être suspects de vouloir lui faire leur cour. Le lieutenant-colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère « Le prince vient de faire un coup de maître, exécuté avec autant de vigueur que d'habileté. C'est bien, c'est intrépide, c'est habile! » Et, un an plus tard, se trouvant sur le lieu même où la smala avait été prise, il ajoutait : « J'examine le terrain, je me fais expliquer la position de la smala et celle du prince, et je persiste à dire que c'est un coup d'une hardiesse admirable. Avec la prise de Constantine, c'est le fait saillant de la guerre d'Afrique. Il fallait un prince jeune et ne doutant de rien, s'appuyant sur deux hommes comme Morris et Yusuf, pour avoir le courage de l'accomplir. A mon sens, la meilleure raison pour attaquer, c'est que, la retraite étant impossible, il fallait vaincre ou périr. » Faut-il ajouter à tous ces témoignages celui d'un républicain ardent, le colonel Charras? « Pour entrer, disait-il, avec cinq cents hommes au milieu d'une pareille population, il fallait avoir vingt-trois ans, ne pas savoir ce que

:

1 Le maréchal Soult félicitait le prince sur « la parfaite combinaison de ses mouvements, sa hardiesse d'exécution et son coup d'œil exercé ». — « - « J'ai appris presque sur les lieux, lui mandait La Moricière, le brillant succès que vous venez d'obtenir; j'ai pu juger mieux que personne la hardiesse de l'entreprise et l'importance du résultat. Vous avez porté à la puissance de l'émir le coup le plus rude qu'elle pût recevoir. »

* M. Charras se trompait sur l'âge du prince; celui-ci n'avait que vingt et

un ans.

c'est que le danger, ou bien avoir le diable dans le ventre. Les femmes seules n'avaient qu'à tendre les cordes des tentes sur le chemin des chevaux pour les culbuter, et qu'à jeter leurs pantoufles à la tête des soldats pour les exterminer tous depuis le premier jusqu'au dernier. » A l'admiration des hommes de guerre se joignait l'applaudissement unanime et enthousiaste du grand public, dont l'imagination était particulièrement séduite par le caractère aventureux de l'entreprise et par la jeunesse du commandant. Quant à celui qui recevait ainsi les premières caresses de la gloire, caresses si douces, si enivrantes, surtout à l'aurore de la vie, il n'en avait pas la tète tournée; son rapport, sobrement écrit, évitait soigneusement toute mise en scène; le moi y était absent; la belle conduite des autres s'y trouvait seule mise en lumière. Ce qui faisait dire à la reine Marie-Amélie : « Je jouis plus encore de son humanité et de sa modestie que de son courage et de sa résolution, qui pourtant ont été jolis à vingt et un ans! » La réserve délicate et rare qui touchait le cœur de la pieuse mère charmait aussi le public et lui faisait prendre encore plus en gré l'heureux vainqueur. Beaucoup d'esprits, d'ailleurs, frappés de la promesse d'un pareil début, regardaient au delà du petit champ de bataille de Taguine. Leur patriotisme comprenait de quel intérêt il était pour la France qu'un si brillant capitaine se fût révélé, et à un tel âge, sur les marches du trône. Le lieutenant-colonel de SaintArnaud traduisait cette impression, quand il écrivait alors : « Il y a de l'avenir dans ce trait-là. » Malheureuse France! qu'a-t-elle fait de cet avenir?

XIII

Le général Bugeaud triomphait. « Nous venons de faire une campagne des plus heureuses », disait-il, le 27 juillet 1843, dans une lettre adressée à M. de Corcelle. Quelques jours auparavant, le 18, il écrivait au maréchal Soult :

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Oui, la

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