Page images
PDF
EPUB

lui ai fait une peur de chien », disait-il après une scène de ce genre; mais, pour rien au monde, il n'eût mis la moindre de ses menaces à exécution. Il se trompait sur l'effet d'une telle attitude son interlocuteur sortait des Tuileries moins intimidé qu'attristé. « Ces gens-là, disait-il, ne voient dans la religion qu'une machine gouvernementale; ils ne se doutent pas que nous avons une conscience. » Le résultat le plus clair fut que Mgr Affre, d'abord si bien disposé pour le régime de Juillet, s'en éloigna peu à peu. Malgré toute son habileté, le vieux roi se trouvait n'avoir contenté ni les universitaires ni le clergé.

VIII

Quand les gouvernements ne donnent pas l'impulsion, ils la reçoivent c'est ce qui arrivait au ministère dans la question religieuse. Il ne voulait sans doute pas aller aux extrémités où le poussaient les adversaires du clergé ; mais il se croyait obligé de céder à quelques-unes de leurs exigences. Sur plus d'un point, les bons rapports qui avaient commencé à s'établir entre l'Église et l'État se trouvaient ainsi un peu altérés. Jusqu'alors, les ministères successifs avaient gardé, en face de la restauration monastique entreprise par Lacordaire, une neutralité bienveillante, quoique un peu inquiète. Une fois les luttes de la liberté d'enseignement engagées, la bienveillance demeura au fond, mais elle n'osa plus se manifester, et l'inquiétude augmenta. Ainsi vit-on le ministre des cultes s'agiter pour empêcher que le nouveau Dominicain ne préchat en froc campagne aussi malheureuse que puérile; la liberté finit par l'emporter. La victoire dépassa méme cette petite question de costume; en effet, Lacordaire, hardi avec prudence et finesse, fondait à cette époque les deux premières maisons de son Ordre, à Nancy d'abord, près de Grenoble ensuite. Le ministre protesta, mais en vain; il s'en consolait d'ailleurs, n'ayant eu d'autre dessein que de prendre ses sûretés, pour le cas où il

:

serait harcelé par M. Isambert. Ces petites gènes n'entravaient donc pas sérieusement les progrès de la liberté religieuse; seulement, elles suffisaient pour que le gouvernement n'eût ni l'honneur ni le profit de ces progrès, pour que tout parût se faire malgré lui et presque contre lui. Même attitude à l'égard de la Compagnie de Jésus; le ministère n'avait contre elle aucun parti pris; M. Guizot et M. Martin du Nord étaient heureux, quand, dans les entretiens assez fréquents qu'ils avaient avec ses membres, ils pouvaient les rassurer; mais s'ils n'avaient pas peur des Jésuites, ils avaient peur de ceux qui cherchaient à leur en faire peur; ils ne voulaient pas frapper ces religieux, mais tâchaient, sans succès, il est vrai, de faire prendre des mesures contre eux par les évêques, ou essayaient d'obtenir de la compagnie elle-même quelque concession qui pût désarmer ses adversaires.

Le gouvernement n'avait pas seulement affaire aux congrégations; c'était avec les évêques, réclamant la liberté d'enseignement, que le conflit était le plus directement engagé et aussi le plus embarrassant. Le ministre des cultes répugnait aux mesures répressives, qui, en pareil cas, sont d'ordinaire odieuses ou inefficaces, quelquefois l'un et l'autre. Aussi essayat-il d'abord d'agir par des lettres non publiques, adressées à tel prélat ou à l'épiscopat tout entier; mais, qu'il usàt de caresses ou de remontrances, l'effet était à peu près nul, et le ton sur lequel répondaient les évêques montrait combien peu ils étaient séduits ou effrayés. Il se laissa alors entraîner à frapper plus fort. L'évêque de Châlons, en novembre 1843, fut déféré pour abus au conseil d'État, à raison d'une lettre où il avait menacé éventuellement de retirer les aumôniers des collèges; la sentence, raillée par les catholiques, ne fut guère prise au sérieux que par M. Dupin. Au commencement de 1844, deux prêtres, auteurs de publications véhémentes contre le monopole universitaire, l'abbé Moutonnet à Nîmes, l'abbé Combalot à Paris, étaient poursuivis devant le jury; le premier fut acquitté, le second condamné à quinze jours de prison et à 4,000 francs d'amende; l'émotion produite fit plus de

tort au gouvernement accusé de persécution, qu'au condamné qui refusa sa grâce et qui, passé aussitôt martyr, reçut de partout, même de certains évêchés, d'enthousiastes et publiques félicitations.

En même temps qu'il n'intimidait et ne contenait personne, le gouvernement se trouvait élargir lui-même le débat qu'il eût tant voulu étouffer. Dans les premiers jours de 1844, les évêques de la province de Paris ayant adressé au Roi un mémoire collectif sur la liberté d'enseignement, M. Martin du Nord crut devoir signifier à Mgr Affre que ce mémoire «blessait gravement les convenances » et constituait une infraction à celui des articles organiques qui interdisait toute délibération dans une réunion d'évêques non autorisée. « Il serait étrange, disait le ministre, qu'une telle prohibition pût être éludée au moyen d'une correspondance établissant le concert et opérant la délibération, sans qu'il y ait eu assemblée. » Qui aurait voulu fournir une occasion d'attaquer les articles orga-. niques, en en faisant l'application la plus excessive et la plus ridicule, n'aurait pas agi autrement. Il n'y eut pas assez de sarcasmes, dans toute la presse catholique, sur << le concert par écrit de M. Martin du Nord. L'archevêque de Paris répondit par une lettre légèrement ironique et fortement raisonnée, où il ne se contenta pas de démontrer ce qu'avait d'insoutenable cette extension donnée aux interdictions portées par les articles organiques; il protesta contre ces interdictions elles-mêmes, et demanda, au nom de la liberté religieuse, la revision de cette législation. Ce ne fut pas tout : la plupart des évêques de France (cinquante-cinq environ) écrivirent à l'archevêque de Paris pour approuver sa conduite et s'associer à ses protestations. Le ministre des cultes fut réduit à subir en silence la manifestation qu'il avait provoquée; ce pacifique, ce timide, si désireux d'éviter les conflits et d'écarter les grosses questions, se trouvait s'être mis tout l'épiscopat sur les bras et avoir soulevé le redoutable problème des articles organiques. Le P. de Ravignan disait alors dans une de ses lettres : « La question vraie est la liberté de l'Église. C'est une

[ocr errors]

nouvelle voie qu'il faut ouvrir, une nouvelle ère à commencer; c'est, comme je le conçois, l'action ferme et prudente de l'autorité spirituelle, réclamant, par tous les moyens constitutionnels et légaux, le libre exercice de ses droits et sa place au soleil des institutions du pays. »

Somme toute, le gouvernement n'avait pas d'intentions méchantes: il n'avait même qu'une résolution bien arrêtée, celle de ne pas être persécuteur; et quand, dans l'émotion de la lutte, des journalistes ou même de vénérables prélats parlaient comme ils l'eussent fait en face de quelque Dioclétien, M. Martin du Nord était assez fondé à leur répondre : « Vous pouvez parler des persécutions sans crainte; il n'y a pas grand courage à braver de dangers imaginaires. Plus tard, les catholiques jugeront ce gouvernement avec plus de sang-froid et d'équité. Mais, vers 1844, sous le coup de l'irritation causée par de petites vexations, le clergé était conduit à s'éloigner de la monarchie de Juillet dont naguère il se rapprochait, et l'un des plus modérés entre les polémistes catholiques, l'abbé Dupanloup, écrivait : « N'est-il pas évident qu'on nous méconnaît, et que, nous méconnaissant, on tend à nous pousser dans une opposition où nous ne sommes pas?....... Il y a péril à nous accoutumer à ne rien attendre du présent, et à nous faire, las et déçus, porter nos regards vers l'avenir'.

[ocr errors]
[ocr errors]

Si les catholiques étaient mécontents, leurs adversaires ne l'étaient pas moins. C'est la condition des politiques indécises et faibles, que tout le monde s'en plaint. Les universitaires se déclaraient mal défendus, presque trahis, et accusaient couramment le ministère et le Roi de complaisance envers le clergé; MM. Libri et Génin le disaient avec amertume, MM. Quinet et Michelet, avec menaces. On en voulait surtout à M. Martin du Nord, auquel on opposait M. Villemain. Ces plaintes n'étaient pas sans écho à la Chambre des députés; toutefois, jusqu'en 1844, ce ne fut qu'un écho peu retentissant ; l'opposition parlementaire n'avait pas encore trouvé intérêt à s'em

Première Lettre à M. le duc de Broglie (1844).

parer de la question et à la mettre au premier rang. M. Isambert fut à peu près seul, en 1842 et 1843, à dénoncer les défaillances du gouvernement dans les questions religieuses; il n'épargnait rien cependant pour inquiéter les esprits, proclamant que « c'était pire que sous le ministère Villèle », demandant gravement si l'on voulait ramener le pays « au moyen âge », et s'il y avait, «< comme sous la Restauration, un gouvernement occulte, allié au parti jésuitique ». M. Martin du Nord trahissait, dans ses réponses, l'embarras de sa situation; d'une part, il ne pouvait entendre tant d'attaques odieuses et absurdes, sans tâcher d'en effacer l'effet par quelques paroles douces et polies à l'adresse des évêques, parfois même sans élever quelques protestations chaleureuses. « On craint que la religion ne nous envahisse, s'écriait-il un jour; je suis loin de partager cette crainte, et je me félicite au contraire du développement des idées religieuses... Je ne cherche pas à obtenir l'assentiment d'hommes qui voient toujours dans la religion un péril pour le gouvernement. » Mais, aussitôt après, il croyait nécessaire de se faire pardonner cette bienveillance, en se vantant de toutes les mesures qu'il avait prises contre le clergé, en adressant des remontrances aux prélats, du haut de la tribune, et en donnant aux néo-gallicans la satisfaction d'adhérer à leurs prétentions. Ce qui apparaissait de plus clair au milieu de ces contradictions hésitantes, c'était le désir qu'avait le ministre, non de rien résoudre, mais de tout assoupir. Son idéal eût été que les évêques parlassent tout bas, et que M. Isambert ne parlât pas du tout; il semblait que cette double et un peu naïve supplication, adressée aux partis opposés, fût le dernier mot de chacun de ses discours.

On comprend sans doute qu'entre deux opinions extrêmes, un gouvernement veuille tenir une conduite intermédiaire : c'est souvent son devoir; mais la modération n'est pas l'incertitude et le laisser-aller; nulle politique au contraire n'exige une volonté plus résolue et plus précise, une ligne de conduite plus nettement arrêtée et plus fermement suivie. Le ministère ne le comprenait pas. Aussi ne gouvernait-il ni

« PreviousContinue »