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cière, surpris, scandalisé même, riposta avec véhémence, et la discussion continua assez vive. Le capitaine Trochu n'était pas alors seul de son avis; vers le même temps, le général de Castellane écrivait de France au général Changarnier: « L'Algérie n'est plus une bonne école de guerre. » Toutefois, en 1842, cette opinion avait un air de paradoxe. Le sentiment général était plutôt celui de La Moricière. On rapportait ce mot du duc d'Orléans : « Si nous avions une guerre en Europe, je formerais mon avant-garde des régiments tirés d'Afrique. » Autant les profits économiques de la colonie paraissaient encore douteux, autant chacun se croyait assuré des avantages qu'y trouvait notre éducation militaire; on disait couramment que l'armée d'Afrique était le meilleur produit, quelques-uns ajoutaient le seul produit que la France pouvait espérer retirer du sol africain. Depuis cette époque, la controverse ébauchée dans le salon du commandant d'Oran s'est continuée et développée. Seulement, un revirement semble s'être fait dans les esprits personne aujourd'hui ne prétend plus que l'Algérie ait été une conquête stérile, et beaucoup en sont venus à croire que notre armée y a plus perdu que gagné. Cette dernière thèse est soutenue notamment, dans des écrits d'un grand éclat, par l'ancien capitaine Trochu, devenu l'un de nos généraux les plus en vue. Il n'appartient pas à un profane de juger un tel débat toutefois, il lui sera peut-être permis d'indiquer, avec grande réserve, quelques conclusions qui sortent des faits mêmes.

D'abord, après ce qui a été dit tout à l'heure, une vérité semble incontestable : c'est que, par la vie qu'il menait, par les qualités que cette vie exigeait et développait, le soldat acquérait en Algérie une singulière trempe physique et morale; le général Trochu a été le premier à reconnaître « qu'à un certain débraillé près, la guerre d'Afrique nous faisait d'excellents soldats ». N'en peut-on pas dire autant des officiers? Plus que dans toute autre campagne, ils prenaient une très large part des fatigues et des périls. Cette guerre avait pour eux un autre avantage. L'avancement étant très lent dans les armées

modernes, les officiers d'ordinaire arrivent trop tard à l'exercice du commandement, et, longtemps encadrés dans de grandes masses à mouvements uniformes, ils s'habituent personnellement à un rôle un peu passif. L'Afrique, au contraire, leur fournissait mille occasions d'acquérir et de développer cette qualité d'initiative si précieuse dans la guerre et si conforme au génie de notre race. Avec des troupes dispersées, morcelées, sans communications promptes et faciles entre les différentes colonnes ou même entre les petits détachements, en face d'un ennemi partout présent et attaquant toujours à l'improviste, le gouverneur ou ses principaux lieutenants ne pouvaient tout prévoir à l'avance, tout ordonner de loin, tout diriger sur place; dès lors, il n'était pas de colonels, de capitaines, parfois même de simples sergents qui ne pussent être amenés à assumer toutes les responsabilités, à prendre toutes les décisions d'un commandant en chef. Ainsi s'exerçaient-ils, sur un théâtre petit, mais difficile, en face d'un adversaire barbare, mais rusé et brave, à faire œuvre de tactique, à tirer parti du terrain, à remuer les hommes, à veiller à leurs besoins physiques, à soutenir leur moral, à montrer de la présence d'esprit, du sangfroid et de la prévoyance. Toutefois, s'il faut en croire le général Trochu, cette vie qui semblait si profitable à nos officiers, leur était, à un autre point de vue, souvent nuisible. « Le commandement fut conduit, a-t-il écrit, à l'invention et à l'application journalière de la fameuse et traditionnelle formule du débrouillez-vous, qui était à l'armée d'Afrique sans danger notable pour l'ensemble des affaires militaires, mais qui devait être plus tard si fatale à nos généraux dans la préparation et dans la conduite de la grande guerre en Europe. » On perdit de vue la nécessité des prévisions exactes, des préparations méticuleuses, des ordres détaillés et précis. Le germe de ce défaut était déjà et depuis longtemps dans la nature française; ne le retrouverait-on pas chez les brillants vaincus de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt? La guerre d'Afrique ne l'a donc pas créé seulement, elle a pu contribuer à le développer. Dans le méme ordre d'idées, le général Trochu a signalé un autre

inconvénient les généraux sortaient d'Algérie sans avoir aucune notion du maniement des immenses armées modernes et de toutes les opérations si compliquées qui s'y rattachent; or, bien que n'ayant pu ainsi apprendre qu'une partie de la guerre, ils s'imaginaient l'avoir apprise tout entière, et, pour avoir razzié quelques tribus ou culbuté les réguliers d'Abd el-Kader, ils se voyaient devenus d'ores et déjà des capitaines complets; ils se le disaient même si haut entre eux, que le public finissait par le croire, et là, ajoute-t-on, aurait été l'origine des illusions qui devaient aboutir, en 1870, à de si terribles mécomptes. Peut-être est-ce pousser les conséquences bien loin à chercher les causes de nos récents désastres, on en trouverait facilement ailleurs de plus proches, de plus directes et de plus agissantes. En tout cas, si l'infatuation dont on parle a été le fait de quelques officiers à vue courte et présomptueuse, rien n'indique qu'elle ait existé chez les hommes vraiment supérieurs, les seuls en passe de devenir de vrais chefs d'armée : ceux-ci se rendaient compte, sans nul doute, que la guerre européenne différait de la guerre d'Afrique, et l'on se demande en quoi le fait d'avoir heureusement pratiqué l'une, les aurait empêchés de se préparer et de se former à l'autre.

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On le voit, ma conclusion n'est pas absolue. Je suis le premier à déclarer que la guerre d'Afrique était, pour notre armée, une école incomplète; j'admets que, mal comprise, elle pouvait, sur certains points, devenir une école dangereuse; mais je crois que, par d'autres côtés, elle a été une école bienfaisante. La part du bien l'a-t-elle emporté sur le mal? Question toujours délicate à laquelle on voudrait laisser les faits répondre. Qu'a valu l'armée formée en Afrique, quand, quelques années plus tard, elle a été mise à l'épreuve d'une grande guerre? C'est elle que nous retrouvons en Crimée; elle n'a pas encore eu le temps de subir les influences qui devaient, peu après, la modifier si gravement. Eh bien, de l'aveu des Anglais qui l'ont vue de près et qui ne sont pas d'ordinaire pour nous des juges bienveillants, jamais la France n'avait eu une plus belle armée. Et encore faut-il faire observer qu'elle ne se

présentait pas avec tous ses avantages, puisque les plus illustres des Africains, ceux qui semblaient le mieux préparés aux commandements supérieurs, avaient été enlevés à leurs soldats, le maréchal Bugeaud par la mort, le duc d'Aumale, les généraux de La Moricière, Changarnier et Bedeau par l'exil politique, en cette circonstance aussi néfaste que la mort. Voilà, semble-t-il, la réponse des faits. N'oublions pas, d'ailleurs, comment se pose la question. On n'a pas à se demander si l'armée eût trouvé une école plus complète dans une grande guerre; la paix régnait, pour longtemps encore, dans l'Europe fatiguée des secousses du commencement du siècle, et personne ne saurait le regretter. Il s'agit de savoir ce qui valait mieux pour notre éducation militaire : se battre en Algérie ou ne pas se battre du tout. Ainsi posée, la question ne semble même plus fournir matière à la discussion. Nos officiers, tels qu'on les connaissait alors, n'eussent pas appris théoriquement à la caserne ce qu'on reproche à la guerre d'Afrique de ne leur avoir pas pratiquement enseigné. Et ils auraient perdu l'occasion que ce champ de bataille permanent leur offrait de se former aux vertus militaires, par l'effort accompli, par la fatigue supportée, par le péril affronté, par le sang répandu; occasion d'autant plus précieuse que l'air ambiant était alors plus amollissant et que notre société bourgeoise, industrielle, financière et matérialiste était plus occupée de bien-être, plus réfractaire à l'idée même du sacrifice.

CHAPITRE VI

TAITI ET LE MAROC.

(Février-septembre 1844.)

I. Le protectorat de la France sur les îles de la Société. Le protectorat est changé en prise de possession. Le gouvernement français ne ratifie pas cette prise de possession. Il est violemment critiqué dans la Chambre et dans la presse. II. Impression produite en Angleterre. Voyage du Czar à Londres. — III. Abd el-Kader sur la frontière du Maroc. Attaques des Marocains. Envoi d'une escadre sous les ordres du prince de Joinville. Instructions adressées au prince et au maréchal Bugeaud. Attitude de l'Angleterre. Impatience du maréchal et réserve du prince. IV. Incident Pritchard. Grande émotion en Angleterre et en France. Négociations entre les deux cabinets. Excitation croissante de l'opinion des deux côtés du détroit. V. Bombardement de Tanger. Bataille d'Isly. Bombardement de Mogador et occupation de l'île qui ferme le port de cette ville, VI. Effet produit par ces faits d'armes en Angleterre. Un conflit avec la France paraît menaçant. Attitude de l'Europe. VII. Le gouvernement français comprend la nécessité d'en finir. Arrangement de l'affaire Pritchard et traité avec le Maroc. Attaques des oppositions en France et en Angleterre. Injustice de ces attaques.

I

A peine l'entente cordiale venait-elle, en janvier et février 1844, d'être solennellement proclamée et ratifiée dans les parlements de France et d'Angleterre, qu'avant même la fin de ce mois de février, la nouvelle d'un incident survenu aux antipodes menaçait de ranimer, de chaque côté du détroit, les méfiances et les irritations mal éteintes de 1840. C'était, semblait-il, la loi rigoureuse imposée à M. Guizot et comme le prix dont la Providence lui faisait payer sa longue vie ministérielle, de ne pouvoir jamais se reposer sur un succès :

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