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être heureuse. Ce passé qui vous tourmente, vous pouvez l'oublier, le racheter. Pensez à votre mari, à vos enfans. Qu'ils soient toute votre vie désormais, Vous avez de grands devoirs. envers eux. Je suis sûr que vous saurez les remplir, afin de mériter votre propre pardon qui remplacera le leur.

Ils pardonneront, murmura-t-elle.

Elle songeait à Mathilde.

Il dit tout bas, comme pour lui-même :

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Elle avait entendu. Elle reprit d'une voix plus assurée : - Le pardon! Il n'est rien de plus beau que le pardon. Peu à peu elle dominait son énervement. Ses larmes avaient cessé de couler. Une troisième fois elle insista:

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Vous ne pouvez partir maintenant, Marthe. Reposez-vous. Remettez-vous.

Mais il continuait de la traiter avec cette condescendance affectueuse qui est la politesse du mépris. Il lui apprit négligemment qu'il attendait la petite Juliette dans la matinée.

Vous ne le saviez pas? ajouta-t-il. Je l'ai envoyé chercher tout à I heure. Je croyais vous avoir avertie.

Elle s'étonna et protesta:

Juliette? Vous l'avez envoyé chercher? Vous deviez me la laisser quelque temps... Elle est bien petite pour se passer de mère... Et moi j'aurais tâché de remplacer Mathilde, de la remplacer de mon mieux.

Il parut embarrassé. Elle ne comprenait donc pas?

Elle me distraira de ma peine, dit-il.

Enfin elle comprit, et tressaillit toute d'un frisson de honte. Est-ce que l'on confie sa fille, pour l'élever, à une femme coupable, à une femme adultère?

Vous êtes dur pour moi, murmura-t-elle faiblement.

Elle n'avait point envisagé cette conséquence de son aveu, ct cette peine imméritée la touchait en plein cœur. Elle ne pleura pas, mais ses joues empourprées et ses yeux purs, toute son attitude de dignité et de vertu offensée protestaient pour elle. De cette révolte de son être elle ne fut pas maîtresse et ne s'aperçut pas elle-même. Assis de l'autre côté de la cheminée, Jacques qui la regardait, qui la regardait fixement, se leva tout à coup. Une

pensée terrible venait de se faire jour dans son cerveau. Violemment, il prit les deux mains de la malheureuse, la fit lever, et les yeux dans ses yeux limpides qui la révélaient malgré elle, il cria :

Marthe, vous m'avez menti! Ce n'est pas vous, c'est elle! Elle poussa un râle de détresse, comme un cerf épuisé qui sent la meute le gagner et ses forces le trahir, Avec des hoquets dans la voix, elle jeta dans un hurlement de douleur :

- Ce n'est pas vrai. Je vous jure que ce n'est pas vrai. Oh! mon Dieu, mon Dieu!

Inexorable, il répéta sans la lâcher:

- C'est elle, n'est-ce pas ? Avouez-le.

-Non, non, non! Vous insultez sa mémoire. Elle est innocente. J'en fais le serment. Vous n'avez donc pas vu mes lettres? Elle s'arracha à son étreinte, regarda le foyer et se précipita sur un dernier vestige de papier qu'avait épargné la flamme. Le hasard, qui pouvait lui être contraire, favorisa son inspiration. Triomphante, elle brandit le fragment à demi consumé :

Tenez... Regardez... Lisez. C'est mon écriture.

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Il reconnut en effet son écriture, et put lire, en devinant certains mots : « Je ne sais par quelle fatalité j'ai été susceptible d'une affection nouvelle: en me cherchant, je ne saurais trouver ni expliquer la cause... » M11 de Les pinasse s'excusait de renaître

à l'amour.

Néanmoins il garda le silence.

Ah! vous voyez! reprit-elle fiévreusement de cette voix rauque et brisée que lui donnait l'épouvante. Vous ne doutez plus. Vous ne pouvez plus douter.. C'est moi qui suis coupable, c'est bien moi. J'étais heureuse, pourtant. Mais sait-on pourquoi l'on aime? C'est la fatalité : vous l'avez lu, c'est écrit. Ah! nous sommes si faibles, si flattées, si adulées et guettées ! Et vous, les hommes, vous ne voyez rien. Vous êtes occupés de vos intérêts, de vos ambitions, de votre vanité. Nous avons besoin de votre force et aussi d'un peu de tendresse : peu vous importe, vous n'avez pas le temps. Et plus notre cœur est tendre, plus vite il se donne. Ce sont les meilleures d'entre nous, entendezvous, que prend trop souvent l'amour, et par votre aveuglement. Vous ne savez pas nous aimer, vous ne savez pas nous garder. Vous mesurez nos fautes, quand c'est vous qui les causez. Oui, je suis coupable. Mais j'ai bien des excuses. Je ne demandais

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qu'à aimer ma vie. Je réparerai le mal que j'ai fait, je vous le jure. Jacques, vous qui connaissez ma faute, pardonnez-moi, dites que vous me pardonnez...

Elle avait mis dans ce plaidoyer que le silence de Jacques prolongeait, tout ce qu'elle avait retenu des protestations de Pierre Emagny défendant sa maîtresse, et tout ce qui, derrière elle, servait encore la cause de Mathilde. Elle suppliait ainsi le mari de sa sœur, et, quand elle en vint à implorer son pardon, elle se traîna à ses genoux. Lui, se taisait toujours, mais son visage livide trahissait la lutte qui se livrait en lui. Absorbé, il ne la voyait pas à ses pieds. Quand il l'aperçut :

- Non, pas cela, dit-il. Relevez-vous.

Il lui prit la main pour l'aider, et, gardant cette main, il s'inclina et la baisa. Elle sentit une larme lui mouiller la paume et l'entendit qui disait presque avec solennité :

Je pardonne, Marthe. Allez en paix.

Merci, Jacques, murmura-t-elle, interdite, n'osant pas se demander si ce pardon s'adressait à elle ou s'adressait à l'autre. Sur le secrétaire, le portrait de Mathilde souriait.

Adieu, Marthe, reprit Jacques plus faiblement. Laissezmoi... Je désire être seul... N'ayez pas d'inquiétude.

Et il ajouta d'une voix raffermie :

veux...

Gardez Juliette. Inspirez-lui le culte de sa mère. Je le

HENRY BORDEAUX,

LETTRES DE H. TAINE

A F. GUIZOT ET A SA FAMILLE

DEUXIÈME PARTIE (1)

A Guillaume Guizot.

Paris, mardi 18, 19 ou 20 juin 1854.

Je commence par votre fin, mon cher Guillaume: Rouge et Noir s'appelle ainsi parce qu'il devrait s'appeler autrement.

Pour l'autre question: «< Referai-je mon mémoire ? » vous êtes si aimable que j'en passerai par où il vous plaira. M. Guizot, ditesvous, me marquerait mes fautes? Ce serait double profit, et je ferais le travail pour obtenir les corrections. Ne croyez point que j'aie hésité par tendresse paternelle. Je sais trop que mon pauvre enfant est boiteux; mais, si j'ai bien compris les objections, il faudrait lui casser l'autre jambe. Je vous fais, je vous jure, ma confession en toute bonne foi. Je l'ai relu et trouvé ennuyeux; je tournais les pages par volonté, non par attrait. Le plan seul est bon, le reste est de cette médiocrité honnête qui me déplaît dans les autres et que je déteste en moi. Sauf quelques phrases et une ou deux pages entières où le diable m'a poussé, la verve manque; il n'y a pas d'entrain, l'œuvre n'est pas vivante; les idées n'intéressent point, l'expression n'est pas frappante. On dit : «< Bien, régulier, convenable, bon devoir, passons à un autre. »

(1) Voyez la Revue du 15 décembre 1903.

Voilà mon impression sincère. Jugez si j'ai envie de le corriger à rebours. Je le trouve terne, ordinaire, monotone, et l'on me dit qu'il est brutal, rempli de singularités, de paradoxes, d'idées choquantes, qu'il faut l'adoucir, le tempérer, changer les couleurs en nuances. Cela est vrai, peut-être. J'ai eu si souvent tort que je n'ose plus me donner raison; mais je sens ainsi; vous savez comme on est maladroit quand on va contre son sens intime. Imaginez un pauvre animal qui se brosserait lui-même à rebroussepoils.

About achève son Voyage en Grèce, ce sera très joli. Prévost, que vous avez connu au collège, vient de publier une Revue de l'histoire universelle, excellent livre, d'un beau style quoiqu'un peu noble, très modéré, très bien composé et éloquent.

Nous sommes donc en guerre sur Beyle? Eh bien, faisons un traité. En voici les conditions, dites-moi si elles vous déplaisent: je vous accorde qu'on écrit pour être compris; m'accordez-vous qu'on écrit pour faire une belle chose? - Maintenant lequel des deux buts est le principal ? C'est le second, selon moi. Avant tout, la beauté; aussitôt après, la clarté. Que l'artiste tâche d'avoir les deux mérites: mais s'il faut sacrifier l'un, que ce ne soit pas la beauté; il vaut mieux bien faire qu'être populaire. La statue parfaite enfermée dans l'atelier est préférable à la statue ordinaire exposée au grand jour. Vous direz que je ne donne pas mes preuves; c'est que telle est la définition même de l'art. Mais peut-être j'invente un cas impossible? Non, car vingt exemples prouvent qu'il faut souvent choisir entre la beauté et la clarté. D'abord certains sentimens sont si élevés ou si singuliers qu'ils sont fort difficiles à entendre et que des hommes même supérieurs doivent au préalable les étudier longtemps. Il y avait bien des gens d'esprit au XVIe siècle : Voltaire, Montesquieu, par exemple. Qui d'eux a compris Hamlet? De nos jours, on l'a beaucoup loué. Si vous avez lu la critique de Goethe (Wilhelm Meister), vous savez combien peu de ces louanges ont été intelligentes. Il n'y a pas de meilleurs dessinateurs que Léonard et Raphaël. Saisit-on du premier coup d'œil la divine beauté des Madones, par exemple de la Belle Jardinière ou du Jésus de la Cène, etc.? Je conclus que certaines œuvres, soit par leur forme propre, soit par la nature de leur sujet, sont difficiles à entendre, sans qu'on puisse faire un crime à l'auteur de cette difficulté.

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