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Nous n'avons pas besoin de faire remarquer la délicatesse des nuances et leur gradation dans ces entretiens si simples en apparence, mais qui laissent deviner, comme il arrive si souvent, le fond de la pensée des interlocuteurs. Ne pas tout dire, et faire tout comprendre est un art pratiqué par quelques romanciers, simples observateurs de la nature humaine qui s'adressent à des lecteurs intelligents et savent tirer parti de toutes leurs réticences. Cette habileté nous frappe dans le roman dont nous nous occupons. Elle indique une connaissance des procédés littéraires, indépendante même du talent et de l'invention. Lorsque nous laissons un instant les personnages nous pouvons les suivre encore par la pensée, tant nous sommes initiés à leur vie et à leurs sentiments. En quittant Hélène après le coup qui a ruiné ses espérances, nous pouvons croire assez à sa conversion pour être rassurés. Nous le sommes effectivement, d'une manière assez piquante par une lettre que lord Sauffrenden écrit à Philippe Wellwood, qui est allé chercher fortune aux Indes. Fidèle à son caractère, Sauffrenden donne une foule de nouvelles inutiles dans cette lettre, mais il la termine par le seul paragraphe qui puisse intéresser Philippe : « Qui croyez-vous que nous ayons, chez nous en ce moment, sinon les T. » C'était la manière dont ils étaient convenus entre eux pour désigner les Tolleton.

Philippe, à cette nouvelle, revient aussitôt qu'il le peut. Il épouse Hélène, cela va sans dire.

Nous avons dù abréger tous les incidents de ce roman, sans longueurs cependant, sans un détail que l'on eùt voulu retrancher et qui nous semble un modèle de cette saine et amusante littérature romanesque particulière à l'Angleterre. C'est la vérité sans fard, mais sans rudesse. Il nous faut passer maintenant à une œuvre plus puissante et non moins vraie, mais, en même temps, moins délicate dans son expression, moins honnête dans ses tendances. C'est le nouveau roman de Joan, par miss Broughton, qui sera l'objet de de cette étude.

La fin prochainement.

Louis RÉGIS.

REVUE CRITIQUE

I. Lettres sur la Russie, par M. de Molinari. 1 vol. II. Oblomoff, scènes de la vie russe, par Ivan Gontcharoff, traduction de MM. Artamoff et Deulin. III. La société russe, par un Russe, traduction de MM. Figurey et Corbier. 2 vol. IV. Philippe 11, par le docteur Baumstark, traduit de l'allemand, par M. Godefroi Kurth. 1 vol. - V. Valence et Valladolid, nouvelles études sur l'Espagne, par M. Antoine de Latour. 1 vol.

Ce sont toujours les livres sur la Russie qui tiennent le premier rang. Et il en sera ainsi longtemps encore; car, outre ce qu'on dit de la Russie, il y a ce qu'elle dit d'elle elle-même; à côté des livres où des mains étrangères ont cherché à la peindre, il y a ceux où elle a essayé de se peindre de ses propres mains.

Ce qu'on a dit d'elle au dehors, nos lecteurs le savent; le Correspondant leur a fait connaître tout récemment les travaux les plus importants dont « le colosse du nord », rentré en scène après vingt ans de << recueillement, » a été dans ces derniers temps l'objet. Ce qui a pu être omis, à cet égard, n'est pas de première importance. Telles sont, par exemple, les Lettres sur la Russie de M. de Molinari, dont une nouvelle édition vient d'être publiée '. Bien qu'entièrement refondu, à ce qu'affirme l'éditeur, ce livre est resté à peu près tel qu'il parut il ya bientôt vingt ans. L'auteur n'a rien changé aux peintures, bien faites. d'ailleurs et spirituelles parfois, qu'il avait tracées des hommes et des lieux, de la société et du pays. Mais que de changements sont survenus depuis lors, sinon dans l'aspect du sol et des habitations, au moins dans la physionomie des populations et leurs relations respectives! Depuis l'émancipation des serfs, à peine décrétée à l'époque où l'auteur faisait son voyage, le régime des maisons seigneuriales qu'il se plaît à nous peindre dans son luxe dépenaillée s'est profondément et forcément modifié. Quant aux « aspirations généreuses de toute la nation vers la lumière et la liberté » qui édifiaient tant M. de Molinari, Dieu et la Pologne savent quel tour elles ont pris sous l'impulsion du parti slave et des nihilistes. Au physique comme au moral, le tableau que nous offrent les Lettres sur la Russie ne répond donc plus, sur bien des points, à la réalité présente. Ce n'était, même dans sa nouveauté, qu'une esquisse assez sommaire où s'étaient glissées quelques erreurs 11 vol. in-12. Dentu.

25 JUILLET 1877.

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qui y sont restées, témoin celle qui fait inaugurer pour le couronnement de l'empereur Alexandre II, le grand théâtre de Moscou (l'un des plus vastes du monde, soit dit en passant), dont la construction remonte au règne d'Alexandre Ier, et où, depuis quarante ans, toutes les étoiles du chant et de la danse ont fait leur apparition. La seule partie peut-être demeurée complétement vraie, dans ce tableau, c'est celle où il nous montre en action ce monde de fonctionnaires d'une espèce à part qu'on appelle là-bas le tchin et auquel on fait trop d'honneur en lui donnant le nom de bureaucratie. M. de Molinari a finement, spirituellement décrit le jeu de cet organisme de la civilisation russe. « La Russie, dit-il, souffre d'une plét hore administrative et réglementaire. Dans les pays vraiment libres, tels que l'Angleterre, il est de principe que tout est permis, excepté ce que la loi défend, et la loi ne défend que ce qui est positivement nuisible. En Russie au contraire, tout est défendu, excepté ce que la loi permet, et la loi ne permet que ce qu'il lui est absolument impossible de défendre, encore est-ce en subordonnant ses autorisations à une foule de conditions et de restrictions. Le code de l'empire ne comprend pas moins de vingt-et-un volumes, sans compter une myriade de règlements particuliers, d'ordonnances spéciales, etc. Toutes les manifestations de l'activité humaine, depuis la locomotion jusqu'à la pensée y sont prévues et réglementées avec une minutie tatillonneuse, qui ferait croire que le code russe a été dicté par un caporal allemand. »

C'est qu'en effet ce beau système est d'importation allemande, et que le maintien en est dû à la place énorme que les Allemands occupent dans l'administration russe. Parmi les réformes que, en sa qualité d'économiste, M. de Molinari propose à la Russie, dans sa quatorzième lettre, il a oublié la suppression de l'influence tudesque. Mais était-ce bien en effet à lui de la recommander? N'est-ce pas par l'Allemagne que sont arrivées et qu'arrivent tous les jours aux écoles russes ces belles théories humanitaires dont M. de Molinari est un des apôtres et dont il félicite les professeurs et les écrivains russes de s'inspirer de plus en plus.

II

Le monde russe d'il y a vingt ans, que nous montre M. de Molinari, mais que d'ailleurs il n'a guère pu voir qu'en représentation, c'est-à-dire sous un jour et dans une attitude factices, a été peint au naturel et avec beaucoup de talent par les romanciers indigènes. Nous avons pu en juger ici par les récits de M. Tourgueneff qui ont eu un moment une véritable popularité. Toutefois, conteur facile mais un peu superficiel, M. Tourgueneff ne nous faisait pas entrer au cœur de la vie russe. Il y avait à côté de lui un peintre plus puissant. C'était M. Gont

charoff, observateur pénétrant et écrivain consommé, mais difficile à transporter dans une langue étrangère, et demeuré, par suite, à peu près inconnu hors de son pays. M. Gontcharoff rappelle beaucoup Balzac qui fut évidemment son premier modèle et dont il a pris en même temps les qualités et les défauts. Mais, pas plus que celles du maître, la galerie du disciple ne peut être omise par qui veut étudier de près les mœurs de la société russe au commencement du règne d'Alexandre II, et à la veille de la révolution qui devait en changer si profondément la physionomie.

On doit, à cet égard, une sincère reconnaissance aux deux écrivains qui ont associé leurs efforts pour faire passer en français, au moins la plus caractéristique des productions de Gontcharoff, ce roman d'Oblomoff, qui passionna si vivement Saint-Pétersbourg et Moscou, lors de son apparition, en 1858, et qui est resté populaire. Nous regrettons seulement que les traducteurs n'en aient donné que la première partie. C'est la plus piquante, la plus originale, sans doute, ainsi qu'ils le font observer; mais l'action y reste suspendue et, si peu animée, si peu entraînante qu'elle soit, bien qu'elle n'offre qu'un cadre pour des peintures de caractère et des tableaux de mœurs, le lecteur éprouvera quelque déception à ne pas voir à quoi elle aboutit. Le personnage mis en scène est d'une rare originalité et la situation d'une singularité piquante. Nous avons, dans notre théâtre, une comédie célèbre sur le même sujet, l'Irrésolu. Mais il y a plus loin de la pièce française au roman russe que de Paris à Saint-Pétersbourg, et c'est ce qui fait le mérite des deux ouvrages. Le premier est une esquisse scénique, le second une étude morale; l'un ouvre sur une des infirmités humaines un jour rapide comme une fusée; l'autre y concentre la lumière comme un réflecteur. Elie Oblomoff est indécis comme on ne peut l'être que dans sa condition et dans son pays. C'est un petit gentilhomme de province, venu à Saint-Pétersbourg après ses études faites, pour y entrer au service, et qui, sans arriver à rien, y mange son petit revenu, chaque jour amoindri. La famille des Oblomoff, dit l'auteur, avait jadis été riche et renommée dans le pays; mais ensuite, Dieu sait comment, elle s'était appauvrie et insensiblement abaissée parmi les maisons d'une noblesse plus ancienne. Seuls, les domestiques qui avaient blanchi à son service se passaient les uns aux autres la mémoire fidèle du temps qui n'était plus, et la chérissaient comme une relique.

« M. Oblomoff pouvait avoir de trente-deux à trente-trois ans ; il était de taille moyenne et d'un extérieur agréable; il avait les yeux grisfoncé, mais ses traits annonçaient l'absence de toute idée profonde et

1 Oblomoff, Scènes de la vie russe, par Ivan Gontcharoff, traduction de Piotre Artamoff et Charles Deulin. 1 vol. in-12. Didier, édit.

arrêtée. Sa pensée, comme un oiseau, se promenait librement sur son visage, voltigeait dans ses yeux, se posait sur ses lèvres à demi-ouvertes et se cachait dans les plis de son front, pour disparaître ensuite. tout à fait; alors sur toute sa personne s'étendait une teinte uniforme d'insouciance. L'insouciance se répandait de là dans les poses du corps, et jusque dans les plis de sa robe de chambre. »

Ce dernier trait est charmant et montre, avec les autres détails du portrait, le sentiment délicat de l'harmonie avec lequel tout est traité dans cette étude, véritable œuvre d'artiste flamand.

L'action ne s'achève pas, avons-nous dit, dans le volume aujourd'hui publié d'Oblomoff. Le héros, en effet, s'éveille, à la première page, avec la résolution de faire beaucoup de choses, et à la dernière il y en a trois cents il n'a rien fait encore.

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Il ne faudrait pas croire pourtant que ces trois cents pages soient vides et que le mouvement y manque. Oblomoff n'est pas sorti de sa chambre, il est vrai - à peine l'est-il de son lit; mais s'il n'a pas mis le pied dehors, d'autres sont entrés chez lui: il y a eu dans sa chambre un défilé d'originaux curieux et tels que le monde russe en peut seul offrir. Et puis Oblomoff a pensé, rêvé plutôt, s'il n'a pas agi, et ce rêve a fait passer sous ses yeux, toute sa vie d'enfant et d'adolescent dans le domaine héréditaire de sa famille, là-bas, à l'extrémité méridionale de la grande Russie où le Barine (le seigneur campagnard) menait, au milieu de ses paysans, la vie rustique de ses ancêtres, vie à demi végétative, que l'affranchissement des serfs a abolie au profit de la liberté peut-être, mais à coup sûr aux dépens de la poésie. Ce rêve éveillé, un des plus beaux morceaux de la littérature russe, est aujourd'hui classique et tous les écoliers russes le savent par cœur. C'est, en soi, une ravissante idylle, que, sans son étendue, nous aurions certainement citée, car, indépendamment de sa valeur littéraire, elle a, comme image fidèle des vieilles mœurs russes, un intérêt très-vif et très-touchant. Espérons que M. Deulin, le seul survivant des deux traducteurs d'Ivan Gontcharoff, n'en restera pas là de la tâche qu'il a entreprise, et qu'il ne nous aura pas montré Elie Oblomoff s'habillant, à la fin, pour rien. « C'est, dit-il, quand un homme se met à marcher qu'on s'aperçoit de sa lenteur. » Voilà précisément pourquoi nous voulons voir marcher Oblomoff.

III

Quant à la société russe d'aujourd'hui, au monde de la cour et de la politique actuelle, il a été récemment le sujet d'un livre curieux, publié en Allemagne et en langue allemande sous ce titre même : La Société russe, et il vient d'en paraître une traduction française faite sur la se

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