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que sur ces données incertaines, nous ne dirons que peu de chose. S'il est vrai que le gouvernement japonais ait fait des observations au gouvernement russe au sujet de sa situation en Mandchourie, c'est probablement parce qu'il a voulu se donner une entrée de jeu pour parler de la situation qu'il désire avoir lui-même en Corée. Nous l'avons dit souvent: depuis que la Russie a fait de Port-Arthur le principal débouché de son chemin de fer transsibérien, elle n'a plus les mêmes intérêts en Corée et elle peut se montrer plus coulante à l'égard de ceux du Japon. Cependant il est naturel qu'elle désire avoir certaines garanties au sujet d'un territoire qui, par sa configuration géographique, peut servir à fermer l'accès du golfe de Petchili, et il est à croire que c'est sur ces garanties qu'on discute. Nous n'avons pas à en rechercher la nature : il faut évidemment qu'elles soient sérieuses et efficaces en ce qui concerne la Russie, sans avoir rien de vexatoire ou de menaçant pour le Japon. Le problème est délicat, mais non pas insoluble. Est-il vrai que la Russie ait demandé à occuper deux points, Masampho et Mokpo, au sud de la Corée ? Est-il vrai qu'elle ait revendiqué, non seulement les droits commerciaux qu'auraient les autres puissances en Corée, mais une liberté absolue? On le saura un jour; on n'en sait rien encore. Il y a seulement lieu de croire que c'est bien sur des questions de cet ordre qu'on cherche à s'entendre. Les dernières nouvelles sont que, des troubles ayant éclaté en Corée dans les environs de la capitale, le gouvernement russe ne s'oppose pas à ce que le Japon envoie des troupes pour rétablir l'ordre. La nouvelle ne peut être reproduite que sous les plus expresses réserves; mais, si elle est vraie, le gouvernement russe donne par là une preuve aussi éclatante de ses dispositions conciliantes à l'égard du Japon que celui-ci a pu en donner des siennes par la dissolution de la Chambre des représentans à Tokio. Et dès lors, quelque incertitude qui reste sur l'avenir, il est permis de partager les espérances pacifiques que M. Delcassé n'a pas hésité à exprimer dans un discours public, avec l'autorité de sa situation.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIÈRE.

VERS ISPAHAN

TROISIÈME PARTIE (1)

Vendred les grande de la rosé Persans c

mai. — Départ à l'aube pure et froide, à travers eurs blanches des pavots, qui sont tout humides Mai. Pour la première fois depuis Chiraz, mes mis leur burnous et enfoncé jusqu'aux oreilles leur bonnet de Mage.

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Ayant retraversé la plaine, nous montons en passant faire nos adieux aux grands palais du silence. Mais la lumière du matin, qui ne manque jamais d'accentuer toutes les vétustés, toutes les décrépitudes, nous montre, plus anéanties que la veille, les splendeurs de Darius et de Xercès; plus détruits, les majestueux escaliers; plus lamentable, par terre, la jonchée des colonnes. Seuls, les étonnans bas-reliefs, en ce silex gris que n'éraillent point les siècles, supportent sans broncher l'éclairage du soleil levant princes aux barbes bouclées, guerriers ou prêtres, en pleine lumière crue, luisent d'un poli aussi neuf que le jour où parut comme un ouragan la horde macédonienne.

En foulant ce vieux sol de mystère, mon pied heurte un morceau de bois à demi enfoui, que je fais dégager pour le voir; c'est un fragment de quelque poutre qui a dû être énorme, en cèdre indestructible du Liban, et, il n'y a pas à en douter, - cela vient de la charpente de Darius... Je le soulève et le retourne. Un des côtés est noirci, s'émiette carbonisé : le

(1) Voyez la Revue des 15 décembre et du 1er janvier.

TOME XIX.

1904.

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feu mis par la torche d'Alexandre!... La trace en subsiste, de ce feu légendaire, elle est là entre mes mains, encore visible après plus de vingt-deux siècles!... Pendant un instant, les durées antérieures s'évanouissent pour moi; il me semble que c'était hier, cet incendie; on dirait qu'un sortilège d'évocation dormait dans ce bloc de cèdre; beaucoup mieux que la veille, presque en une sorte de vision, je perçois la splendeur de ces palais, l'éclat des émaux, des ors et des tapis de pourpre, le faste de ces inimaginables salles, qui étaient plus hautes que la nef de la Madeleine et dont les enfilades de colonnes, comme des allées d'arbres géans, s'enfuyaient dans une pénombre de forêt. Un passage de Plutarque me revient aussi en mémoire; un passage traduit jadis, au temps de mes études, avec un maussade ennui, sous la férule d'un professeur, mais qui tout à coup s'anime et s'éclaire; la description d'une nuit d'orgie, dans la ville qui s'étendait ici, autour de ces esplanades, à la place où sont à présent ces champs de fleurs sauvages : le Macédonien déséquilibré par un trop long séjour au milieu de ce luxe à lui si inconnu, le Macédonien ivre et couronné de roses, ayant à ses côtés la belle Thaïs, conseillère d'extravagances, et, sur la fin d'un repas, empressé à satisfaire un caprice de la courtisane, se levant avec une torche à la main pour aller commettre l'irrémédiable sacrilège, allumer l'incendie, faire un feu de joie de la demeure des Achéménides. Et alors, les immenses cris d'ivresse et d'horreur, la flambée soudaine des charpentes de cèdre, le crépitement des émaux sur la muraille, et la déroute enfin des gigantesques colonnes, se renversant les unes sur les autres, rebondissant contre le sol avec un bruit d'orage... Sur le morceau de poutre qui existe encore et que mes mains touchent, cette partie noirâtre, c'est pendant cette nuit-là qu'elle fut carbonisée...

L'étape d'aujourd'hui sera de neuf heures, et nous l'allongeons encore d'un détour, afin de voir de plus près la montagne couleur de basane, qui se lève derrière Persépolis comme un grand mur en cuir gondolé, et dans laquelle s'ouvrent les trous noirs, les hypogées des rois Achéménides.

Pour arriver au pied de ces roches, il faut cheminer à travers des éboulis sans fin de pierres sculptées, des amas de ruines; les passés prodigieux ont imprégné ce sol, qui doit être plein de trésors ensevelis et plein d'ossemens.

Il y a trois immenses hypogées, espacés et en ligne, au flanc de la montagne brune; pour rendre inaccessibles ces tombeaux de Darius et des princes de sa famille, on a placé la bouche des souterrains à mi-hauteur de la paroi abrupte, et nous ne pourrions monter là qu'avec des échelles, des cordes, tout un matériel de siège et d'escalade. L'entrée monumentale de chacun de ces souterrains est entourée de colonnes et surmontée de basreliefs à personnages, le tout taillé à même le roc; la décoration paraît inspirée à la fois de l'Égypte et de la Grèce; les colonnes, les entablemens sont ioniens, mais l'aspect d'ensemble rappelle la lourdeur superbe des portiques de Thèbes.

Au-dessous de ces tombeaux, à la base même de la montagne funéraire, dans des carrés taillés en creux, d'autres basreliefs gigantesques ont l'air de tableaux dans leur cadre, posés ça et là sans ordre. Ils sont postérieurs aux hypogées et datent des rois Sassanides; les personnages, de quinze ou vingt pieds de haut, ont eu presque tous la figure mutilée par les Musulmans, mais différentes scènes de bataille ou de triomphe imposent encore. On voit surtout un roi Sassanide, l'attitude orgueilleuse sur son cheval de guerre, et, devant lui, un empereur romain, reconnaissable à sa toge, un vaincu sans doute, qui s'agenouille et s'humilie; c'est le plus saisissant et aussi le plus énorme de tous ces groupes, encadrés par la roche primitive.

Les conquérans d'autrefois s'y entendaient à détruire! et on est confondu aujourd'hui en présence du néant dans lequel tant de villes fameuses ont pu être d'un seul coup replongées : Carthage par exemple, et, ici même, au pied de ces palais, cette Istakhar qui avait tant duré, qui avait été une des gloires du monde et qui, au viie siècle de notre ère, sous le dernier roi Sassanide, continuait d'être une grande capitale : un jour, passa le Khalife Omar, qui ordonna de la supprimer et de transporter ses habitans à Chiraz; ce fut fait comme il l'avait dit, et il n'en reste rien, à peine une jonchée de pierres dans l'herbe; on hésite à en reconnaître la trace.

Je cherchais des yeux, parmi tant d'informes débris, un monument plus ancien que les autres et plus étrange, que des Zoroastriens émigrés dans l'Inde m'avaient signalé comme existant toujours. Et voici qu'il m'apparaît, très proche, farouche et morne sur un bloc de rochers en piédestal. D'après la description qui m'en avait été faite, je le reconnais au premier abord, et

son identité m'est d'ailleurs confirmée par la désignation du tcharvadar: « Ateuchka! » - où je retrouve le mot turc ateuch qui signifie le feu. Deux lourdes et naïves pyramides tronquées, que couronne une dentelure barbare; deux autels jumeaux pour le culte du feu, qui datent des premiers Mages, qui ont précédé de plusieurs siècles tout le colossal travail de Persépolis et de la montagne sculptée; ils étaient déjà des choses très antiques et vénérables quand les Achéménides firent choix de ce lieu pour y bâtir leurs palais, leur ville et leurs tombeaux ; ils se dressaient là dans les temps obscurs où les roches aux hypogées étaient encore intactes et vierges, et où de tranquilles plaines s'étendaient à la place de tant d'immenses esplanades de pierre; ils ont vu croître et passer des civilisations magnifiques, et ils demeurent toujours à peu près les mêmes, sur leur socle, les deux Ateuchkas, inusables et quasi éternels dans leur solide rudesse. Aujourd'hui les adorateurs du feu, comme on le sait, disparaissent de plus en plus de leur pays d'origine, et même du monde; ceux qui restent sont disséminés, un peu comme le peuple d'Israël; à Yezd, cependant, ville de désert que je laisserai sur la droite de ma route, ils persistent en groupe assez compact encore; on en trouve quelques-uns en Arabie, d'autres à Téhéran; et enfin, ils forment une colonie importante et riche à Bombay, où ils ont installé leurs grandes tours macabres. Mais, de tous les points de la Terre où leur destinée les a conduits, ils ne cessent de revenir ici même, en pèlerinage, devant ces deux pyramides effroyablement vieilles, qui sont leurs autels les plus sacrés.

A mesure que nous nous éloignons, les trous noirs des hypogées semblent nous poursuivre comme des regards de mort. Les rois qui avaient imaginé de placer si haut leur sépulture, voulaient sans doute que leur fantôme, du seuil de la porte sombre, pût promener encore sur le pays des yeux dominateurs, continuer d'inspirer la crainte aux vivans.

Pour nous en aller, nous suivons d'abord une mince rivière qui court sur des cailloux, encaissée et profonde, entre des roseaux et des saules; c'est une traînée de verdure à demi enfouie dans un repli du terrain, au milieu d'une si funèbre région de pierres. Et bientôt, perdant de vue tout cet ossuaire des antiques magnificences, perdant de vue aussi l'ombreuse petite vallée, nous retrouvons l'habituelle et monotone solitude: la

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