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quences de ces théories. M. Thiers revendiquait au contraire, avec insistance, pour la puissance publique, le droit de former l'esprit de l'enfant; il ne dissimulait pas ses préférences pour le système en vertu duquel « la jeunesse serait jetée dans un moule et frappée à l'effigie de l'État » ; il n'y renonçait que par l'obligation où il était « de se tenir dans la vérité de son temps et de son pays »; au moins, pour s'en rapprocher, cherchait-il à restreindre et à entraver, autant que possible, la liberté qu'il n'osait entièrement refuser. Aux méfiances témoignées par la Chambre des pairs sur l'enseignement philosophique, il opposait une apologie sans réserve de l'éducation intellectuelle, morale et même religieuse des collèges. Le duc de Broglie s'était appliqué à soustraire en partie les établissements libres à la domination de l'Université; M. Thiers déclarait que ces établissements devaient être « compris dans la grande institution de l'Université » qui avait mission de « les surveiller, contenir et ramener sans cesse à l'unité nationale ». Il prétendait tout subordonner, dans l'éducation publique, à la préoccupation de conserver « l'esprit national » qui, selon lui, n'était autre que l'esprit de la révolution »; l'Université lui paraissait seule propre à cette œuvre, et l'enseignement ecclésiastique lui inspirait une défiance qu'il ne dissimulait pas. Sans doute, il parlait du clergé avec politesse, trompant ainsi l'attente des sectaires qui s'étaient flattés de le voir se confondre dans leurs rangs; mais, derrière ces ménagements de forme, la malveillance et la menace étaient visibles. C'était, en tous points, le contraire des idées que M. Thiers devait, quelques années plus tard, faire prévaloir dans la loi de 1850.

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Déposé et lu à la Chambre le 13 juillet 1844, ce rapport fit un moment quelque bruit; les journaux de gauche et de centre gauche le portèrent aux nues; des universitaires vinrent en députation remercier leur avocat. Puis le silence se fit assez vite. Plusieurs causes y contribuèrent la clôture de la session qui suivit de près; les préoccupations soulevées dans le public par la guerre du Maroc et par les complications un moment

menaçantes de l'affaire Pritchard; la réserve des évêques qui, bien que fort prompts alors à prendre la parole, ne jugèrent pas nécessaire de réfuter M. Thiers. Il semblait du reste qu'il y eût, vers la seconde moitié de 1844, un moment de halte dans l'armée catholique; prélats et laïques avaient pris position avec éclat, et dit très haut ce qu'ils avaient à dire; ils comprenaient qu'un résultat immédiat n'était pas possible, et qu'il fallait laisser mûrir les idées nouvelles. Le gouvernement se félicitait naturellement de cette sorte d'accalmie, et, de son côté, il témoignait, par quelques-uns de ses actes, un certain désir de se rapprocher des catholiques; telle fut notamment l'interprétation donnée au changement qui se fit alors à la tête du ministère de l'instruction publique.

Dans les derniers jours de décembre 1844, une nouvelle sinistre s'était répandue dans Paris M. Villemain, fléchissant sous le poids des chagrins de famille et des déboires politiques, avait eu un violent accès de folie. Quelques instants auparavant, il avait fait appeler ses jeunes enfants dont il s'occupait beaucoup depuis qu'il avait dû placer leur mère dans une maison de santé, et on l'avait entendu murmurer : « Pauvres enfants! le père et la mère! » Son mal s'était manifesté surtout par deux idées fixes : la crainte qu'on ne le soupçonnat d'avoir fait enfermer sa femme arbitrairement; la croyance qu'il était persécuté par les Jésuites'. La consternation fut générale. « On est tenté d'en vouloir à la poli

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1 Depuis quelque temps, M. Villemain était, sur ce sujet, en proie à de véritables hallucinations. Il s'imaginait toujours voir auprès de lui des Jésuites, le guettant et le menaçant. Un jour, il sortait, avec un de ses amis, de la Chambre des pairs où il avait prononcé un brillant discours, et causait très librement, quand, arrivé sur la place de la Concorde, il s'arrête effrayé. Qu'avez-vous? » lui demande son ami, médecin fort distingué. - Comment! vous ne voyez pas? » 2564 «Non. » Montrant alors un tas de pavés : « Tenez, il y a là des Jésuites; allons-nousen. » M. Sainte-Beuve a raconté, à ce propos, l'anecdote suivante : « Un jour que Villemain avait été repris de ses lubies et de ses papillons noirs, il avait à dicter à son secrétaire, le vieux Lurat, un de ces rapports annuels qu'il fait si bien. Il se promenait à grands pas, dictait à Lurat une phrase; puis, s'arrêtant tout à coup, il regardait au plafond et s'écriait: A l'homme noir! Au Jésuite! Puis, reprenant le fil de son discours, il dictait une autre phrase qu'il interrompait de même par une apostrophe folâtre, et le rapport se trouva ainsi fait, aussi bien qu'à l'ordinaire. Des deux écheveaux de la pensée, l'un était sain, l'autre

tique, écrivait alors M. Sainte-Beuve, d'avoir ainsi détourné de sa voie, abreuvé et noyé dans ses amertumes une nature si fine, si délicate, si faite pour goûter elle-même les pures jouissances qu'elle prodiguait. » Quant au Constitutionnel, il montrait tout simplement dans cette maladie une trame des Jésuites. Ce fut pour M. Guizot l'occasion d'un acte significatif : il ne se contenta pas de désigner un intérimaire; avec une promptitude que M. Villemain devait, une fois rétabli, lui reprocher non sans aigreur, il remplaça définitivement le ministre dont il avait eu tant de fois à subir et à regretter le zèle universitaire. Son choix se porta sur M. de Salvandy, l'un des hommes politiques du régime de Juillet qui montraient le plus de bienveillance pour les personnes et les idées du monde religieux, étranger à l'Université, membre de la minorité dans la commission qui avait nommé naguère M. Thiers rapporteur de la loi d'instruction secondaire; nature un peu vaine et pompeuse, mais généreuse et sincère, manquant parfois de tact et de mesure, non d'esprit ni de cœur. Nul, parmi les catholiques, ne pouvait douter des bonnes intentions du nouveau ministre; la seule question était de savoir s'il aurait l'habileté et la force de les réaliser. L'un de ses premiers actes fut d'écrire à l'administrateur du Collège de France des remontrances sévères, mais impuissantes, au sujet des cours de MM. Quinet et Michelet, dont les « désordres disait-il, << étonnaient et blessaient le sentiment public

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M. Villemain éloigné, personne parmi les ministres ne s'intéressait plus au sort de sa loi sur l'instruction secondaire et n'était pressé de la mener à fin. Louis-Philippe l'était moins encore que ses ministres; déjà, au lendemain de la discussion de la Chambre des pairs, il eût été disposé à en rester là, sans porter le projet à la Chambre des députés. « Le Roi est décidément contre la loi, écrivait alors le duc de Broglie; il la trouve trop libérale et trop défavorable au clergé '. » Les catho

était en lambeaux. Quelle leçon d'humilité! O vanité du talent littéraire ! (Cahiers de Sainte-Beuve, p. 30.)

1 Documents inédits.

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Le 30 septembre 1844, causant avec Mgr Mathieu

liques ne pouvaient regretter l'abandon d'un projet qui les blessait par beaucoup de côtés. Mais ne fallait-il pas s'attendre que l'opposition fit obstacle à cette tactique d'ajournement, et que l'auteur du rapport notamment s'agitât pour le faire discuter? Il n'en fut rien. Le mobile esprit de M. Thiers se portait alors d'un autre côté : il avait cru découvrir dans l'affaire

Pritchard une arme plus efficace contre le ministère. Personne ne se trouva donc, dans la session de 1845, pour demander la mise à l'ordre du jour de ce projet. Comme on disait en style de couloirs, c'était une affaire « enterrée » .

XI

L'accalmie qui s'était produite chez les catholiques à la suite de la session de 1844 dura peu. Comment en effet pouvaient-ils désarmer, alors que non seulement on ne donnait pas satisfaction à leurs griefs, mais qu'ils étaient attaqués chaque jour plus violemment dans la presse ou au Collège de France? Dès le mois de janvier 1845, dans la discussion de l'adresse de la Chambre des pairs, le ministre des cultes eut à essayer de nouveau le feu de M. de Montalembert. Peu après, il se trouvait, une fois de plus, aux prises avec tout l'épiscopat. Ce fut à propos d'un mandement, en date du 4 février 1845, dans lequel le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, avait condamné solennellement, comme contenant des doctrines fausses et hérétiques, propres à ruiner les véritables libertés de l'Église », le Manuel du droit public ecclésiastique, récemment réédité par M. Dupin. Ce livre, publié pour la première fois sous la Restauration, était la collection des textes dans lesquels, depuis Pithou jusqu'à Napoléon I", s'était formulé le gallicanisme des légistes, répudié de tout temps par le

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que lui avait amené l'amiral de Mackau, Louis-Philippe laissait voir clairement sa volonté de « laisser tomber dans l'eau » le projet de loi. (Vie du cardinal Mathieu, par Mgr BESSON, t. 1, p. 329.)

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clergé, même le moins ultramontain; compilation terne, lourde et fastidieuse, recouverte en quelque sorte d'une poussière d'ancien régime et imprégnée d'une odeur de basoche. La démarche du cardinal pouvait être diversement appréciée; pendant que les ardents y applaudissaient, d'autres, parmi lesquels l'archevêque de Paris, se demandaient si, pour atteindre un livre vieux de plusieurs années et dont la réédition n'avait eu aucun succès, c'était la peine de faire un acte aussi insolite, et que la situation de l'auteur condamné devait rendre aussi retentissant. Le gouvernement, ému des criailleries de M. Dupin, déféra le mandement au conseil d'État, qui déclara, le 9 mars, qu'il y avait abus. Les ministres ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'ils venaient de faire une maladresse. M. Beugnot eut beau jeu à dénoncer, devant la Chambre des pairs, la bizarre contradiction de cet État qui tenait à se proclamer laïque » et qui voulait en même temps faire le « théologien ». Dès le 11 mars, le cardinal de Bonald écrivit au garde des sceaux une lettre publique, plus railleuse et dédaigneuse encore qu'irritée, où, après avoir malmené le corps politique et laïque qui prétendait lui « enseigner la religion », il déclarait ne reconnaître qu'au Pape le droit de juger son jugement. Jusque-là, ajoutait-il, un appel comme d'abus ne peut pas même effleurer mon âme... J'ai pour moi la religion et la Charte je dois me consoler. Et quand, sur des points de doctrine catholique, le conseil d'État a parlé, la cause n'est pas finie. C'était l'un des caractères de cette lutte, que le gouvernement ne pouvait toucher un évêque, sans que tous les autres prissent fait et cause pour lui; on revit ce qui s'était déjà vu à propos de la réprimande adressée par M. Martin du Nord à l'archevêque de Paris et à ses suffragants en quelques jours, plus de soixante évêques déclarèrent adhérer aux doctrines proclamées par le cardinal de Bonald et blàmées par le conseil d'État. Bientôt aussi, les journaux religieux purent annoncer que, le 5 avril, la congrégation de l'Index avait condamné le Manuel. Pour l'amour de la théologie de M. Dupin, le gouvernement s'était donc mis en

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