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ment universitaire; nul n'a porté à cet enseignement des coups plus rudes; nul aussi n'a plus contribué à donner à la polémique un tour violent, amer et personnel. Fondé, peu après 1830, par l'abbé Migne, il avait eu successivement plusieurs rédacteurs en chef, sans obtenir grand succès; mais, au moment même où la lutte s'échauffait contre l'Université, il lui arriva un collaborateur, ancien journaliste ministériel, converti de la veille au catholicisme; ce nouveau venu, malgré la résistance de certains patrons du journal, en devint aussitôt le maître par le droit d'un talent supérieur : désormais on put dire que l'Univers était M. Louis Veuillot. Son entrée en scène donnait aux catholiques ce qu'ils n'avaient plus dans la presse quotidienne, depuis l'Avenir un polémiste, alerte, vigoureux, tel qu'aucun autre journal n'en possédait à cette époque; un écrivain-né, dont la langue pleine de trait et de nerf et dont la verve de franc jet avaient, on l'a remarqué avec raison, quelque chose du parler des servantes de Molière; un satirique habile, implacable à saisir et, au besoin, à créer les ridicules, se servant, au nom de la religion, de cette ironie dont elle avait eu si souvent à souffrir; un batailleur courageux, hardi à prendre l'offensive, se faisant détester, mais écouter et craindre, donnant à un parti jusqu'alors humilié le plaisir de tenir à son tour le verbe haut, d'avoir le dernier mot, et quelquefois le meilleur, dans les altercations de la presse. L'avantage était grand, et nous ne prétendons certes pas en rabaisser le prix. Mais, si brillante. qu'elle fût, la médaille n'avait-elle pas un revers?

Déjà sous la Restauration, Lamennais avait introduit dans la polémique religieuse des habitudes de violence, de sarcasme et d'outrage'. M. Veuillot fut, sous ce rapport, son héritier direct. La nature même de son talent le portait à cette violence. Ces esprits de race gauloise, chez lesquels déborde si naturellement la sève des écrivains du seizième siècle et en qui l'on croit reconnaître parfois la descendance littéraire de

1 Voir, sur l'influence de Lamennais à ce point de vue, ce que j'en ai dit dans mon étude sur l'Extrême droite sous la Restauration (Royalistes et Républicains).

Rabelais, ont peine à sacrifier aux convenances mondaines ou même à la charité chrétienne la tentation et le plaisir d'un mot bien trouvé, d'une mordante raillerie, d'une caricature amusante et meurtrière, d'une invective vivement troussée. Plus la lutte s'anime, plus on risque de voir le tempérament l'emporter chez eux, ce n'est pas tant la colère qu'une sorte d'enivrement d'artiste; ils en veulent moins à la victime qu'ils ne se complaisent dans l'art avec lequel elle est exécutée. M. Veuillot était ainsi conduit, un peu aux dépens du prochain, à se reprendre aux jouissances batailleuses dont il avait acquis naguère l'habitude dans le journalisme profane, trouvant dans l'ardeur très sincère de sa foi nouvelle, non une leçon de douceur, mais une raison de se livrer à ces polémiques avec une conscience plus tranquille et plus satisfaite. Ne connaissait-on pas déjà, aux siècles de foi profonde et rude, de ces convertis qui s'imaginaient donner la mesure de leur dévouement à l'Église par le degré de vigueur avec lequel ils maltraitaient les infidèles, ou même parfois ceux qui n'étaient pas fidèles à leur guise? Lacordaire était d'un sentiment différent quand il déclarait que le premier devoir de « l'homme converti » était « d'avoir pitié » ; autrement, ajoutait-il, « ce serait comme si le centurion du Calvaire, en reconnaissant Jésus-Christ, se fût fait bourreau, au lieu de se frapper la poitrine » .

Ce genre de polémique n'était pas sans éveiller plus d'une alarme et d'une répugnance dans les parties élevées du public religieux, principalement chez les évéques. Mgr Affre surtout en était fort mécontent; conseils, menaces de désaveu, essais de comité de direction, il avait recours à tout pour tacher d'obtenir de l'Univers un peu plus de modération '. Le nonce, dans ses conversations avec M. Guizot, exprimait aussi ses regrets et sa désapprobation. Mais rien de tout cela n'arrêtait M. Veuillot, qui parlait avec une impatience dédaigneuse de ceux qui « s'accrochaient à ses vêtements pour le retenir 3».

1 FOISSET, Vie du P. Lacordaire, t. II, p. 95 et suiv.

2 Journal inédit de M. de Viel-Castel.

3 Univers, 25 mai 1843.

3

Il avait compris d'ailleurs que, derrière cette élite de délicats, était une foule au goût moins fin et à la passion plus violente, qu'au-dessous de l'aristocratie épiscopale, il y avait la grande démocratie cléricale, ces fils de paysans qui, en si grand nombre, occupent et honorent aujourd'hui les presbytères de nos campagnes ou même de nos villes. Cette race forte, saine et féconde, dans laquelle on est heureux de voir l'Église se recruter, n'est raffinée ni par nature ni par éducation; elle préférait la verve agressive du nouveau journal à la sagesse somnolente du vieil et respectable Ami de la religion ou à l'impartialité un peu terne du Journal des villes et campagnes, et trouvait, avec plaisir, dans ces rudes représailles de la plume, la revanche d'humiliations injustement subies, la consolation de déchéances douloureusement senties. C'est à ces masses profondes du clergé populaire que M. Veuillot s'adressait directement, en quelque sorte par-dessus la tête des évêques; c'est sur elles qu'il s'appuyait. Entre elles et lui, s'établit bientôt une étroite communication et comme une action réciproque. Ce rôle joué par la presse religieuse était un fait grave dans l'histoire de l'Église de France; on assistait à l'avènement d'une puissance nouvelle dont on ne voyait pas bien la place dans la hiérarchie de la société catholique, et dont le danger n'échappait pas aux intéressés clairvoyants, surtout aux évêques '.

C'était ce qu'on serait presque tenté d'appeler le côté révolutionnaire de l'homme qui a, toute sa vie, avec autant de passion que de sincérité, combattu et maudit la révolution. Cette contradiction apparente ne tenait-elle pas en partie à l'origine même de l'écrivain? Question plus personnelle, plus intime, mais que M. Veuillot nous a, en quelque sorte, invités à aborder, en publiant sur soi un livre dont l'accent rappelle parfois les confessions des grands convertis 2. Il nous a

1 Telle a été, pendant plusieurs années, la préoccupation des prélats les plus éclairés. Le désordre qui pouvait en résulter a été signalé, quelques années plus tard, en 1853, dans un écrit fameux de Mgr Guibert, depuis archevêque de Paris. (OEuvres pastorales, t. I, p. 356 et suiv.)

2 Rome et Lorette. Voir notamment l'Introduction.

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raconté, avec une franchise qui ne lui coûtait ni ne le rabaissait, la douloureuse et émouvante histoire de ses premières années. Il nous a fait connaître comment, fils d'ouvriers. honorables, mais sans instruction et sans religion, il avait reçu ses premières impressions, enfant, dans les pauvres leçons et les exemples détestables de l'école mutuelle, « l'infàme école mutuelle », a-t-il écrit, puis au milieu des propos cyniques d'une étude d'avoué où il était petit clerc; jeune homme, dans les polémiques violentes du journalisme, où il avait été jeté presque sans préparation, et où chacun, disait-il, n'avait guère d'autre « foi que celle de ses « besoins » et de ses «< intérêts ». Il n'avait pas gardé de ce qu'il appelait ces « mauvais chemins »> un seul souvenir pur, tendre et consolant, fût-ce celui de sa première communion, et n'en avait remporté, au contraire, que des sentiments de mépris amer pour les hommes, de révolte irritée contre la société sentiments d'autant plus profonds et douloureux qu'ils s'étaient gravés dans une âme d'enfant. On en peut juger au seul accent avec lequel il rappelait l'effet produit sur lui par cette « société sans entrailles et sans intelligence à laquelle << il ne devait rien, par le spectacle « des oppressions, des distances iniques et injurieuses du hasard de la naissance, heureux pour d'autres, insupportable pour lui ». Si radicale qu'eût été sa conversion, si renversant qu'eût été le coup de la grâce sur ce nouveau chemin de Damas, si entier que fût son dévouement à sa foi nouvelle et son désir d'y conformer désormais sa conduite, tout le vieil homme avait-il été détruit chez lui? Le pli imprimé à cette intelligence, dès le jeune âge, avait-il été complètement effacé? Qui sait s'il ne faudrait pas remonter jusque-là pour trouver l'origine de certaines notes qui rendaient, par exemple, les âpretés de M. Veuillot fort différentes des vivacités de M. de Montalembert? Quand le rédacteur de l'Univers maltraitait si fort les hommes de 1830 et les lettrés de l'Université, on était parfois tenté de se demander si, à côté du chrétien néophyte qui se faisait un pieux devoir d'immoler les voltairiens sur ses nouveaux autels, il n'y avait

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pas aussi, à son insu, quelque chose du démocrate d'origine, de l'ancien révolutionnaire par éducation et par souffrance, qui se plaisait à frapper sur les bourgeois. Il était équitable, croyons-nous, d'indiquer cette explication : elle est, dans une certaine mesure, une excuse pour M. Veuillot, innocent après tout du malheur de son premier àge, et les souvenirs douloureux qu'il a été le premier à faire connaître, en inspirant compassion pour l'enfant, ne peuvent qu'adoucir le jugement porté sur l'homme.

IV

En présence de l'accusation, parfois grave, souvent violente, portée contre eux au nom de la religion, quelle fut l'attitude des représentants de l'enseignement officiel? Ils témoignèrent une grande surprise et se posèrent presque en persécutés, tout au moins en pacifiques que des voisins contraignaient à la lutte par leur esprit d'empiétement et de querelle. Ils oubliaient que le conflit était principalement imputable à ceux qui avaient, depuis dix ans, obstinément entravé l'exécution de la promesse de la Charte. M. Cousin surtout affecta des airs d'innocence méconnue et indignée. On l'entendit affirmer, à la tribune du Luxembourg, avec la solennité émue de sa parole, qu'il ne s'enseignait aucune proposition qui pût directement ou indirectement porter atteinte à la religion catholique ». En même temps, sentant bien quelles armes ses anciens écrits fournissaient à ses adversaires, il commença à leur faire subir une sorte de revision et multiplia les éditions nouvelles, les préfaces, pour effacer, voiler ou expliquer d'une façon anodine ce qu'il avait pu dire de compromettant, notamment sur le panthéisme. Peut-être, dans ce travail, obéissait-il non seulement à une préoccupation de tactique, aux nécessités de sa situation officielle, mais aussi à cet attrait qui devait, dans la dernière partie de sa vie, le rapprocher de la vérité reli

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