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MÉLODRAME OU TRAGÉDIE?

A PROPOS DU DÉDALE

Nos lecteurs connaissent tous le Dédale, et ceux d'entre eux qui ne l'auraient ni vu jouer ni lu ont pu s'en former, par l'article de M. René Doumic, l'idée la plus précise et la plus juste. Mais, à propos du cinquième acte, qui n'est pas je l'avoue, le meilleur de la pièce, -on a parlé de « mélodrame; » et « mélodrame, » on le sait, est de nos jours le « tarte à la crème » de la critique dramatique. « Mélodrame ! » cela se sent et ne s'explique point! Que voulez-vous qu'on dise à « mélodrame?»<«< Mélodrame» n'a point d'excuse! Et si vous demandez, avec un peu de curiosité, ce que c'est donc que « mélodrame, » on vous regarde, par-dessus l'épaule, d'un air à vous ôter l'envie d'en demander davantage. C'est cependant cette envie que je voudrais aujourd'hui satisfaire; j'aimerais une fois savoir ce que c'est qu'un «< mélodrame; » et, n'imaginant pas de meilleure occasion de m'en enquérir que celle du Dédale, je la saisis.

Il semble, en vérité, que, pour le public de nos jours, et même pour la critique, toute action dramatique dont le dénouement est sanglant, assassinat, meurtre ou suicide, — soit, de ce fait même, et de ce fait seul, digne du nom de « mélodrame. » On ne prend pas garde qu'à ce compte, les drames de Shakspeare, Otello, Roméo, Macbeth, et les plus tragiques d'entre les

ΤΟΝΕ ΣΙΣ.

1904.

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tragédies de Racine, Andromaque, Bajazet, Athalie, ne seraient donc que des mélodrames; et quels chefs-d'œuvre, en ce cas, mériteraient le nom de tragédie? Marie Tudor; peut-être, ou Christine à Fontainebleau? Mais, à vrai dire, - et quelques exceptions que l'on puisse produire, de la nature de Cinna, par exemple, ou de Bérénice, qui se dénouent plus pacifiquement, il est de l'essence de la tragédie de finir dans le sang; et, bien loin que le caractère sanglant du dénouement la dégrade, ou la disqualifie, » la fasse descendre de ses hauteurs au rang de mélodrame, c'est, au contraire, l'horreur de la catastrophe qui élève parfois le mélodrame à la dignité de la tragédie. Ruy Blas est-il un mélodrame ou une tragédie?

La «< condition » des personnages est-elle plus caractéristique du mélodrame; et, peut-être, tandis que la tragédie ne se jouerait qu'entre princesses et grandes dames, empereurs, consuls, gouverneurs de province ou généraux d'armée, conquérans ou prophètes, le mélodrame ne se nouerait-il qu'entre « petites gens, »> filles de ferme ou porteuses de pain, instituteurs et sous-officiers, étudians en médecine et demoiselles de magasin, professeurs, notaires et magistrats? Je serais tenté de le croire ! et, de fait, c'est bien ce que croient la plupart de nos critiques. Mais ce n'est encore là pourtant qu'une apparence. Ni les noms de Rhadamiste et de Zénobie, ni ceux d'Orosmane et de Zaïre, ni ceux même du roi de France et de Marguerite de Bourgogne, ne sauraient empêcher les tragédies de Crébillon, celles de Voltaire, la Tour de Nesle, d'être de purs mélodrames, et, inversement, si l'on veut faire figurer les « petites gens » dans la tragédie, ne voyonsnous pas qu'il suffit de les affubler d'un déguisement convenable? La tragédie classique est pleine de valets de chambre, et de filles suivantes, sous le nom de confidens.

C'est d'ailleurs ici qu'on aurait besoin d'un livre, qui n'existe pas, et que je suis étonné que personne encore n'ait écrit, sur l'emploi de l'histoire au théâtre. Car il y a manifestement plus d'une manière de s'en servir, et, pour nous contenter d'exemples tout récens, M. Victorien Sardou, dans la Sorcière, n'en a pas fait le même usage que M. Paul Hervieu dans Théroigne de Méricourt. Mais ce qui est bien certain, c'est que, toutes les fois qu'un auteur dramatique encadre dans un décor historique, ou soidisant tel, l'intrigue à la fois la plus vulgaire et la plus sanglante, ni cette vulgarité ni ce sang répandu ne suffisent plus à en faire

un «< mélodrame » pour nous; le prestige de la «< couleur locale » et du costume opèrent, et l'emportent; et, tout de suite, nous parlons de drame, quand ce n'est pas de tragédie. Est-ce que tous les morts seraient censés du monde? et du grand monde ? ou bien deux cent cinquante ans de distance donneraient-ils à toutes les figures comme un air d'aristocratie?

Il y a fort heureusement d'autres raisons de ce prestige; il y en a plusieurs; il y en a même tant que, si je voulais les donner toutes, c'est un autre article qu'il me faudrait écrire; et c'est pourquoi je me borne à constater que l'illusion n'en est presque pas une. A quoi tient-elle? Historia quoquo modo scripta... L'ai-je assez souvent cité, ce mot qui devrait servir d'épigraphe au livre que je voudrais lire sur l'emploi de l'histoire dans le drame! Oui, l'histoire plaît toujours, de quelque manière, à quelque fin et sur quelque ton qu'elle soit écrite, quoquo modo. Nous ne nous lassons pas d'explorer le passé! On lui sait gré d'avoir été. Ce sentiment est général. Mais les dramaturges, en particulier, lui sont reconnaissans de ce qu'il « authentique, »> en les leur transmettant, les pires abominations, les forfaits de la Terreur, les horreurs de l'Inquisition, les crimes de ces guerres que le poète appelait «< plus que civiles; » et nous, spectateurs, ces abominations, elles nous paraissent nobles, si je puis ainsi dire, de leur seule authenticité. Jupillon ou Germinie Lacerteux ne sont bons qu'à mettre en mélodrame: Messaline ou Néron sont tragiques » d'avoir existé.

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Ce n'est donc pas, à proprement parler, la «< condition » des personnages, comme telle, qui distingue extérieurement le mélodrame d'avec la tragédie, mais il semble que ce soit le fait d'appartenir à l'histoire. Fausse ou vraie, la « couleur locale >> nous procure des «< sensations d'histoire. » Il est vrai qu'elles sont quelquefois étrangement trompeuses, et rien n'est plus déconcertant que d'en éprouver que l'on croit du xvre siècle, en voyant jouer, par exemple, Hamlet, dont les héros vivaient aux environs du dixième, s'ils ont vécu. Mais ce n'est là qu'un détail. Ce qui semble faire le caractère éminemment tragique des personnages de l'histoire, c'est de n'être pas nos contemporains. Ils furent! et ils ne sont plus! Dans les perspectives lointaines du passé la réalité, la gravité, l'énormité de leurs actions s'atténue. Les dilettantes, comme Renan, jouissent de l'«< artiste » qu'ils ont découvert en Néron. Nous admirons, en sécurité, ce qu'il

y avait d'« énergie, » de tempérament, de beauté même, diraient quelques-uns, dans les crimes de Cléopâtre, la Cléopâtre de Rodogune. En d'autres personnages, plus voisins de nous, tels que les hommes de la Révolution ou de l'Empire, nous pouvons même saisir le passage, la transition du mélodrame à la tragédie. Du temps de Ponsard, de Charlotte Corday et du Lion Amoureux, Marat ou Robespierre ne relevaient encore que du mélodrame : ils deviendront bientôt héros de tragédie.

Qu'est-ce donc à dire? et, si ces réflexions sont justes, la tragédie moderne » ou pour mieux dire encore, la « tragédie contemporaine » est-elle donc impossible à réaliser? Tous nos auteurs dramatiques, ou presque tous, l'ont cru depuis cent ans; et quand par hasard ils ont rencontré «< sous leur main » de vrais sujets de tragédie, ou bien ils les ont déguisés en sujets historiques, ou ils les ont énervés, ou bien ils ont enfin donné, dans leurs pièces, à la peinture et à la satire plutôt encore qu'à la peinture des mœurs, une importance qui réduisait le sujet à n'être plus que le prétexte timide, la circonstance atténuante, et l'excuse de lui-même. Allez voir jouer là-dessus, si du moins on les joue encore quelque part, le Mariage d'Olympe, les Lionnes Pauvres, ou l'Étrangère.

Mais, précisément, je crois, avec l'auteur du Dédale, et je le croyais avant qu'il ne fût l'auteur du Dédale, et de l'Enigme et de la Course du flambeau; je le croyais, et, je le lui disais quand j'avais l'honneur de le recevoir à l'Académie française, je crois qu'il ne s'agit que de savoir s'y prendi e. Dans la vie moderne, la vie que nous vivons tous les jours, et au jour le jour, la matière tragique est diffuse, comme dans l'histoire; et il ne s'agit que de la reconnaître. Si l'histoire est un moyen merveilleux de la mettre en valeur et en œuvre, je crois pourtant qu'il y en a d'autres. Le décor, le « milieu, » le costume, le recul du temps, la «< condition » des personnages, toutes ces distinctions ne sont qu'à la surface: elles n'atteignent pas le fond de la chose. Nos passions, plus civilisées, et plus savamment contenues et tenues d'ordinaire en bride, que celles de nos pères, n'ont pas pour cela d'explosions moins violentes. Je le constate en témoin des mœurs de mon temps, si je le regrette comme moraliste ! Cela suffit à la tragédie. Et je sais parfaitement qu'en le disant je ne fais que redire ce qu'ont dit en leur temps les Diderot et les Beaumarchais; et on ne me fera pas, je l'espère, ce tort de

croire que je recommande à l'imitation de personne le Père de Famille ou la Mère coupable; - je ne recommande même pas le Philosophe sans le savoir; mais je fais observer que ces grands réformateurs n'ont pas eu jusqu'au bout le courage de leur esthétique; j'ajoute que, s'ils l'avaient eu, leurs « mélodrames >> n'en vaudraient pas mieux, n'en seraient pas plus des « tragédies,» parce que la société de leur temps ressemblait beaucoup trop encore à celle dont les conditions d'existence avaient déterminé la forme de la tragédie classique; et je dis enfin que depuis eux, cent vingt-cinq ans d'écoulés, cent vingt-cinq ans d'expérience littéraire, de critique et d'analyse, nous ont mis en état de distinguer, plus nettement qu'ils ne le pouvaient faire, le « mélodrame » d'avec le « drame, » et tous les deux d'avec la « tragédie. »>

C'est ainsi que, brouillant assez confusément les époques et les œuvres, dont ils ne faisaient qu'un « bloc, » ils ne distinguaient qu'à peine la tragédie de Voltaire d'avec celle de Racine et celle de Corneille; ou, quand ils les distinguaient, c'était, en général, pour donner la préférence à Crébillon. Nous savons, nous, qu'il y a, dans notre théâtre classique, des tragédies qui n'en sont point, qui ne sont même, en dépit du décor historique, du costume, et de la réalité des événemens, que de purs « mélodrames. » Il y en a également dans le théâtre de Shakspeare, et davantage encore dans celui de ses contemporains: Ben Jonson, Ford ou Webster. Ce sont celles dont les événemens ne sont pas régis par une logique intérieure, et dont les péripéties ne dépendent pas tant d'aucune « nécessité, » que du caprice ou de la fantaisie de l'auteur.

Toutes les tragédies de Crébillon et la plupart de celles de Voltaire, les meilleures ou les moins illisibles, sont de cette espèce. Elles sont «< romanesques, » et ce mot ne veut pas dire qu'elles sont invraisemblables; que les événemens en sont extraordinaires; que les rencontres en sont singulières et rares! Elles sont tout cela, mais ce n'est pas en cela ni pour cela qu'elles sont romanesques. Ou du moins, en ce sens, il n'y aurait donc rien de plus romanesque que l'OEdipe Roi, auquel tout le respect que j'ai pour la mémoire de Sophocle ne saurait m'empêcher de trouver quelques rapports avec un mélodrame. Mais «< romanesque >> veut dire que, dans ces « tragédies,» les événemens ne s'engendrent point les uns des autres; que la succession en

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