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FORTIFICATION.

(1) Sur une nouvelle manière de défendre les Places;

Par M. CARNOT.

Il y a bien des années que j'ai imaginé une nouvelle manière de défendre les places; mais je ne l'ai point fait connoître jusqu'à présent, parce qu'elle auroit pu être employée contre la France elle-même par les ennemis je me réservois de prendre à cet égard l'initiative dans une occasion importante, si je me trouvois un jour chargé de la défense d'une place assiégée, comme cela pouvoit arriver par les fonctions de mon état. Mais aujourd'hui que les ennemis n'ont presque plus de forteresses, tout ce qu'on pourra trouver d'utile pour perfectionner l'art défensif doit tourner presque exclusivement à l'avantage des frontières françaises c'est pourquoi je n'hésite plus à rendre publique mes anciennes réflexions.

Si le moyen que j'ai à proposer mérite quelque attention, c'est sans doute par son extrême simplicité, qui le rend applicable partout, et indépendant de tout systême de fortification; qu'il n'exige l'emploi d'aucune arme nouvelle, et qu'à proprement parler il n'a rien de nouveau lui-même, puisqu'il ne consiste que dans l'emploi plus fréquent d'un moyen déjà usité; ce moyen est celui des feux verticaux, que je propose de multiplier prodigieusement dans la défense des places, et dont je vais discu ter les effets sous ce nouveau rapport. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a senti l'utilité de ces feux verticaux multipliés. « Comme » les pierres et les grenades (dit M. de Vauban) jetées avec des » mortiers, font plus de mal encore que les bombes, et qu'elles » tuent et blessent beaucoup plus de monde, il faudra s'en pré» cautionner de son mieux. »

Mais l'effet de ces feux verticaux n'ayant point été exactement, analysé, on n'a pu apprécier le ravage extrême qu'ils peuvent occasionner, et l'on n'en a jamais fait la base de la défense comme je le propose ici.

Un fusilier qui tire de derrière un parapet, est obligé de se

(1) Ce Mémoire est extrait de l'ouvrage annoncé page 118.

découvrir beaucoup. Un canon que l'on tire, soit à barbette, soit même par une embrasure, reste fort exposé à tous les coups de l'assiégeant, ainsi que ceux qui le servent; et de plus, les feux horizontaux qui partent des fusils et des canons de la place vont presque tous se perdre dans les parapets des tranchées et des sapes de l'ennemi. Mais si, au lieu de tirer horizontalement, le fusilier tiroit obliquement en l'air, comme par exemple, sous l'angle de 45°, et si au lieu du canon on faisoit usage du mortier sous le même angle, il ne seroit pas nécessaire de faire des coupures dans les parapets pour les embrasures; les fusiliers et les mortiers se trouveroient entièrement à couvert des feux directs, et l'on conçoit même qu'en s'enfonçant au-dessous du parapet il seroit facile d'établir des blindages qui garantiroient les hommes attachés à ces batteries, des bombes et des ricochets. Il reste donc à savoir quel est le degré d'efficacité de ces feux verticaux, substitués, comme je le propose, à la plus grande partie des feux horizontaux.

Je suppose qu'on ne commence à faire usage de ces feux verticaux qu'à l'établissement de la troisième parallèle, parce qu'auparavant les coups seroient trop incertains; depuis cette époque jusqu'à l'ouverture des brêches il se passera au moins dix jours, suivant les calculs les plus restreints. Il s'agit donc de savoir quel sera, pendant ces dix jours, l'effet qu'auront produit dans l'armée assiégeante les feux verticaux tirés de la place.

La troisième parallèle étant supposée à 50 toises des angles flanqués des bastions et de la demi-lune, et le côté extérieur du polygone étant supposé de 180 toises, le champ occupé par l'armée assiégeante, entre les deux capitales des bastions attaqués, sera à-peu-près de 180 toises, multipliées par 50 toises ou 9000 toises carrées; mais je les porte à 15000 toises carrées calculer sur le minimum d'effet, et pour tenir lieu de l'espace occupé par l'ennemi, à droite et à gauche du front attaqué, parce qu'en effet les bonnes règles exigent qu'il s'étende des deux côtés, en débordant les capitales, pour embrasser le front et contenir l'assiégé.

pour

Maintenant, sur cette étendue de 15000 toises carrées, il faut savoir la superficie que couvrent réellement par leurs corps les hommes de l'armée assiégeante, qui composent les travailleurs et la garde de la tranchée. On compte ordinairement que ce nombre d'hommes doit être au moins les trois quarts de celui qui forme la garnison, parce qu'il faut toujours que cette garde soit en état de repousser la sortie que pourroit faire la garnison toute entière. Supposant donc seulement une garnison de 4000 hommes, il faudra au moins 3000 hommes de garde à la tranchée ; c'est-à-dire, que le nombre des assiégeans répandus sur les

avenues de la place sera au moins de 3000 hommes ; et puisque ces avenues occupent, comme on l'a dit ci-dessus, un espace de 15000 toises carrées, le nombre des assiégeans sera la cinquième partie du nombre des toises carrées occupées par les mêmes avenues, c'est-à-dire, dans la proportion d'un homme sur cinq toises carrées.

Supposons maintenant que la projection du corps d'un homme sur une surface horizontale soit seulement d'un pied carré, il faudra 36 hommes pour occuper pleinement et sans interstices la valeur d'une toise carrée; donc le nombre des assiégeans étant d'un homme pour 5 toises carrées, sa projection sera d'un pied carré sur 180, c'est-à-dire, que la superficie occupée réellement par les individus qui composent l'armée assiégeante sera la 180e partie de tout le champ sur lequel s'étendent ses travaux. Il suit donc de là qu'en général, sur 180 coups tirés de la place en ligne inclinée ou parabolique, un doit frapper l'ennemi dans une longue série de décharges: c'est le minimum des effets que puissent produire les feux verticaux, parce que j'ai supposé toutes les données beaucoup au-dessous de ce qu'elles sont réellement. Par exemple, j'ai supposé l'assiégeant uniformément répandu sur le terrein qu'il occupe; or, environ la moitié de ce terrein est prise par les fossés où l'ennemi n'est pas encore, il est concentré sur le glacis, où il est facile de concentrer aussi tous les feux verticaux, ce qui en double à-peu-près l'effet, surtout en dirigeant ces feux sur les capitales où l'ennemi est plus rassemblé. De même, j'ai évalué à un pied carré seulement la projection du corps d'un homme; mais un travailleur courbé, un homme qui marche ou qui a les bras en mouvement, offre bien plus de prise ; et d'ailleurs la ligne décrite par la balle ne le frappe pas perpendiculairement, elle vient sous un angle qui approche de 45°, et sous cette direction un homme présente une surface plus que double de celle de sa projection sur un plan horizontal. Il est donc clair que l'effet des feux verticaux est beaucoup plus considérable que nous ne l'avons supposé; que le calcul seroit encore fort restreint, quand nous supposerions que sur 50 balles lancées en l'air il y en a une qui porte; mais pour éviter les fausses objections, nous nous en tiendrons à notre premier résultat, que sur 180 balles lancées une seulement frappe l'ennemi,

Je suppose qu'on établisse seulement six mortiers de douze pouces sur le rempart des deux bastions attaqués et de la demilune, c'est-à-dire deux sur chacun de ces ouvrages, à l'angle flanqué dans le sens de la capitale, sur les zigzags de l'ennemi,

parce que c'est là, comme nous venons de le dire, qu'il se trouve le plus rassemblé.

J'observe d'abord qu'en s'établissant derrière le parapet, redressant intérieurement ce parapet perpendiculairement à la capitale, s'enfonçant de douze ou quinze pieds dans le terreplein du rempart, s'épaulant de droite et de gauche, et blindant la batterie à l'épreuve de la bombe, de manière à ne laisser que le jour nécessaire pour que le feu s'échappe librement sous l'angle de 45°. J'observe, dis-je, d'abord, que cette batterie de deux mortiers, l'un à droite, l'autre à gauche de la capitale, se trouvera parfaitement à l'abri des bombes et des ricochets, aussi bien que des feux directs. Les derrières de la batterie seront laissés tout ouverts pour éviter la fumée, et on fera régner autour soit une barrière, soit un petit fossé plus bas encore que le sol de cette batterie, pour éviter les éclats des bombes qui pourroient tomber aux environs.

Le mortier de douze pouces, dont la bombe pèse 150 livres, peut lancer un poids égal de petites balles de fer battu, d'un quart de livre chacune; ce qui fera six cents balles à chaque coup; ainsi les deux mortiers de la batterie lanceront ensemble, à cha que décharge, douze cents balles; et par conséquent les six mortiers des trois batteries en lanceront, à chaque décharge, 3600. Donc, puisque sur 180 balles une doit porter, sur les 3600 il y en aura 20 qui porteront; c'est-à-dire qu'à chaque décharge des trois batteries il y aura 20 des assiégeans mis hors de

combat.

Il nous reste à savoir combien de décharges on peut faire dans les 24 heures, tant du jour que de la nuit.

Je suppose que de chaque mortier on tire cent coups par jour; ce qui fait à-peu-près un quart-d'heure d'intervalle d'un coup à l'autre. Puisque les batteries mettent hors de combat 20 hommes à chaque décharge, il y aura pour chaque jour, depuis l'établissement de la troisième batterie, 2000 hommes hors de combat, et par conséquent pendant les dix jours compris jusqu'à l'attaque des brèches, 20000 hommes.

La force de la garnison a été supposée de 4000 hommes; supposant donc l'armée assiégeante cinq fois aussi forte, elle se trouvera de 20000 hommes; c'est-à-dire, qu'elle sera entièrement détruite, avant seulement que d'être en mesure d'insulter les brèches.

Si la garnison étoit plus forte, l'ennemi perdroit des siens en proportion, de sorte que pour une garnison de 10000 hommes, il en perdroit 50000 par la seule action des feux verticaux, indépendamment des autres genres de défense et des maladies.

Je n'ai supposé que dix jours depuis l'établissement de la troisième parallèle jusqu'à l'attaque des brèches; mais quelle est la place qui n'en exige pas le double ou le triple? Or, le nombre

d'hommes perdus par l'assiégeant deviendra aussi double ou triple; mais j'ai voulu prévenir tous les sujets de contestation, en adoptant le minimum même des calculs que j'ai réfutés ailleurs. Par cette même raison j'ai supposé que chaque mortier ne tiroit qu'un coup par quart-d'heure, quoiqu'on puisse facilement lui en faire tirer le double sans échauffer la pièce.

Il est donc impossible de réduire une place quelconque, soit petite, soit grande, défendue de cette manière, à moins qu'on n'invente quelques nouveaux moyens d'attaque, quoique ces moyens soient aujourd'hui regardés comme parvenus au maximum de leur perfection.

Si l'assiégeant, pour se soustraire à cette pluie de balles, essaie de cheminer sous des blindages, on conçoit qu'à la moindre sortie il sera mis dans la plus grande confusion; car comment se dégagera-t-il de ces longues galeries blindées, pour faire tête à l'assiégé? Comment réparera-t-il, à chaque fois, le désordre occasionné dans ses logemens? Comment empêchera-t-il qu'on ne les culbute ou qu'on ne les brûle? Et où trouvera-t-il une assez grande quantité de bois pour suffire à un semblable travail, abstraction faite du temps énorme qu'il faudroit pour l'exécuter?

Si l'assiégeant prend le parti de cheminer sous terre, en se bornant à attaquer par les mines, il se réduira de lui-même à une condition pire que celle de l'assiégé qui a ses contre-mines préparées : il ne pourra plus avoir de batteries, au moins rapprochées, puisqu'elles ne seroient plus gardées; l'assiégé conservera donc tout son feu, et il est évident qu'un pareil siége est impossible.

Observons que la garnison n'est point du tout exposée, ni fatiguée par ce nouveau genre de défense; qu'elle roule toute ehtière sur quelques compagnies de bombardiers, qu'il n'y a ni canons démontés, ni affûts brisés; qu'il s'agit seulement de seconder cette opération par des sorties faites à propos, pour inquiéter l'ennemi et le forcer d'avoir toujours grand monde à la garde des tranchées, afin d'augmenter l'effet des feux verticaux qui doivent le détruire; qu'enfin il est important surtout d'y joindre la guerre souterraine qui coûte fort peu d'hommes, afin de gagner du temps et d'arrêter l'ennemi, le plus possible, sous la grêle des balles.

Ce genre de défense a encore cela de particulier, que l'assiégeant ne peut user de réciprocité envers l'assiégé; car celui-ci laisse agir ses mortiers qui sont sous des blindages, en se tenant lui-même sous les abris de la place; tandis que l'assiégeant est obligé de cheminer à ciel ouvert, et de conserver toujours dans ses tranchées un nombre d'hommes suffisant pour les garder contre les sorties imprévues de l'ennemi.

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