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29 août 1884 : « Les esprits les plus tranquilles commencent à regarder une guerre avec la France comme un événement que toute notre prudence ne peut pas longtemps empêcher et auquel nous devons nous préparer sans délai. Dans une telle guerre, le gouvernement recevra l'appui unanime de la nation entière, et toutes les nouvelles charges qui pourront devenir nécessaires pour cet objet seront volontiers supportées'. » Dira-t-on que lord Palmerston est suspect à cause de son animosité contre la France? Voici lady Holland, grande amie de notre pays, fort opposée pour son compte à la guerre, qui constate avec chagrin, dans une lettre à lady Palmerston, « que tout le monde, en Angleterre, est résigné à la guerre et est préparé à la supporter, fût-ce au prix de 10 pour 100 d'income tax ». Lord Malmesbury, après avoir rapporté dans son journal intime, toujours à la même époque, que « l'on faisait des préparatifs militaires dans tous les arsenaux », ajoutait : « Lord Canning, sous-secrétaire d'État au Foreign Office, m'avait écrit après le bombardement de Tanger que, pendant plusieurs jours, la guerre avec la France avait été imminente; l'occupation de Mogador va encore compliquer la situation 3. » Même impression recueillie dans le journal de M. Charles Greville *. Enfin, la reine Victoria écrivait à son cher oncle, le roi des Belges, combien elle était « affligée et effrayée du nuage menaçant qui planait sur les relations de l'Angleterre avec la France » ; et plus tard, quand les affaires seront arrangées, elle écrira : « Il est nécessaire que vous et ceux qui sont à Paris sachiez combien le danger était imminent3. »

Pendant qu'à Londres les choses menaçaient de tourner à une rupture, en France, on était à la fois inquiet et excité. La Bourse baissait sur les bruits de guerre, et un observateur de sang-froid notait que « jamais, sans en excepter peut-être 1840,

BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 129.

Cité par lord Palmerston, à la date du 21 août 1844. (Ibid., p. 132.)

3 Mémoires de lord Malmesbury, à la date du 2 septembre 1844.

The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 253.

Lettres de la fin d'août et du commencement de septembre 1844, citées dans

la Vie du Prince consort.

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l'opinion, même celle des hommes d'ordinaire sages et pacifiques, n'avait été plus montée contre les Anglais 1». Les journaux de la gauche faisaient tout pour augmenter cette excitation. Le moindre ménagement envers la Grande-Bretagne était dénoncé par eux comme une lâcheté et une trahison. A voir la façon dont ils donnaient à entendre que le vrai vaincu n'était pas le Maroc, mais l'Angleterre, on eût dit qu'ils s'étaient donné mission de fournir aliment aux méfiances de cette dernière. S'ils voulaient bien assurer les puissances continentales que, pour le moment, nous ne visions pas la rive gauche du Rhin, ils avertissaient nos voisins d'outre-Manche que notre ambition se portait désormais sur le domaine colonial et maritime. Bien plus, le National discutait ouvertement les chances d'un débarquement sur les côtes de la Grande-Bretagne, et il soutenait que l'entreprise était d'un succès facile. Ces articles, aussitôt reproduits et commentés au delà du détroit, ne contribuaient pas à y calmer les esprits.

Les chancelleries européennes apercevaient le péril de la situation et s'en préoccupaient. A Vienne, M. de Metternich, tout en se félicitant de voir « crouler » l'entente cordiale, contre laquelle il s'était toujours plu à dogmatiser, se demandait, non sans angoisse, « si la banqueroute de cette entente cordiale n'entraînerait pas celle de la paix politique » ; en dépit des intentions pacifiques des deux gouvernements, il trouvait « les choses fort dangereusement placées 2 ». Ce que devaient être les espérances du Czar à l'approche d'un tel conflit et ses dispositions empressées à soutenir l'Angleterre contre nous, on peut en avoir idée en se rappelant ce qu'il était venu faire naguère à Londres. Mémes sentiments, avec un peu moins d'impétuosité, à Berlin. Par une coïncidence qui n'était pas indifférente, le frère du roi de Prusse, celui qui sera plus tard l'empereur Guillaume I et le redoutable ennemi de la France, était alors l'hôte de la cour de Windsor et nouait avec elle des

1 Journal inédit du baron de Viel-Castel, à la date du 27 août 1844. Lettres au comte Apponyi, du 29 et du 30 août 1844. (Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 29 à 31.)

relations très intimes. Aussi le Times, dans un article menaçant, nous avertissait-il qu'en cas de guerre, les puissances du Nord seraient avec l'Angleterre contre la France isolée. M. Bresson, qui était à cette époque ambassadeur à Madrid, mais qui connaissait bien l'Europe centrale pour avoir été pendant longtemps ministre à Berlin, écrivait à M. Guizot, le 2 septembre : « Finissez cette affaire; rentrons dans des termes convenables avec l'Angleterre. Le reste de l'Europe épie nos dissentiments, pour se ranger aveuglément et en forcené contre nous. Je connais bien les puissances allemandes; ne nous faisons pas d'illusions'.

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VII

Il ne fallait pas, en effet, laisser se prolonger davantage un tel état de choses. Nos ministres le comprenaient. Il leur paraissait d'ailleurs que les succès obtenus en Afrique permettaient d'être conciliant, et que la victoire rendait la modération plus facile. Le Roi les poussait fort dans ce sens ; depuis longtemps, il aspirait à en finir avec ce qu'il appelait « les tristes bêtises de Taïti, à sortir à sortir du guépier du Maroc », et à « mettre au requiem ces malheureux incidents2 ».

Tout d'abord, résolution fut prise de ne pas retarder davantage, dans l'affaire Pritchard, la communication officielle que le cabinet anglais attendait depuis plus d'un mois. Seulement, quelle satisfaction le cabinet français allait-il offrir pour les torts de forme que, d'accord avec M. Bruat, il avait reconnus et regrettés dès le premier jour? Malgré son esprit de conciliation, il persistait à ne pas vouloir entendre parler des mesures

1 Documents inédits.

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Expressions employées par le Roi dans une lettre au maréchal Soult, en date du 14 août 1844 (Documents inédits), et dans une lettre au roi des Belges, non datée, mais qui doit être du 1er ou du 2 septembre. (Revue rétrospective.)

suggérées par lord Aberdeen, c'est-à-dire du retour de M. Pritchard et de l'éloignement des officiers français. Il lui fallait trouver quelque autre solution dont se contentât l'Angleterre et qui fût plus acceptable pour la France. Ainsi fut-il amené à reprendre une idée qui s'était fait jour, un moment, à Londres, dans les premiers pourparlers, mais qui avait été aussitôt rejetée dans l'ombre, celle d'une indemnité allouée à M. Pritchard. Il jugeait, non sans raison, beaucoup moins coûteux de payer les torts commis, avec quelques écus qu'avec la disgrâce de nos officiers. Un dédommagement accordé de ce chef laissait entiers le droit de la France et l'honneur de ses agents. Comme M. Guizot l'a écrit lui-même plus tard, on ne pouvait refuser davantage et accorder moins. On devait même craindre que l'Angleterre ne jugeât pas suffisante une satisfaction si inférieure à celle qu'elle avait désirée. Sa décision prise, le cabinet français ne perdit pas un instant. M. Guizot adressa à M. de Jarnac deux dépêches, destinées à être communiquées à lord Aberdeen. Dans la première, datée du 29 août 1844, il commençait par affirmer très nettement que les autorités françaises avaient eu le droit de renvoyer M. Pritchard, et que celui-ci, par sa conduite, avait mérité ce renvoi; seulement, il exprimait son « regret» et son « improbation » au sujet de « certaines circonstances qui avaient précédé l'expulsion » . Il pro

testait de sa volonté d'assurer à tous les missionnaires la liberté dont ils avaient besoin, mais ne se déclarait pas moins résolu à «< maintenir et à faire respecter les droits de la France ». Il terminait en témoignant la « confiance que, pleins l'un pour l'autre d'une juste estime, les deux gouvernements avaient le même désir d'inspirer à leurs agents les sentiments qui les animaient eux-mêmes, et de leur interdire tous les actes qui pourraient compromettre les rapports des deux États ». Dans la seconde dépêche, datée du 2 septembre, M. Guizot, rappelant son regret et son improbation de certaines circonstances qui avaient précédé le renvoi de M. Pritchard », se disait disposé à lui accorder, à raison des dommages et des souffrances que ces circonstances avaient pu lui

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faire éprouver, une équitable indemnité ». Quant à la fixation du chiffre, le ministre proposait d'en remettre le soin aux commandants des stations française et anglaise dans l'océan Pacifique. On le voit, de ces deux pièces il ressortait très clairement que l'indemnité était offerte, non pour l'expulsion dont on maintenait au contraire la légitimité, mais pour quelques «< circonstances » fâcheuses qui l'avaient pré

cédée.

Aussitôt nos propositions arrivées à Londres, le cabinet anglais se réunit pour en délibérer. Il trouvait sans doute la satisfaction « mince » (slender); mais divers motifs le déterminèrent à n'y pas regarder de trop près lui aussi sentait le besoin d'en finir; il souhaitait vivement annoncer l'arrangement, dans le discours de clôture de la session qui allait être prononcé le 5 septembre; il se rendait compte combien serait déraisonnable une guerre pour un si petit sujet; enfin, à ce moment même, les affaires d'Irlande prenaient une tournure qui lui faisait désirer de ne pas se mettre un autre embarras sur les bras'. Ajoutons que l'influence de lord Aberdeen s'exerçait, comme toujours, dans le sens de la conciliation; M. Guizot lui avait fait savoir d'avance qu'en cas de refus, se trouvant placé entre des concessions qu'il ne voudrait pas faire et la guerre, il ne resterait pas au pouvoir. Alors, avait répondu le secrétaire d'État, je n'aurais point à choisir; nous nous retirerions ensemble, et notre politique succomberait avec nous. » Le cabinet tory se prononça donc pour l'acceptation pure et simple des offres françaises. Interrogé dans la dernière séance de la Chambre des communes, le 5 septembre, sir Robert Peel déclara que l'affaire de Taïti venait de se terminer << de la manière la plus amicale et la plus satisfaisante ». Il refusa néanmoins d'en dire plus long et de faire connaître les conditions de l'arrangement; il craignait évidemment que l'opposition ne profitât de ce que la clôture de la session n'était pas encore prononcée, pour exploiter contre le cabinet

The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 253, 254.

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2 Lettre de M. de Jarnac à M. Guizot, en date du 29 août 1844.

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