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entendu l'Étranger tout entier, relisez seulement l'air de Rezia. Vous sentirez ce que peut être dans la nature et dans une âme, je ne dis pas la joie, que ne comportait pas le sujet de l'Étranger, mais la vie, dont aucun sujet, aucun art ne se passe. L'art de M. d'Indy ne la possède ni ne la donne. Un jour, ayant reçu je ne sais quelle composition de Hans de Bülow, Liszt lui écrivait : « C'est une œuvre d'un caractère impitoyablement morose et sombre. Il faudrait presque un parterre de suicidés pour l'applaudir. » L'œuvre de Bülow devait avoir quelque ressemblance avec l'Etranger.

Les premières représentations à l'Opéra sont quelquefois près d'être excellentes. Telle fut la « première » de l'Étranger. L'orchestre de M. Paul Vidal a fort bien joué cette fort difficile musique. M. Delmas l'a chantée admirablement. Voix, intelligence et sentiment; soin, conscience et zèle, ce grand artiste a tous les mérites: ceux qui font la beauté comme ceux qui font la probité de l'art.

Ainsi qu'il fallait s'y attendre, l'Enlèvement au sérail, à l'Opéra, donne un peu l'impression que pourrait produire une statuette de Tanagra dans la Galerie des Machines.

La pièce est du genre turc et Berlioz l'a contée ainsi : « Il y a l'éternelle esclave européenne qui résiste à l'éternel pacha. Cette esclave a une jolie suivante: elles ont l'une et l'autre de jeunes amans. Ces malheureux s'exposent à se faire empaler pour délivrer leurs belles. Ils s'introduisent dans le sérail, ils y apportent une échelle, voire même deux échelles. Mais Osmin, un magot turc, homme de confiance du pacha, déjoue leurs projets, enlève une des échelles et va les livrer à la fureur du pal, quand le pacha, qui est un faux Turc d'origine espagnole, apprenant que Belmont, l'amant de Constance, est le fils d'un Espagnol de ses amis qui, jadis, lui sauva la vie, se hâte de délivrer nos amoureux et de les renvoyer en Europe, où il est probable qu'ils ont ensuite beaucoup d'enfans.

« C'est aussi fort que cela. »

Mais cela suffit à Mozart, et lui parut même charmant. Il écrivait de Vienne à son père, le 1er août 1781 : « Voilà que Stéphanie le jeune m'a donné avant-hier un livret à composer. Je dois reconnaitre que, quelque méchant qu'il puisse être à cause de moi vis-à-vis des autres, ce que j'ignore, il se montre pour moi un excellent ami. Le livret est tout à fait bon. Le sujet est turc et la pièce s'appelle Belmont et Constance » ou l'Enlèvement au sérail... « Je me réjouis tant de composer sur ce livret, que déjà le premier air de la

TOME XIX. 1904.

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Cavalieri, celui d'Adamberger et le trio qui termine le premier acte sont achevés. »

Le reste ne lui coûta ni plus de temps ni plus de peine, et ce ne fut pas sa faute, mais celle des circonstances et de la cabale, si l'opéra ne fut joué qu'en juillet 1782, avec un succès éclatant.

En 1781, Mozart a vingt-cinq ans. Il vient de se fixer à Vienne pour toujours et de quitter le service humiliant de son indigne maître, l'archevêque de Salzbourg. Ses lettres d'alors sont pleines de détails sur son ouvrage et sur sa vie. Elle était faite, cette vie, de travail et d'amour, déjà de soucis et d'inquiétude matérielle, sinon de misère encore, mais aussi de la joie idéale, de l'innocente et vraiment divine joie qui fut le génie même de Mozart et que la douleur humaine ne put jamais détruire ou seulement altérer.

« Dès six heures du matin, en tout temps, on me frise, et à sept heures je suis complètement habillé. Alors je compose jusqu'à neuf heures. De neuf heures à une heure, j'ai mes leçons; puis je mange, quand je ne suis pas invité quelque part, où on dine à deux et même à trois heures... Je ne puis pas travailler avant cinq ou six heures du soir et souvent j'en suis empêché par un concert, sinon je compose jusqu'à neuf heures. Je vais alors chez ma chère Constance... où le plaisir de nous voir est généralement empoisonné par les aigres discours de sa mère... A dix heures et demie ou onze heures, je rentre chez moi; cela dépend de l'impétuosité de sa mère et de mes forces à l'endurer (1). » Quant à sa « chère Constance, » Mozart fait d'elle à chaque instant des portraits délicieux. Il aime tout en elle, ou si, par hasard, il lui reproche la moindre chose, comme de s'être, en jouant aux petits jeux, laissé mesurer le mollet avec un ruban, rien n'est plus délicat, plus touchant que sa manière de la reprendre, hormis sa façon de lui pardonner.

Le père de Mozart s'opposa longtemps au mariage. Il céda pourtant, ému par des lettres vraiment admirables, qui révèlent chez Mozart une âme aussi pure que son génie, et peu de semaines après la première représentation de l'Enlèvement au sérail, Mozart et Constance furent

unis.

On s'accorde à reconnaître dans l'Enlèvement au sérail le premier des vrais opéras allemands. Il l'est par le texte, ou la lettre, et quelquefois par l'esprit. Si l'Enlèvement au sérail se partage en morceaux détachés, airs, duos, ensembles, comme feront plus tard le Nozze et

1) Lettres de Mozart, traduction de M. de Curzon, chez Hachette.

Don Giovanni, ces chefs-d'œuvre de Mozart qu'on pourrait appeler italiens; si l'ouvrage n'approche pas, pour l'élévation des idées, pour la liberté du style, pour la variété des formes et leur mélange, de la Flûte enchantée, le chef-d'œuvre allemand du maître, il n'en est pas moins vrai qu'entre les pages de cette partition, la petite fleur bleue dont parle Henri Heine a commencé de fleurir. Elle embaume, au premier acte, les délicieux couplets d'Osmin. Joyeux et pourtant mélancoliques, légers en même temps que profonds, ils expriment le même sentiment, la même tendresse, que chanteront plus tard, sur un ton plus relevé, les strophes alternées de Papageno et de Pamina; plus tard encore, sur le mode sublime, les mélodies de Léonore et de Florestan. L'Enlèvement au sérail, la Flûte enchantée, Fidelio, marquent trois degrés dans l'histoire de l'opéra allemand. Grillparzer, je crois, aimait â se représenter Mozart comme un bel adolescent gracieusement couché entre l'Allemagne et l'Italie. Pour la première fois dans l'Enlèvement au sérail, Mozart a regardé et soupiré du côté de l'Allemagne.

Enfin c'est à propos de l'Enlèvement au sérail que Mozart a défini son idéal de musicien dramatique en ces mots bien connus : « Dans un opéra il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de lamusique. » Dans un opéra tel que l'Enlèvement au sérail, la poésie fait plus qu'obéir : elle s'abaisse, elle s'efface, elle disparaît. La musique agit seule. Seule, je songe surtout au quatuor, à quelques airs de ténor, qui sont exquis, seule, en dehors ou plutôt au-dessus des situations banales, des personnages insignifians et des inutiles discours, elle crée l'ordre ou le monde infini des sentimens, et, parlant de Mozart, on dirait presque des vertus : de la douceur, de la tendresse et de la pureté. La musique est admirable quand elle coopère avec le verbe au miracle de la beauté; mais je doute s'il ne faut pas l'admirer davantage quand elle accomplit ce même prodige toute seule et tout entier.

Deux jeunes cantatrices, Miles Lindsay et Verlet, ont débuté dans Enlèvement au sérail. Elles ont toutes les deux surtout la première - un peu de la voix et du style qu'il faut pour chanter Mozart. De l'un et de l'autre, au contraire, M. Affre est totalement dépourvu.

Don Juan a besoin, plus que l'Enlèvement au sérail, de la parole, ou de la poésie. Mais il peut, sans trop de dommage, se passer de la représentation théâtrale. Il gagne même, infiniment, à n'être pas représenté sur le théâtre de l'Opéra. C'est ce qu'on savait depuis

longtemps et ce qu'une expérience heureuse vient, encore une fois, de démontrer.

M. Reynaldo Hahn a dirigé, d'une main souple et légère, au Nouveau-Théâtre, trois charmantes exécutions « en concert » de Don Giovanni. Leur charme tint à beaucoup de choses à la beauté sonore comme à la vérité dramatique de l'idiome italien; à la coupe originale en deux actes grandioses et non point en cinq, tout petits; au rétablissement du second finale, inédit en France, et que Mozart ne croyait pas inutile à l'équilibre, peut-être même à la signification morale de son œuvre. Mais surtout le style ou l'esprit de ces trois exécutions fut parfait. Les dimensions de la salle, la réduction de l'orchestre et des chœurs, la finesse, l'aisance, la liberté, je dirais volontiers la familiarité de l'interprétation générale, voilà ce qui ramena le chef-d'œuvre à ses justes proportions et nous en fit goûter, comme jamais, le sens intime, exquis, l'idéal en même temps supérieur et prochain.

Don Juan et Leporello, Doña Elvire, Mazetto, Zerline et jusqu'au Commandeur s'acquittèrent convenablement de leur tâche. Un ténor italien, M. Bonci, n'a pas soupiré, ni crié, mais chanté Don Ottavio d'une voix pure, facile, et musicale plutôt que dramatique, ainsi qu'il convient. Enfin, Doña Anna, c'était Mme Lili Lehmann. Ou plutôt, sans le secours du théâtre, du costume et de l'action, sans un mouvement, sans un geste, rien que par la puissance, la grandeur, la noblesse et la sûreté de son art, l'admirable cantatrice a été Doña Anna elle-même et tout entière.

La Reine Fiammette (à l'Opéra-Comique) est un mélodrame où l'affectation de la forme n'est pas inégale à la vulgarité du fond. La musique a paru posséder surtout le dernier de ces deux caractères. Mais dans le rôle de la jeune reine, Mlle Garden a charmé les yeux et les oreilles par la grâce de ses gestes, de ses attitudes et même de son chant.

CAMILLE BELLAIGUE.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

31 décembre.

Il faut confesser notre erreur : nous avions cru que l'application de la loi du 1er juillet 1901, même avec les développemens et les excroissances qu'on y avait apportés, touchait à son terme, et que le gouvernement serait amené bientôt à chercher un autre champ d'exercice pour son exubérante activité. Nous nous trompions, et M. Combes ne devait pas tarder à le prouver. Peut-être n'est-il pas suffisamment préparé à traiter d'autres problèmes que les problèmes théologiques aussi n'en sort-il pas. Il n'a d'ailleurs pas tardé à s'apercevoir que, grâce aux principes de liberté ou aux habitudes de tolérance qui ont été, en somme, la marque distinctive du siècle dernier, l'Église avait été, comme il dit, très envahissante. On la retrouve un peu partout sous une forme ou sous une autre, et c'est dès lors une œuvre de très longue haleine que de l'en chasser. Avec cela un gouvernement a, qu'on nous pardonne la vulgarité du terme, - du pain sur la planche pour très longtemps, et, aussi longtemps qu'il mangera chaque jour un morceau de ce pain, peu nutritif sans doute mais presque inépuisable, il sera dispensé de chercher autre. chose. La guerre religieuse suffit en ce moment à tous les besoins de l'esprit public, et M. Combes espère bien qu'il en sera encore ainsi pendant plusieurs années. Peut-être ne se trompe-t-il pas. Son œuvre, qui paraissait presque finie, vient de prendre un essor nouveau, et ce ne sera certainement pas le dernier. On a admiré la longévité du ministère Waldeck-Rousseau, qui a duré trois ans ; il n'y a plus aujourd'hui aucune raison pour que le ministère Combes ne dure pas davantage encore. Il a su trouver dans l'exploitation rationnelle de l'anti

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