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goire XVI était en même temps troublé des éventualités dont on le menaçait. Le vieux pontife et ses conseillers, tous hommes d'un autre temps, ne se sentaient pas sur un terrain connu et sûr, quand il leur fallait prendre un parti au sujet de la France de 1830. Leur finesse italienne pressentait une exagération dans les paroles de M. Rossi; mais comment discerner l'exacte vérité, au milieu de ces batailles de presse et de parlement si étrangères à leurs mœurs? Comment mesurer la force réelle de cette opinion publique avec laquelle leur chancellerie n'était pas accoutumée à traiter? Ils entendaient bien les catholiques de France les conjurer de tout refuser, et n'auraient pas voulu les contrister; mais ils ne pouvaient s'empêcher de trouver un peu étrange et inquiétante leur manière de défendre la religion. On avait remarqué que, malgré certaines sollicitations, le Pape n'avait jamais voulu approuver ni encourager la conduite du nouveau parti religieux, et M. Rossi savait bien tougher la corde sensible, quand il répétait à tout propos que ce parti était « la coda di Lamennais ». De plus, le gouvernement pontifical, sachant gré à la monarchie de Juillet du mal qu'elle n'avait pas fait et de celui qu'elle avait empêché après 1830, désirait la ménager par prudence autant que par justice, par prévoyance autant que par gratitude. Pour tous ces motifs, il était, en face de la demande qui lui était adressée, indécis et anxieux; il usait alors de sa ressource habituelle en pareil cas : il ne disait rien et attendait.

Le ministère français, qui ne pouvait s'accommoder de ce silence, devint plus pressant. La congrégation des affaires ecclésiastiques fut alors convoquée; à l'unanimité, elle décida le Pape ne pouvait accorder ce qui lui était demandé. C'est la délibération que, quelque temps après, faisait connaitre l'Univers. Était-ce donc un échec complet pour M. Rossi? Une

que

1 A plusieurs reprises, les évêques français avaient consulté Rome sur la façon dont ils prenaient part aux débats sur la liberté religieuse. Rome avait refusé de répondre. Mgr Parisis s'est plaint avec vivacité de ce silence, dans une lettre considérable, adressée à un prélat romain, le 1er novembre 1845. Cette lettre n'a pas été publiée, mais nous en avons eu le texte sous les yeux.

mesure aussi extrême et aussi absolue n'eût pas été dans les traditions de la diplomatie pontificale. En même temps qu'on sauvegardait le principe par la décision de la congrégation, on donnait à entendre au négociateur français que, si le Pape ne devait rien ordonner, il serait probablement possible d'obtenir des Jésuites eux-mêmes quelques concessions volontaires. C'était inviter ceux qui faisaient un crime aux religieux d'avoir un supérieur étranger, à invoquer l'autorité de ce supérieur. Mais M. Rossi était tenu de réussir à tout prix : il savait que son gouvernement, sans passion propre en cette affaire, serait heureux de tout expédient qui, à défaut d'un succès réel, en donnerait l'apparence, permettrait de déjouer la tactique de M. Thiers, et tirerait tant bien que mal les ministres d'embarras. Il accepta donc avec empressement l'ouverture qui lui était faite. Ses demandes, bien moins absolues qu'au début, finirent par se réduire à ceci : que les Jésuites se missent, dans un état qui permît au gouvernement de ne pas les voir, et qui les fît rester inaperçus, comme ils l'avaient été jusqu'à ces dernières années. » Le cardinal Lambruschini, secrétaire d'État, estima un accord possible sur ce terrain: «< Les maisons peu nombreuses, disait-il, pourraient très facilement être inaperçues; les grandes et celles qui sont placées dans les localités où les passions sont trop violentes, seraient réduites à un petit nombre d'individus. » De son côté, le P. Roothaan, général de la congrégation, déjà travaillé par plusieurs intermédiaires, notamment par l'abbé de Bonnechose, depuis cardinal, était préparé à entrer dans cette voie. Seulement, tandis que le Pape désirait que les concessions parussent un acte volontaire du général, celui-ci se préoccupait de dégager sa responsabilité, en ayant sinon un ordre, du moins un conseil du pontife. Il reçut ce conseil'.

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1 M. Crétineau-Joly a prétendu que le Pape n'avait pas voulu donner un conseil aux Jésuites. Nous ne voulons pour preuve du contraire que ce passage d'une lettre écrite par le Père général au P. de Ravignan : « Le Seigneur ne permettra pas qu'un parti conseillé et suggéré par le Souverain Pontife tourne contre nous. (Vie du P. de Ravignan, par le P. DE PONtlevoy, t. ler, p. 332.)

Dès le 13 juin, au lendemain de la réunion de la congrégation des affaires ecclésiastiques, deux cardinaux s'étaient rendus chez le P. Roothaan et l'avaient engagé, de la part de Grégoire XVI, à faire quelques sacrifices pour avoir la paix et pour laisser passer la tourmente. Le général invita aussitôt les supérieurs français à disperser les maisons de Paris, Lyon et Avignon. A la suite d'une nouvelle démarche faite par d'autres cardinaux, le 21 juin, il ajouta la maison de Saint-Acheul et les noviciats trop nombreux. « Nous devons, écrivait-il, tâcher de nous effacer un peu, et expier ainsi la trop grande confiance que nous avons eue à la belle promesse de liberté qui se trouve dans la Charte et qui ne se trouve que là. » Il n'était du reste question que de déplacer des religieux, nullement de fermer des maisons : l'existence de la compagnie en France ne recevait aucune atteinte. A ceux qui lui demandaient davantage, le général répondit que des mesures plus radicales dépassaient son pouvoir, et qu'il faudrait un ordre du Pape. Cet ordre ne vint pas.

Tel fut le dernier mot des concessions faites par les Jésuites, fort différent, on le voit, de la note du Moniteur. Cette note avait été rédigée sur une dépêche de M. Rossi, qui disait seulement : « Le but de la négociation est atteint... La congrégation va se disperser d'elle-même, les noviciats seront dissous, et il ne restera dans les maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les garder, vivant d'ailleurs comme des prêtres ordinaires. » Dans sa préoccupation de frapper plus vivement le monde parlementaire, le rédacteur de la note officielle n'avait pas voulu voir que, si M. Rossi parlait de « congrégation dispersée » et de « noviciats dissous », il ne parlait pas de « congrégation cessant d'exister » et de « maisons fermées ». La dépêche elle-même, bien que moins brutalement inexacte, dépassait cependant, sur certains points, les concessions consenties par le P. Roothaan. Ce dernier malentendu tenait sans doute à ce que M. Rossi n'avait voulu traiter avec les Jésuites que par intermédiaires. L'envoyé français n'en était pas du reste seul responsable, car il avait lu, à deux

reprises, sa dépêche au cardinal Lambruschini qui l'avait approuvée, après discussion. Le secrétaire d'État ne devait pas ignorer que le Père général n'avait pas autant concédé. Pourquoi donc n'avait-il pas signalé l'erreur? Était-ce de sa part timidité ou finesse? Avait-il craint le conflit qu'aurait pu provoquer une trop pleine lumière? Avait-il considéré que cet éclaircissemnnt ne rentrait pas dans son rôle qui était celui d'un témoin, non d'un acteur direct? Avait-il cru deviner qu'après tout notre négociateur aimait mieux un malentendu dont on verrait plus tard à se tirer, qu'un échec immédiat? Avait-il pressenti que les religieux menacés gagneraient plus qu'ils ne perdraient dans la confusion de cet imbroglio? On ne saurait le dire. Interrogé ultérieurement par les Jésuites français, il tenta de justifier sa conduite, dans une dépêche au nonce du Pape à Paris' il y prouva facilement qu'il n'avait jamais connu ni accepté la note du Moniteur; mais, sur l'approbation donnée par lui à la dépêche du négociateur français, ses explications n'éclaircirent rien. M. Rossi était bien Italien, et il l'avait montré dans cette affaire. Peut-être le cardinal Lambruschini ne l'était-il pas moins.

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XIV

Dès le lendemain de la note du Moniteur, les journaux catholiques recevaient de Rome des nouvelles qui leur permettaient d'en contester l'exactitude. Seulement, ils ne savaient, au sujet de la négociation, que ce que les Jésuites pouvaient leur en apprendre; ils ignoraient quel avait été au juste le rôle de la cour romaine; celle-ci gardait le silence; ce qu'elle avait voulu, c'était la pacification, et elle redoutait sans doute de la voir compromise, si l'on arrivait trop tôt à préciser le malentendu. Les autres journaux pressentaient bien qu'il y avait là quelque équivoque, peut-être une sorte de mystifica

Voir le texte complet de cette dépêche, dans la Vie du P. Guidée, par le P. GRANDIDIER, p. 254 à 257.

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tion mais qui en était victime? Le ministère lui-même aurait été bien gêné de faire pleine lumière et surtout de justifier la rédaction de sa note. Interrogé, à la Chambre des pairs, par M. de Boissy, le 16 juillet 1845, M. Guizot resta dans les généralités, rendant hommage à la sagesse du Pape, même à celle des Jésuites, et M. de Montalembert, tout frémissant et irrité qu'il fût, déclara n'avoir pas de données assez certaines pour contredire les assertions ministérielles. Du reste, la fin de la session vint bientôt dispenser le gouvernement de toute explication. En somme, malgré l'embarras que pouvait éprouver le cabinet, l'impression générale fut qu'il avait remporté un succès: il avait réussi là où l'on croyait qu'il échouerait. L'opposition en était toute désappointée. Comme naguère, lors du traité supprimant le droit de visite, ses prévisions étaient dérangées, ses manœuvres déjouées. M. Thiers, qui, au lendemain de son interpellation, croyait M. Guizot pris au piège, fut réduit à battre en retraite. Le terrain religieux ne lui était décidément pas propice; il se hâta de le quitter; du moment que les Jésuites ne lui servaient plus contre le cabinet, il n'avait aucun goût à s'en occuper davantage; il ne devait plus prononcer leur nom jusqu'au jour où, en 1850, il le fera pour les défendre. Quant à M. Guizot, il triomphait. « L'issue de l'affaire des Jésuites, écrivaitil à M. de Barante le 18 juillet, est une des choses qui, dans le cours de ma vie politique, m'ont donné le plus de sérieuse et profonde satisfaction, non seulement à cause de son importance parlementaire et momentanée, mais encore et surtout comme preuve que le bon pacte d'intelligence et d'alliance entre l'Église catholique et l'État constitutionnel peut être fondé et que la bonne politique peut réussir à se faire comprendre et accepter. L'œuvre sera difficile et longue; mais enfin la voilà commencée'. » Le ministre ajoutait, le 22 juillet, dans une lettre adressée à une de ses amies d'outre-Manche: << Londres et Rome, les deux capitales des deux grandes fois

1 Documents inédits.

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