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de la Russie. Vous trouverez, en outre, ci-joint la copie d'un projet de traité entre l'Autriche, la France et la Grande-Bretagne, qui était destiné à servir de complément à notre plan, et qui faisait un casus belli de toute agression de la part de la Russie, de nature à mettre en danger l'indépendance et l'intégrité territoriales de l'Empire ottoman, aussi bien que de toute augmentation excessive des forces navales de la Russie dans la mer Noire.

Lord Clarendon n'attache pas d'importance pratique à cette dernière stipulation, attendu que, d'après lui, l'Autriche a déjà déclaré qu'elle ne pouvait admettre que la question de paix ou de guerre pût dépendre de huit ou dix navires. Mais il nous sera permis de rappeler à Sa Seigneurie l'immense différence qui existe entre notre attitude dans l'état actuel des affaires, où nous sommes libres d'apprécier les cas de guerre, et la position où nous placerait la définition de la guerre clairement indiquée dans un traité. Dans cette situation, personne ne peut douter que l'Autriche ne tienne scrupuleusement ses engagements.

Lord Clarendon est d'avis que le moment est venu pour la GrandeBretagne et la France d'inviter l'Autriche à accomplir ses engagements en donnant vigueur au traité du 2 décembre.

Ici toutefois, et tout d'abord, se présente la question de savoir quel est l'objet de l'alliance. Ce n'est pas autre chose que le rétablissement de la paix sur la base des quatre garanties. Les deux premiers de ces principes ont déjà été développés complétement dans les conférences de paix. Quant au troisième, nous avons proposé à nos alliés, en nous engageant nous-même, en cas de besoin, à l'appuyer par les armes, une solution qui, dans notre ferme conviction, sera efficace, complète et agréable aux intérêts européens.

Je ne puis mieux faire, monsieur le comte, pour vous faire connaître les raisons qui nous décident dans ce sens, que de vous transmettre les copies des communications que j'ai faites au baron de Hubner sur ce point, et que vous aurez l'obligeance de placer sous les yeux de lord Clarendon.

Si la Russie, mise à même d'agréer l'une ou l'autre de ces propositions de l'ultimatum, avait rejeté toutes les deux, nous aurions eu la preuve qu'elle ne voulait décidément pas accorder la troisième garantie, en tant qu'elle devait mettre fin à sa prépondérance dans la mer Noire. Dès lors, toute conciliation étant impuissante à amener la paix, dont l'intérêt de l'Europe et le nôtre ont tant besoin, notre auguste maître, l'Empereur, avait décidé de recourir aux armes comme moyen d'obtenir la paix, dont la nécessité est si généralement sentie et que le refus d'une seule Puissance aurait rendue impossible. D'autre

part, aussi longtemps qu'un manque d'appui de la part de nos alliés nous oppose des obstacles pour cette dernière et décisive épreuve, notre impartialité ne nous permet pas de faire supporter la responsabilité d'un échec par la Russie seule.

Nous désirons vivement que les observations présentées dans cette dépêche et celle y annexée soient de nature à modifier l'impression que notre plan a produite d'abord sur le Gouvernement de S. M. Britannique. Si, toutefois, en dépit de nos désirs, il n'en était pas ainsi, nous ne pourrions que désirer vivement que les chances de la guerre auxquelles nos alliés ont laissé le soin de mettre fin à la prépondérance russe dans la mer Noire puissent tourner de manière à atteindre ce but d'une façon qui leur paraisse plus à la hauteur de leurs sacrifices que les propositions faites par nous.

Exiger un engagement international imposant à la Russie des conditions pour la limitation permanente de ses forces navales dans la mer Noire, c'est nous ne le contestons pas un droit qui appartient à des belligérants, puisqu'ils se sont réservé spécialement celui d'imposer au delà des quatre garanties telles conditions que la suite des hostilités pourrait rendre nécessaires. Mais nous maintenons que ce mode de solution, mis en avant absolument, et à l'exclusion de toute autre méthode, fût-il également efficace, ne peut autoriser nos alliés à faire appel, en ce qui nous concerne, aux stipulations du 2 décembre, et ne peut être compris que parmi les conditions de paix, que le protocole du 28 décembre, en définissant la troisième garantie, faisait expressément dépendre des événements de la guerre.

Fidèles à nos engagements et attachant, de plus, le plus grand prix aux liens qui nous unissent à l'Angleterre, nous maintiendrons avec fermeté notre politique actuelle, et nous attendrons la tournure des événements et le moment propice pour renouveler les négociations de paix, dans lesquelles nous ne prendrons part dans aucune circonstance, si ce n'est avec la résolution invariable de les mener au développement positif et efficace des quatre garanties.

Le langage que nous nous proposons de tenir à la Russie, et qui, lorsque nous le tiendrons, sera fidèlement communiqué au Gouvernement de S. M. Britannique, sera conçu dans le même esprit.

Votre Excellence lira cette dépêche et l'annexe à lord Clarendon et lui en donnera copie.

Agréez, etc.

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Circulaire du comte Walewski aux agents diplomatiques français en date du 23 mai 1855 (6 ramazan 1271).

Monsieur, toutes les feuilles de l'Europe ont reproduit, d'après le Journal de Saint-Pétersbourg, la circulaire que M. le comte de Nesselrode a adressée, sous la date du 10 mai aux agents de la Russie près les Cours étrangères. Le Gouvernement de l'Empereur se proposait d'attendre la clôture officielle des conférences pour porter un jugement sur leur ensemble; mais, puisque le Cabinet de Saint-Pétersbourg a trouvé bon de faire, sans plus de retard, un appel à l'opinion publique, personne ne s'étonnera que nous le suivions, à notre tour, dans la voie qu'il nous a ouverte, et j'y entre, pour ma part, avec toute la confiance que la modération et la loyauté de notre politique peuvent m'inspirer.

Je rappellerai d'abord les circonstances qui ont décidé la France et l'Angleterre à se prêter à des négociations dans un moment où l'active poursuite de la guerre paraissait devoir être l'objet principal de leurs préoccupations et de leurs soins. Le traité du 2 décembre avait été conclu, et les Puissances occidentales, par déférence pour leur nouvel allié, avaient consenti à tenter un suprême effort de conciliation, fondé sur la possibilité de faire accepter par la Russie les bases que, dans l'intérêt général de l'Europe, elles avaient assignées à la paix. On n'ignore pas que, mis pour la première fois en demeure, sur la connaissance officielle des intentions communes de la France, de l'Angleterre, de l'Autriche et de la Turquie, de s'expliquer sur celles de sa Cour, M. le prince Gortschakoff refusa catégoriquement d'adhérer aux conditions qui lui étaient proposées. Ce ne fut le 7 janvier, après une référence à Saint-Pétersbourg, qu'il accepta, sans aucune réserve, les divers principes connus sous le nom des quatre garanties.

Ce fait est attesté de la façon la plus péremptoire par le témoignage unanime des plénipotentiaires présents à la conférence; bien plus, une dépêche de M. le comte Buol, communiquée simultanément à Paris et à Londres, constate que les négociations, dont le cadre avait été ainsi défini, n'ont été ouvertes qu'à la demande de la Russie. Il demeure donc établi que cette Puissance ne saurait nous reprocher d'avoir agi avec elle par surprise : elle a su qu'une des conditions indispensables de la paix consistait dans la cessation de sa prépondérance sur l'Euxin, et le temps ne lui a pas manqué pour se rendre compte des sacrifices que l'engagement pris à cet égard devait nécessairement lui imposer. Toute la question est de savoir si M. le prince Gortschakoff et M. de Titoff ont rempli cet engagement ou si, au con

traire, ils ne sont pas restés au-dessous de ses limites. C'est un point, monsieur, que j'examinerai bientôt, mais je veux auparavant vérifier l'exactitude de quelques-unes des assertions par lesquelles débute la circulaire de M. le comte de Nesselrode.

Déjà, dans les conférences, MM. les plénipotentiaires de Russie, lors de la discussion de la première garantie relative, selon eux, à la consécration des immunités de la Moldavie, de la Valachie et de la Servie, et, suivant nous, à l'abolition de l'influence abusive exercée par le Cabinet de Saint-Pétersbourg dans ces trois provinces vassales de la Sublime-Porte, avaient paru se méprendre sur la position vraie du débat. M. le comte de Nesselrode développe la même thèse; j'y répondrai par des questions. En quel moment, depuis les dernières guerres, les immunités des Principautés du Danube ont-elles reçu la moindre atteinte de la part de la Puissance suzeraine? A quelle époque le Sultan a-t-il songé à revenir sur aucune des concessions de son prédécesseur? Quand la France, l'Angleterre et l'Autriche ontelles manifesté un autre désir que celui de maintenir, en l'améliorant, le régime d'indépendance administrative qui, on l'a trop oublié, n'était ni en Valachie ni en Moldavie une conquête récente, mais le résultat d'un accord librement conclu, il y a des siècles, et altéré seulement du jour où les hospodars ont commencé, pendant les guerres du XVIII siècle, à compter davantage avec la cour de Russie qu'avec la Sublime-Porte? C'est ainsi que la Moldavie a perdu la moitié du territoire qui lui avait été garantie par les Sultans; c'est ainsi que cette province et la Valachie, au lieu de demeurer ce qu'elles devaient être, une barrière respectée entre l'Empire ottoman et la Russie, ont été, même après le traité d'Andrinople, qui semblait leur reconnaître des droits mieux définis, gouvernées plutôt par des agents du Cabinet de Saint-Pétersbourg que par leurs propres chefs, et qu'en pleine paix, comme si elles n'eussent été qu'un prolongement du sol russe, elles se sont trouvées, à l'improviste, occupées par une armée étrangère.

Voilà, monsieur, les véritables maux dont ont souffert les Principautés du Danube; voilà les dangers qui les menaçaient sans cesse; c'est aux uns et aux autres que la première des quatre garanties avait pour unique objet de mettre un terme. Que l'influence de la Russie au delà du Pruth se soit ou non exercée sous le titre légal de protectorat, la question est ailleurs, et ce serait la faire dégénérer en querelle de mots que de la poser comme le fait M. le comte de Nesselrode. L'histoire est là pour dire ce que la Moldavie et la Valachie ont gagné à la nature ancienne de leurs rapports avec la Cour de Saint-Pétersbourg, et c'est cet état de choses dont la France, l'Angleterre et l'Autriche ont voulu empêcher le retour.

Je passe sur la seconde garantie: les bases de son règlement sont bonnes. Je me contenterai de faire observer que si la navigation du Danube, entravée depuis vingt-cinq ans, recouvre sa liberté, il aura fallu une guerre pour décider la Russie à ne pas laisser inutile entre ses mains un des plus magnifiques débouchés du monde. Si l'Allemagne acquiert cet immense avantage pour son commerce, elle le devra au sang répandu par la France et l'Angleterre.

Je vais arriver, monsieur, au point capital, mais je dois encore répondre à un reproche que M. le comte de Nesselrode adresse aux plénipotentiaires des Puissances occidentales. Il les accuse d'avoir retardé l'étude en conférence d'une question de tolérance et d'humanité qui aurait, au contraire, mérité d'occuper la première place dans les délibérations, ou, pour mieux dire, de n'avoir pas pris en considération avec autant d'empressement qu'ils l'auraient dû le sort des sujets chrétiens de la Sublime-Porte. Il n'y a pas de discussion sans règle, et il avait été convenu que les quatre garanties seraient examinées dans leur ordre. Or, si le débat s'est arrêté à la troisième, l'obstacle n'est pas venu de nous; ce sont les plénipotentiaires de Russie qui l'ont élevé, et les nôtres n'ont fait que se conformer à un programme arrêté d'avance. M. le comte de Nesselrode, du reste, se charge de justifier leur réserve, qu'expliquait déjà l'annonce de la prochaine arrivée à Vienne du ministre des affaires étrangères du Sultan. Une question religieuse, envenimée par les prétentions de la Russie, avait été la cause de la guerre. Il était naturel de ne l'aborder qu'en présence d'Aali-Pacha; en outre, elle n'était plus dans les termes où on l'avait posée. Le Cabinet de Saint-Pétersbourg avait exigé un engagement formel qui, pour ne s'appliquer en apparence qu'à des immunités religieuses, n'en eût pas moins humilié la Porte, entravé son action administrative et paralysé dans l'ordre civil toute réforme efficace.

La France et l'Angleterre ont reconnu hautement que le Gouvernement turc devait se refuser à subir de telles conditions, qui eussent été la ruine de son indépendance; et si l'on se réfère au texte de la quatrième garantie, il est facile de voir que la Russie s'obligeait à renoncer à les reproduire et à laisser au Sultan, sauf l'action amicale et les conseils de ses alliés, l'initiative des mesures à prendre dans l'intérêt matériel et moral de ses sujets. Il ne devait donc pas s'agir, dans les conférences de Vienne, de discuter théoriquement des systèmes, mais seulement de proclamer un principe tout contraire à celui dont la mission de M. le prince Mentschikoff à Constantinople avait eu le triomphe pour but. M. le comte de Nesselrode en dit assez pour qu'il soit permis de douter que les plénipotentiaires de Russie

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