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lité au dedans et la paix au dehors? S'il mettait ainsi en relief leurs besoins les plus profonds, tenait-il compte d'autres aspirations, d'autres velléités, qui, pour mal concorder avec ce besoin, n'en étaient pas moins réelles et devaient être prises en considération par le gouvernement? L'état de l'esprit public était complexe, comme il arrive souvent en des époques troublées. Par une contradiction que nous avons déjà eu l'occasion de signaler, cette même opinion, lassée de tant de secousses et désabusée par tant de déceptions, soupirant après la tranquillité et revenue des généreuses chimères, avait cependant gardé, des événements du commencement du siècle, un tempérament, des habitudes qui lui faisaient bientôt trouver fade la politique régulière et normale, celle qui se borne à faire bien les affaires de chaque jour. Lors des débats de la coalition, M. de Lamartine, qui cependant défendait alors le gouvernement, avait dénoncé le péril auquel s'exposait la monarchie de Juillet en n'ayant pas assez égard à cet état d'esprit, et il avait prononcé à ce sujet des paroles remarquables que les hommes d'État d'alors eussent eu intérêt à méditer avec plus d'attention qu'ils n'en apportaient d'ordinaire aux discours du poète : 1830, disait-il, n'a pas su se créer son action et trouver son idée. Vous ne pouviez pas refaire de la légitimité, les ruines de la Restauration étaient sous VOS pieds. Vous ne pouviez pas faire de la gloire militaire, l'Empire avait passé et ne vous avait laissé qu'une colonne de bronze sur une place de Paris. Le passé vous était fermé : il vous fallait une idée nouvelle... Il ne faut pas se figurer, messieurs, parce que nous sommes fatigués des grands mouvements qui ont remué le siècle et nous, que tout le monde est fatigué comme nous et craint le moindre mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses, elles; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour. Quelle action leur avez-vous donnée? La France est une nation qui s'ennuie. »> Depuis que M. de Lamartine les avait signalées en 1839, ces exigences de l'opinion n'avaient été qu'en augmentant. M. de Barante écrivait, le 27 octobre 1841, à M. Guizot :

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« Il y a, dans le gouvernement de ce pays, une difficulté radicale. Il a besoin de repos, il aime le statu quo, il tient à ses routines; le soin des intérêts n'a rien de hasardeux ni de remuant. D'autre part, les esprits veulent être occupés et amusés, les imaginations ne veulent pas être ennuyées; il leur souvient de la Révolution et de l'Empire 1. » Cette difficulté, si finement observée, était encore aggravée par le malaise que venaient de produire les événements de 1840 ces événements, en même temps qu'ils avaient créé en Europe une situation nous obligeant à plus de prudence et de réserve, avaient laissé dans l'esprit français une impression d'humiliation, un mécontentement des autres et de soi-même qui le rendaient ombrageux et susceptible. Le public n'en tirait pas sans doute cette conclusion qu'il fallait poursuivre ouvertement une revanche; il eût même pris bien vite peur si le gouvernement fût entré dans cette voie; mais, une fois rassuré sur ce point, il était disposé à reprocher à ce même gouvernement sa sagesse comme un oubli trop prompt et trop facile de l'offense subie par la nation.

Tout homme d'État eût été singulièrement embarrassé de satisfaire en même temps à des besoins si différents, si contradictoires. M. Guizot devait l'être plus qu'un autre. Ne semble-t-il pas en effet que sa nature ne le préparait pas à voir avec une égale netteté toutes les faces de ce problème? Admirablement propre à comprendre le goût de stabilité et de paix, il l'était moins à distraire des imaginations blasées ou à caresser les ressentiments de l'amour-propre national. Peut-être, entre tant de nobles qualités de gouvernement qu'il possédait à un haut degré, lui manquait-il une aptitude d'ordre inférieur, parfois bien nécessaire aux ministres, l'adresse ingénieuse à

Cette lettre est citée dans la notice de M. Guizot sur M. de Barante. C'est le même état d'esprit qui faisait écrire plus tard à M. Doudan, avec son humour habituel « Ce que nous avons toujours souhaité, c'est d'être bien nourris, bien vêtus, bien couchés et couchés de bonne heure, et de marcher en même teinps pieds nus et sans pain à la conquête de l'Europe. C'est un problème que ni César ni Bonaparte n'auraient pu résoudre apparemment.» (X. DOUDAN, Mélanges et Lettres, t. III, p. 265.)

inventer les expédients par lesquels on occupe et dirige l'esprit public. Plus habile à creuser et à grandir les idées dont il était possédé qu'à en trouver de nouvelles, il avait moins de souplesse et d'abondance que d'élévation et de profondeur. D'ailleurs, ne jugeant pas sensées les exigences de l'opinion, sa raison hautaine dédaignait d'en tenir compte. Dans la région supérieure, mais un peu fermée, où son esprit vivait de préférence presque sur lui-même, il ne semblait pas parfois en communication avec le sentiment général, ne vibrait pas et ne souffrait pas avec lui. Les conséquences s'en faisaient sentir, au dedans comme au dehors. Au dedans, convaincu à bon droit que le devoir du gouvernement et l'intérêt du pays étaient de refuser les nouvelles concessions réclamées par la gauche, il ne se demandait pas si cette sagesse négative suffirait toujours à l'opinion même conservatrice; il ne comprenait pas assez la nécessité d'offrir aux esprits l'occasion d'un mouvement qui fût bienfaisant, s'il était possible, ou tout au moins inoffensif. Au dehors, il apportait un parti pris pacifique et une résolution de le manifester toujours très haut qui étaient plus conformes à l'intérêt vrai du pays que flatteurs pour son amour-propre; l'espèce d'impartialité sereine avec laquelle il s'apprêtait à traiter ces questions, soit à la tribune, soit dans les chancelleries, son dédain légitime de ce qu'il appelait « les impressions mobiles et irréfléchies de l'opinion quotidienne » risquaient parfois de le faire paraître étranger et indifférent aux susceptibilités nationales; suspicion dangereuse entre toutes, que l'opposition ne devait avoir que trop tôt l'occasion d'exploiter.

Au mois de juillet 1841, au moment même où l'on se flattait d'avoir pleinement raffermi l'ordre ébranlé par la crise de

l'année précédente, des troubles graves éclatèrent à l'improviste dans certains départements. Une mesure financière en fut l'occasion. Le législateur, frappé des inégalités qui se produisaient entre les départements, dans la charge des impôts dits de répartition (contribution personnelle et mobilière et contribution des portes et fenêtres), avait décidé qu'en 1842 et ensuite de dix ans en dix ans, une nouvelle répartition serait proposée aux Chambres, et que, pour la préparer, un recensement serait fait des personnes et des matières imposables. En conséquence, par une circulaire du 25 février 1841, M. Humann, ministre des finances, avait ordonné aux agents des contributions directes de procéder à ce recensement. Il ne s'attendait à aucune difficulté. Mais fort ombrageuse en matière fiscale, l'opinion s'émut. Bien que le seul résultat légal et immédiat du recensement dût être une répartition plus égale des taxes, on crut y voir une arrière-pensée d'en augmenter le montant. La rédaction peu habile de la circulaire ministérielle aidait à ce soupçon. L'opposition, toujours aux aguets, s'empara de l'émotion ainsi produite. Soutenant, sans raison aucune, que le recensement eût dû être fait par les municipalités, elle s'appliqua à éveiller leurs susceptibilités. Sur plus d'un point, les autorités communales entrèrent en conflit ouvert avec les représentants du fisc. De là une agitation de jour en jour croissante, si bien qu'à Toulouse, en juillet 1841, elle tourna en sédition. Fait plus grave encore que cette sédition ou même que l'appui qui lui fut donné par la garde nationale, le préfet, le général, le chef du parquet comme pris de vertige, se montrèrent tous au-dessous de leur tâche et, à des degrés divers, capitulèrent devant l'émeute. Aussitôt informé, le gouvernement central révoqua les fonctionnaires défaillants, désarma la garde nationale et rétablit avec éclat son pouvoir. Toujours pour la même cause, des désordres se produisirent en août à Lille, en septembre à Clermont, là plus bénins, ici plus meurtriers; ils furent promptement réprimés, mais non sans laisser dans l'opinion une impression d'étonnement inquiet. La gauche faisait grand bruit de ces accidents: elle les présen

tait comme un signe du mécontentement du pays, du discrédit du gouvernement et de l'impuissance de la politique conser

vatrice.

Fallait-il croire d'ailleurs, comme l'écrivait mélancoliquement un ami du cabinet, que « le vent de la révolte était déchaîné sur toute la France' »? Par une singulière coïncidence, d'autres troubles éclataient, sous des prétextes divers, à Caen, à Limoges. Une querelle d'ouvriers amenait à Mâcon, les 8 et 9 septembre, un conflit sanglant avec la troupe. Quelques jours après, à Paris, sans autre cause appréciable que la contagion des agitations de province, des perturbateurs s'essayaient à une sorte d'émeute, avec rassemblement sur la place du Châtelet, promenade tumultueuse à travers la ville, cris séditieux et déploiement du drapeau rouge.

II y eut pis encore. Le 13 septembre, le jeune duc d'Aumale, qui venait de se distinguer en Afrique, faisait sa rentrée à Paris, par le faubourg Saint-Antoine, à la tête du 17° léger dont il était le colonel. Il était accompagné du duc d'Orléans, du duc de Nemours et de plusieurs officiers généraux, venus à sa rencontre jusqu'à la barrière du Trône. Derrière ce brillant état-major, le régiment s'avançait, sérieux et fier. Les visages halés, les habits usés, le drapeau déchiré et noirci rappelaient les faits d'armes, les fatigues, les souffrances de ces soldats qui, depuis sept ans, combattaient sans relâche sur la terre algérienne. Le peuple ému saluait. Le cortège était arrivé dans la rue Saint-Antoine, au coin de la rue Traversière, quand une détonation se fit entendre un coup de pistolet venait d'être tiré presque à bout portant contre le groupe des princes. Le cheval du lieutenant-colonel du régiment, ayant relevé la tête à ce moment précis, avait reçu la balle et était tombé mort devant le duc d'Aumale. La foule indignée s'empara de l'assassin, qui criait vainement : « A moi, les amis! » C'était un ouvrier scieur de long, appelé Quénisset. On eut peine à empêcher qu'il ne fût fait de lui sommaire justice. Cependant

1 Journal inédit du baron de Viel-Castel.

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