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MONITEUR, le 24 Juillet, 1805.
Berlin le 15 Juillet,

M. de Novosilzof est parti hier pour Saint Pétersbourg, il a eu avant son départ une longue conférence avec M. Jackson, Sa mission avait été annoncée dans toute l'Europe plusieurs mois avant qu'elle fût mise à exécution: cela seul devait la rendre inefficace. Aussi devient-elle l'objet de beaucoup de discussions, de calculs, d'intrigues. Après avoir peint M. Novosilzof comme un porteur d'ordres, plutôt qu'un négociateur, on présenta sa mission sous d'autres couleurs, afin de la rendre non moins odieuse: il ne devait, disait-on, traiter qu'avec l'empereur lui-même. Ceux qui répandoient des bruits aussi absurdes, savaient très-bien que toute espèce de prétention qui s'éloignerait des égards dûs à une grande puissance, aurait par cela même rendu nulle une mission, dont le but d'ailleurs ne paraissait pas fort clair. Et ce qui manifeste parfaitement ce qu'elle pouvait avoir de vague et d'obscur, c'est qu'elle a été successivement l'objet d'ordres et de contr'ordres. Mais tout bien considéré, le contr'ordre qui rappelle M. de Novosilzof à Saint Petersbourg, est probablement plus utile à la paix que l'ordre qui l'envoyait à Paris.

Si le but de sa mission était de dissiper les froideurs survenues entre la France et la Russie, il aurait vraisemblablement réussi. Qu'ont en effet de commun la France et la Russie? Indépendantes l'une de d'autre, elles sont respectivement nulles pour se faire du mal, et toutes puissantes pour sé faire du bien. Si l'empereur des Français exerce une grande influence en Italie, l'empereur de Russie exerce une influence plus grande encore sur la Porte Ottomane et sur la Perse. L'un a une influence circonscrite, qui ne s'étend point au-delà des discussions, relatives à ses limites et n'augmente pas sa force d'une manière majeure: l'autre, au contraire, exercé son influence sur deux puissances du premier ordre; qui furent long-tems au même rang politique que la France et la Russie et qui doniinent sur lesArabies, la Mer Caspienne et la Mer-Noire. Si le cabinet de Russie prétend avoir le droit de fixer des limites précisse où la France doit s'arrêter de tous côtés, il est sans doute aussi disposé à permettre que l'empereur des Français lui prescrive les limites dans lesquelles il doit se renferier. Lorsqu'avec le télescope d Hershell il observe de la terrasse du palais de Tauride ce qui se passe entre l'empereur des Français et quelques peuplades de l'Apennin, il n'exige pas sans doute que l'empereur des Français ne voie pas ce que devient cet ancien et illustre empire de Soliman, et ce que devient la Perse; qu'il ne voie pas que depuis deux ans le Caucause tout entier, sur le simple vou de quelques maisons dé ce pays, a été réuni à la Russie; que la Valachie et la Mol

davie toutes entières sont dans la dépendance de la Russie; qu'elle y a établi des forteresses, et qu'en obligeant ainsi la Porte à souffrir ses usurpations, elle s'est donné de grands avantages pour poursuivre ses conquêts dans le sein de la Perse.

L'empereur des Français serait-il donc réduit à ce degré de faiblesse, qu'il dût entendre, de sang froid, un commissaire Russe lui demander compte de ce qu'il fait dans des pays inconnus à la Russie, et avec lesquels elle n'a aucune liaison, aucune habitude; qu'il dût fermer les yeux pour ne pas voir, et se contenir pour ne pas répondre, lorsque le sultan Selim commande moins à Constantinople que le simple envoyé de Saint Pétersbourg, lorsque le Bosphore est violé, que les ef fets de l'occupation de la Crimée et des embouchures du Phase, se font sentir dans tous leurs développement; lorsque les cris du sérail quoique contenus par la crainte, donnent l'éveil à l'Europe, et lorsqu'enfin il n'est pas un pacha dans la Morée, pas un musulman à Constantinople qui ne s'attende à voir chaque matin une escadre de la Mer-Noire mouiller aux pieds du sérail, un hérault proclamer une déclaration de guerre, et des coups de fusils retentir dans les jardins du Grand Seigneur.

Mais si un commissaire russe, en venant dire à Paris qu'on exige une diminution d'influence en Italie, disait aussi qu'une garantie sera donnée pour la Perse et pour la Porte, que le Bosphore ne sera plus violé, que, selon les usages de tous les tems, il sera fermé aux vaisseaux de toutes les puissances, que le traité de 1798 ne sera pas renouvelé, que les sujets de la Porte ne navigueront plus sous pavillon russe, que les regi mens, levés à grands frais en Albanie, pour le service de la Russie, seront licenciés; que le mombre des vaisseaux dans la Mer-Noire ne sera jamais assez considérable pour mettre la Porte dans un tel péril, qu'elle aurait succombé dans sa capitale, avant que les puissances de l'Europe fussent informées de ses dangers; que le Phase sera évacué, que le Caucase sera rendu au Schah de Perse, et qu'on laissera cette grande con trée jouir enfin du repos, après tant d'années de guerres intestines et de calamités; il est facile de comprendre quel serait l'effet d'un tel language, et quoique nous ne soyons assurément pas dans le secret du cabinet des Thuilleries, nous osons le dire, l'empereur des Français serait prêt à une si noble transaction; il céderait non aux menaces, mais au désir de fonder l'indépendance des peuples et le bonheur de l'espèce humaine. Quelques sacrifices qu'il fit pour l'indépendance de la Porte et de la Perse, il y gagnerait encore; la postérité pour laquelle il travaille le reconnaîtrait pour son bienfaiteur, et remarquerait cette sagacité qui lui aurait fait voir dans l'avenir les Russes opprimant un jour le monde entier comme ils oppriment le Nord, et parvenant à cette monarchie universelle Cout on a tant effrayé l'Europe, et qu'on a présentée si long

tems comme l'ambition du peuple français, qui a tout chez lui, qui ne trouve rien de préferable à ce qu'il a chez lui, et qui ne peut jamais être dangereux pour l'indépendance des autres pays. Si le plénipotentiaire russe venait comme porteur des paroles de l'Angleterre, qui ne voit les difficultés, les embarras inextricables que devraient introduire dans la negocia tion les nouvelles instructions, les nouvelles pretensions de la Russie? De quelque nature que fussent les objets sur les quels la France et l'Angterre sont divisées, ces deux nations seraient-elles réduites à attendre la décision de leurs différends d'un pays éloigné, auquel les intérêts de l'une et de l'autre sont si peu conuus?

Lorsque le cabinet de Londres a souri à la mission de M. Novosilzof, c'est qu'il espérait non-seulement engager la Russie, mais encore entraîner par elle l'Autriche ou la Prusse; car il sait fort bien que le concours seul de la Russie ne lui permettrait point de songer à ces projets insensés de partages qu'il a conçus contre la France, et qu'il ne cesse de rêver dans son délire. Quand le gouvernement anglais voudra la paix, il pensera qu'à une note Française il fait répondre par une note anglaise. Ces deux langues se traduisent plus facilement que toute autre, et l'intervention d'un troisième idiôme ne saurait qu'embrouiller les négociations.

M. Novosilzof pouvait-il avoir des notions exactes sur des af faires aussi compliquées? Savait-il qu'au traité d'Amiens l'empire de Myssoure n'était pas encore réuni tout entier à la puissance anglaise? que depuis, l'empire des Marattes a été détruit; que l'Angleterre a doublé sa puissance dans l'Inde? qu'aucun vaisseau européen ne peut désormais paraître dans ces mers? Pensait-il que la France renoncerait pour toujours au commerce de l'Inde? voyait-il encore que ce n'est pas senlement du commerce de l'Inde qu'il s'agit; que ce que Catha rine n'avait jamais voulu permettre, l'Angleterre l'a obtenu du canon de Copenhagne; que ce que la France ne permettra jamais, Nelson l'a obtenu de la Russie dans le golphe de Finlande; que depuis ce traité, si contraire aux droits dont les nations les moins fières sont jalouses, de continuelles extensions ont été données au droit de blocus; que des rivières entières ont été bloquées, que cent lieues de côtes (le Portugal) ont été bloquées; que Cadix était bloqué, lors même que nos escadres dominaient dans le détroit; que Gènes est bloquée, depuis six mois elle n'ait pas vu un bâtiment anglais, que depuis six mois aussi elle n'ait pas vu un vaisseau neutre; effet de l'étrange condescendance des puissances respectives! A Venise, à Trieste, à Lisbonne, dans les ports du nord, on a, dès l'instant où le blocus de Gènes a été aunoncé, révoqué toutes les expéditions pour cette place, ce plénipotentiaire venait-il dire que la Russie avait obtenu la liberté de l'Inde et du commerce européen dans l'Inde, la reconnaissance de la souverainété commune sur les mers, la rénonciation à toute

extension du droit de blocus, enveloppés de tous côtés ? venait il en même tems demander que la couronne d'Italie fût placée sur une autre tête, et réclamer la renonciation à quelques parties de territoire au-delà des Alpes? S'il en avait été ainsi, il aurait été le bien venu; il n'eût point éprouvé d'obstacle, et le succès eût couronné son entreprise.

Mais si, approuvant ce que fait l'Angleterre, reconnaissant son droit de visiter tous les bâtimens, de mettre en état de blocus des empires entiers, applaudissant à l'immense accrois sement de son pouvoir dans les Indes, il venait en même tems proposer à la France d'évacuer Parme et Gènes, de renoncer à la couronne d'Italie, c'était évidemment la France qu'on voulait réduire au tems où l'on se partageait la Pologne sans son aveu, où l'on avait épouvanté une race dégénérée pour lui ôter le sentiment de sa dignité et la volonté de se défen dre contre l'oppression. La France a des bras, du courage, des armées, et quelle que fût la coalition que les ministres anglais parviendraient à renouveler, la France, déplorant encore l'influence de l'or de l'Angleterre sur le Continent, dénouerait ce nouveau nœud-gordien comme les deux qui l'ont précédé. Touts les fois qu'on interviendra pour faire rentrer enfin l'Angleterre dans des bornes justes et convenables, aucun sacrifice ne coûtera à la France; mais lorsqu'on voudra peser sur elle seule, elle ne verra dans ces desseins que haine, jalousie et insulte et assurément il faudrait être bien ignorant du calcul des forces et de la position des choses pour espérer de réussir jamais.

On a partagé la Pologne, il a fallu que la France eût la Belgique et la rive du Rhin. On s'est emparé de la Crimée, du Caucase, de l'embouchure, du Phase, etc. etc. il faut que la France ait un équivalent en Europe l'intérêt de sa propre conservation l'exige.

Veut-on un congrès général de l'Europe? Eh bien! que chaque puissance mette à la disposition de ce congrès ce qu'elle -a envahi depuis 50 ans; qu'on rétablisse la Pologne, qu'on rende -Venise au sénat, la Trinité à l'Espagne, Ceylan à la Hollande, la Crimée à la Porte; qu'on renonce au Phase et au Bosphore qu'on restitue le Caucase et la Georgie, qu'on laisse la Perse respirer après tant de malheurs, que l'empire des Marattes et de Myssoure soit rétabli, ou ne soit plus l'exclusive propriété de l'Angleterre; la France alors pourra rentrer dans ses anciennes limites, et ce ne sera pas elle qui y perdra d'avantage. D'où viennent donc ces cris forcenés, ces provocations à une croisade contre une puissance qui depuis 50 ans a moins profité qu'aucune autre des vicissitudes des états et des changement du monde: qui, constamment vietorieuse, n'a retenu de ses conquêtes que ce qui était nécessaire à une juste compenststion ?..

L'Europe avait éprouvé de terribles commotions, l'ordre renaissait, la paix d'Amiens avait réassis le systéme universel.

Un ministère faible, une arrogance sans exemple ont rallume la guerre et jété dans de nouvelles incertitudes la tranquillité de tous les peuples. Le prince qui, sur le Continent, s'assoeiera le premier, donnera le sigual de la guerre, répondra de tous les désastres qui en seront la suite, et méritera les malé dictions de la génération présenté. Tous les hommes sensés pensant que le résultat d'une nouvelle conflagration continen tale sera d'augmenter la puissance de la France, ils peusent aussi qu'elle ne fera pas toujours la folie d'évacuer de nombreuses provinces par pur sentiment de générosité, et dans le vain espoir du bonheur de l'humanité et du repos du monde. Il est à la mode d'accuser l'ambition de la France, si cependant elle avait voulu conserver ses conquêtes, la moitié de l'Autriche, les états de Venise, le royaume de Naples, la Suisse, la Hollande, seraient encore en son pouvoir les limites de la France sont en réalité l'Adige et le Rhin. At-elle passé l'Adige, a-t-elle passé le Rhin? Si elle ne prit pas pour limites la Salsa et la Drave, y fut-elle contrainte par la force des armes, ou fut-elle déterminée par une noble modération? Il est dans l'ordre naturel des choses que des hommes tels que les Woronzoff, les Thuguts, les Acton, en qui l'Europe réconnaît autant d'inhabilité que de haine contre tout ce qui est grand et libéral, dont la conscience est asservie à l'or de l'Angleterre, emploient toute leur influence à propager ou ramener les fléaux de la guerre. bonheur des peuples a permis la chute ou la diminution dé leur crédit; c'est un bonheur aussi pour les princes. Il en est qui ne règnent plus pour les avoir écoutés. Les malheur d'une guerre continentale ne tomberoient ni sur la Russie, ni sur 'Angleterre, puisque les champs de bataille seraient en Italie et en Allemagne. Et de quel intérêt est donc pour les Français les Italiens, les Allemands, l'intervention de puissances qui profiteraient du moment où les coups les plus sanglans anraient été portés pour consommer la ruine de Constantinople et d'Ispahan? La politique des puissances du nord fut toujours d'exciter des guerres dont elles n'avaient rien à redouter. C'est ainsi que Catherine fit battre pendant plusieurs années la Prusse et l'Autriche, en annonçant sans cesse des secours qui n'empéchèrent pas les armées françaises d'arriver aux portes de Vienne. C'est ainsi que le dernier empereur de Russie perpétua' les calamités de la guerre en promettant des secours qui n'arrivèrent qu'au moment où l'Autriche avait obtenu des súccès sans eux, qui se retirèrent au premier revers, et laisserent au milieu d'une campague leurs alliés supporter seuls le fardeau qu'ils avaient promis de partager. En un mot lạ France et la Russie n'ont rien à gagner à leur mésintelligence, elles ne peuvent trouver que des avantages à être bien ensemble. Nous avons dit et nous le répétons, que si la Russie évacue le Bosphore, le Caucase, le Phase, la Géorgie, etc. etc.

Zzz

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