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cramponnent, immobiles et toujours tremblants, à quoi que ce soit; ils saisiraient même le fer chaud d'un despotisme pour se préserver de la moindre agitation; ils ne voient qu'un seul mal pour eux, le mouvement, qu'un seul danger pour les institutions, le mouvement. On a beau avoir loyalement servi ces hommes intimidés dans tous leurs intérêts légitimes; on a beau s'associer à eux dans tous les jours de combats;.. du jour où vous leur proposerez une mesure d'innovation la plus prudente,... de ce jour-là, vous êtes leur ennemi. (Longs applaudissements à gauche.) Eh! mon Dieu! il y en a eu de ces hommes à toutes les époques en 89, en 1815, en 1830, aujourd'hui. C'est de l'histoire que je raconte : ce n'est pas de la personnalité que je fais. (Bravos aux extrémités.) S'il y avait de pareils hommes ici, et plût à Dieu qu'il ne s'en retrouvât jamais, de ces hommes que l'on pourrait marquer de quelque chiffre sinistre à cause de leurs fautes! (A gauche : très bien, très bien !) - s'il avait de ces hommes, c'est à eux que je dirais Daignez me croire, daignez ajouter quelque foi aux années de périls et de combats passées ensemble pour les mêmes causes; ne vous refusez pas aujourd'hui à l'amélioration bien modérée qu'on vous demande, ou plutôt offrez-la vous-mêmes! On dirait, à les entendre, que le génie des hommes politiques ne consiste qu'en une seule chose, à se poser là sur une situation que le hasard ou une révolution leur a faite et à y rester immobiles, inertes, implacables... (Vive approbation à gauche.) Oui, implacables à toute amélioration. Et si c'était là, en effet, tout le génie de l'homme d'État chargé de diriger un gouvernement, mais il n'y aurait pas besoin d'homme d'État, une borne y suffirait. (Mouvement général et prolongé.) » Quand un orateur, venu de la majorité, s'exprimait ainsi, la gauche pouvait se taire; elle n'eût pu dire plus; elle n'avait qu'à applaudir. Les journaux firent écho à ses bravos; ce mot de « borne » devait longtemps servir à leurs polémiques.

y

Les ministres se défendirent avec éclat. M. Guizot, qui attribuait peut-être à son abstention l'issue incertaine de la

discussion sur la réforme parlementaire, s'engagea à fond. « J'ai beau regarder, dit-il, j'ai beau chercher; je ne puis trouver parmi nous, aujourd'hui, dans l'état de la société, à la réforme électorale qu'on vous propose, aucun motif réel, sérieux, aucun motif digne d'un pays libre et sensé........ Le mouvement qui a produit la question dont nous nous occupons, est un mouvement superficiel, factice, mensonger, suscité par les journaux et les comités! (Interruptions aux extrémités.) » A l'origine de ce mouvement, le ministre dénonçait les factions hostiles à la monarchie de Juillet; à son terme, il montrait le suffrage universel. « Je suis pour mon compte, déclara-t-il, ennemi décidé du suffrage universel. Je le regarde comme la ruine de la démocratie et de la liberté! » S'élevant ensuite, suivant son habitude, pour considérer de haut la situation : « Nous avons, messieurs, une tâche plus rude qu'il n'en a été imposé à aucune époque; nous avons trois grandes choses à fonder une société nouvelle, la grande démocratie moderne jusqu'ici inconnue dans l'histoire du monde; des institutions nouvelles, le gouvernement représentatif jusqu'ici étranger à notre pays; enfin une dynastie nouvelle.... Eh bien, pour réussir dans ce qui est la véritable tâche de notre temps, nous n'avons besoin que de deux choses de stabilité d'abord, puis de bonne conduite dans les affaires journalières et naturelles du gouvernement... Vous faites précisément le contraire... Vous altérez la stabilité des lois et des pouvoirs. Vous semez l'incertitude partout. Et pourquoi? Est-ce en présence d'un grand mouvement? Non, c'est pour satisfaire à un besoin faux, factice ou pour le moins bien douteux et bien faible... Messieurs, ne vous chargez pas si facilement des fardeaux qu'il plaira au premier venu de mettre sur vos épaules, lorsque celui que nous portons nécessairement est d'un si grand poids. Résolvez les questions obligées et repoussez celles qu'on vous jette aujourd'hui à la tête légèrement et sans nécessité! (Vive adhésion au centre.) » On ne pouvait exposer plus éloquemment, plus noblement les raisons de ne rien faire, donner à l'immobilité une plus fière tournure. Le ministre ne se contenta

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pas de ces hautes considérations. En présence de ce qui s'était passé pour la réforme parlementaire et des manœuvres dissolvantes que faisaient supposer l'attitude de M. Dufaure et de M. de Lamartine, il jugea à propos de rappeler la majorité au sentiment de sa propre responsabilité : « Vous nous avez engagés et soutenus dans une tâche pesante, lui dit-il en terminant; je suis convaincu que vous êtes décidés à nous y soutenir tant que nous serons fidèles comme vous à la cause qui est la vôtre comme la nôtre. (Oui! oui!) Mais prenez garde; prenez garde de ne pas affaiblir légèrement, par des motifs insuffisants, ce pouvoir que vous voulez soutenir; prenez garde de ne pas diminuer la force, quand vous ne diminuez pas le fardeau. (Profonde sensation.) Vous avez, comme nous, des devoirs à remplir; vous êtes partie du gouvernement; vous avez votre part de responsabilité dans les affaires et devant le pays. Ne l'oubliez jamais. Ne vous déchargez pas facilement de ce qui vous revient dans le fardeau et dans la responsabilité... Si jamais la force nous manquait, si jamais les moyens de gouvernement nous paraissaient trop faibles pour que nous continuassions d'accepter notre responsabilité, soyez certains que nous vous le dirions avant que vous vous en fussiez

aperçus. »

L'avertissement fut entendu et produisit son effet. En dépit de M. Dufaure et de M. de Lamartine, 234 voix contre 193 repoussèrent la prise en considération. Ce fut une nouvelle surprise en sens inverse. Le vote précédent avait été plus mauvais qu'on ne s'y attendait; celui-ci était meilleur; en tout cas il effaçait l'autre. M. de Barante écrivait au comte Bresson, le 18 février 1842, au sortir de ce débat : « La majorité qui a repoussé la proposition de réforme électorale est un fait de haute importance: il était peu prévu. A peine espérait-on le petit succès déjà obtenu contre la première proposition. C'est que les centres sont bien plus conservateurs que ministériels. Ils sont facilement irritables sur tout ce qui rapproche des doctrines de la gauche ou de la politique aventureuse de M. Thiers. J'ai assisté aux séances où M. Dufaure et M. de La

martine ont été si rudement accueillis et interrompus sans cesse, et j'ai pu juger de la vivacité de ces excellents conservateurs. Maintenant la session est jugée. Le ministère la traversera et en sortira avec un peu plus d'autorité. » Cette victoire était bien la victoire personnelle de M. Guizot dont l'éloquente intervention avait décidé les suffrages; et cependant, M. de Barante, confirmant une observation qu'il avait déjà faite avant la session, ajoutait : « Confiance et affection pour les personnes ne sont pas choses à espérer en ce temps-ci. Les succès de M. Guizot à la tribune sont très grands et presque incontestés, sans que pour cela une opinion bienveillante vienne l'entourer et le fortifier '. » Le ministre, pour le moment, ne paraissait pas s'en inquiéter. Optimiste de sa nature, il était entièrement à la joie et à la confiance. « M. Guizot, écrivait M. Doudan le 24 février, très en train d'esprit, ayant toutes les vertus des cœurs heureux, est tout semblable à un général qui vient de gagner trois ou quatre batailles dans une rapide campagne 2. L'opposition était la première à se rendre compte que, sur la politique intérieure, elle était définitivement battue on le vit bien à son attitude lors de la loi des fonds secrets qu'elle n'osa pas contester sérieusement. Quant à M. Thiers, dégoûté de tenter une autre campagne parlementaire, il se donnait à ses travaux historiques et tâchait d'oublier ses propres défaites en reprenant le récit des victoires du premier Consul.

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Si favorables que fussent ces symptômes, M. Guizot ne se rendait pas moins compte que les dispositions incertaines du « groupe Passy-Dufaure » demeuraient un danger et que, pour avoir pleine sécurité, il fallait trouver un moyen de rattacher plus étroitement ce groupe au ministère. Le 25 avril 1842, le ministre des finances, M. Humann, fut trouvé sans vie, la tête appuyée sur son bureau, la main encore posée sur des papiers. Deux jours auparavant, il disait à un de ses employés : sens que je m'en vais, la vie que je mène m'épuise, je n'en ai

1 Documents inédits.

2 X. DOUDAN, Mélanges et Lettres, t. III, p. 94.

« Je

pas pour longtemps. » Cette mort faisait un vide sensible dans le cabinet. Ombrageux, personnel, la main un peu lourde, mais laborieux, d'une grande autorité financière dans la Chambre et dans le monde des affaires, M. Humann était un ministre à la fois incommode et considérable. Tout en sentant l'affaiblissement causé par cette perte, M. Guizot y vit l'occasion de faire une avance à la fraction incertaine du centre gauche. Dès le lendemain de la mort de M. Humann, il proposa le portefeuille des finances à M. Passy. Celui-ci refusa poliment, mais nettement : le nouveau tiers parti voulait garder son indépendance. Ainsi rebuté, M. Guizot se tourna d'un tout autre côté et donna un gage aux anciens 221; là aussi, il y avait des préventions à dissiper, des défections à prévenir, des intrigues à déjouer la succession de M. Humann fut donc offerte à l'un des anciens collègues de M. Molé, M. LacaveLaplagne, qui l'accepta avec empressement.

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A l'intérieur, opposer un veto immobile aux innovations politiques; à l'extérieur, gagner du temps pour attendre l'occasion de sortir d'un gros embarras diplomatique, c'était peut-être, de la part du cabinet, une conduite sage, bienfaisante, nécessaire; ce n'était pas une politique éclatante qui pût suffire à occuper et à dominer l'esprit public. De là le désir de trouver quelque diversion. N'y avait-il rien à tenter dans une direction différente, dans celle du progrès matériel? On se trouvait précisément à l'époque d'une grande transformation économique. Le fait le plus considérable de cette transformation était, sans contredit, l'invention des chemins de fer. A entendre même les saint-simoniens qui, pour ne plus exister à l'état de petite église, n'en inoculaient pas moins leur esprit à une partie de la bourgeoisie régnante, ce nouveau système de communications constituait à peu près toute la

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