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gulier et illégitime, soit que les affections de cette sorte lui semblent plus conformes au génie de l'art moderne, soit que la grande expérience qu'il en a faite pendant toute sa vie l'ait mieux préparé à en reproduire la physionomie et à en saisir toutes les menaces. Ce républicain, qui dans tous ses écrits a toujours le mot de vertu au bout de sa plume, ne comprend pas qu'il transforme son théâtre en une école de scandale, quand il étale devant nous les séductions et les prestiges de l'adultère, quand il nous fait attendre, pendant deux ou trois heures d'émotions troublantes et mauvaises, une revanche du devoir et de l'honneur, laquelle ne se produit même pas toujours, dans un coup de théâtre expiatoire. Comparez son Agamemnon avec celui d'Eschyle. Tandis que le poëte grec a systématiquement écarté jusqu'au dénouement l'odieuse figure d'Egisthe, Alfieri, au contraire, l'introduit dès le début, et substitue ainsi à l'action aveugle et impersonnelle du destin, qui règle tout et qui mène tout dans la tragédie antique, la lugubre et lente horreur d'une liaison coupable qui sera dans sa pièce la seule cause déterminante du meurtre d'Agamemnon. Ne dirait-on pas même qu'il cherche à nous intéresser à cette liaison? Il note avec une singulière complaisance toutes les circonstances qui peuvent atténuer le crime de Clytemnestre, la mort d'Iphigénie ordonnée jadis par le roi, l'attachement qu'il témoigne à sa captive Cassandre, si bien que cet abominable forfait prend insensiblement l'aspect d'une vengeance nécessaire et presque légitime. Et il y a, au milieu de tout cela, une jeune fille, une vierge innocente et chaste, devant qui sa mère ne rougit pas d'avouer son infâme passion. Et, quand le meurtre est consommé, il n'y a pas une voix qui s'élève, comme dans la tragédie grecque, pour flétrir les coupables, et nous assistons, pleins d'épouvante, au triomphe insolent et tranquille du crime le plus abject et le plus lâche dont le théâtre ait jamais offert le spectacle.

Voulez-vous cependant quelque chose de plus horrible? Prenez la tragédie de Rosmunda, et, si l'odeur du sang vous répugne, bouchez-vous le nez. Il sont là deux époux, un tyran et sa femelle (je ne vois pas d'autre mot pour caractériser ces instincts bestiaux), qui font assaut de cynisme et de férocité, comme des crocheteurs de la halle ou des Peaux-Rouges. Rosmunda, veuve d'Alboin, roi des Lombards, qui l'avait forcée à boire dans le crâne de son père Cunimond, roi des Gépides, a épousé en secondes noces Almachilde, le meurtrier de son premier mari. Mais celui-ci aime Romilda, fille d'Alboin, laquelle est éprise d'Ildovaldo, et ne dissimule pas à Almachilde l'horreur qu'il lui inspire. Comment l'amour peut-il fleurir en pareil lieu? C'est ce qu'on a peine à comprendre. Alfieri

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affectionne ces contrastes violents et ces dissonances morales : sa haine de la tyrannie s'épanouit à l'aise dans cette atmosphère de boucherie et d'abattoir; il lui faut ces amours brutales et farouches, où la sensualité a plus de part que le sentiment, et qui font dire de ceux qui les éprouvent, surtout quand ils sont quelque peu rois ou fils de roi « Voilà d'étranges coquins et de merveilleux scélérats! » Cela peut faire aimer la république. Au reste, je ne sache rien de plus antipathique que cette Romilda, à laquelle on a prétendu nous intéresser. Ecoutez-la causer tantôt avec sa marâtre, tantôt avec son amant. Quelle dévergondée! comme elle parle haut! comme elle dit délibérément à Almachilde: « Je te déteste plus que je n'aime Ildovaldo!» C'est ainsi que devaient aimer les jeunes tricoteuses de la Terreur. O Aricie, ô Roxane, ô Junie, et toi surtout, admirable Iphigénie, ombres charmantes que Racine a évoquées sur la scène, toutes rougissantes de votre chaste passion, toutes parées de grâces pudiques, de naïveté et de tendresse, hélas! hélas! où êtes-vous donc ? et qu'a-t-on fait de vous?

Il ne restait plus à franchir qu'une étape pour arriver, dans la peinture de l'amour, jusqu'aux dernières limites du monstrueux. Alfieri l'a franchie, et il a risqué tout un drame sur l'un des plus honteux épisodes de la mythologie antique. Quoique les anciens trouvassent dans le dogme de la fatalité toutes sortes de bonnes raisons qui nous manquent, à nous autres chrétiens, pour excuser l'inexcusable et faire agréer l'impossible, Ovide n'en a pas moins caché l'histoire de Myrrha dans un coin de ses Métamorphoses, où il y a bien d'autres polissonneries, et je doute qu'il eût jamais osé produire au théâtre une pareille ignominie. Comment Alfieri, qui était un honnête homme, l'a-t-il osé? C'est ce qui ne peut s'expliquer que par une certaine dépravation d'imagination qui s'allie chez les poētes, plus communément qu'on ne le pense, à la plus grande pureté de vie et de mœurs. On veut faire autrement que ses devanciers; leur galanterie semble fade, leurs amoureux surannés, leurs inventions rebattues, démodées, usées; on cherche dans les replis de cœur humain quelque fibre inconnue, quelque corde nouvelle que nul autre n'ait jamais fait vibrer, et, comme en fait de souillures et d'immondices le cœur humain est une mine malheureusement inépuisable, on finit par découvrir dans le tréfonds de cette mine quelque chose de hideux et d'innommé, qui montrera la passion sous un jour inattendu et original. On se dit d'ailleurs qu'on saura bien sauver à force d'art toutes les parties scabreuses d'un tel sujet, et c'est ainsi que les Myrrha font leur apparition sur la scène. Je me souviens d'avoir vu jouer celle-ci par M Ristori, et je ne saurais dire de quelle poignante émotion je fus saisi d'un bout

me

à l'autre de la représentation. J'avais déjà lu non-seulement la pièce elle-même, mais la plupart des critiques qui en ont été faites, notamment celle de l'abbé d'Arteaga avec la réplique de la comtesse Albrizzi, qui ne m'avait pas du tout convaincu de l'inoffensivité d'une telle donnée dramatique. Aussi m'attendais-je à n'éprouver que de l'horreur, et je dois avouer que ce fut la pitié qui l'emporta. A force d'art, elle aussi, la sublime tragédienne m'avait voilé l'infamie de la légende antique : il y avait tant de décence dans son maintien, tant de douceur résignée dans son accent, tant de candeur presque virginale sur tous ses traits! Je ne pouvais me persuader qu'une pensée criminelle eût jamais pénétré dans cette âme vertueuse (ne vous récriez pas!); je n'avais plus devant moi que la victime inconsciente et pitoyable d'un atroce caprice du destin. Et je ne songeais vraiment qu'à la plaindre; car je savais bien que son cœur ingénu n'était point complice de ses sens; je savais qu'on ne pèche que par l'intention, et que la femme, pas plus que l'homme, n'est responsable de ce qu'elle n'a pas voulu. Puis, la représen– tation finie, et la raison reprenant ses droits, j'en voulus à l'auteur qui m'avait fait pleurer, et à cette imagination désordonnée qui lui avait fait mettre au jour une fable digne d'être à jamais ensevelie dans le plus profond oubli, puisqu'il est des crimes, dit-on, que les codes eux-mêmes n'ont pas voulu prévoir. Enfin la critique se mit de la partie à son tour, et je compris alors que, plus le poëte avait déployé de talent dans son œuvre, plus je devais m'élever contre les abus qu'il a faits de ce talent. Sa tragédie, en somme, n'est qu'un trompe-l'œil. Il s'est vanté d'avoir modifié et adapté à nos mœurs modernes ce qu'il appelle la passion de Myrrha, et de lui avoir imprimé un caractère vraiment tragique par le combat qu'il a établi dans son âme entre cette passion et sa vertu. Je ne reproduirai pas ici les objections très-solides qui ont été opposées à cette prétention d'Alfieri d'avoir conservé à son héroïne la dignité tragique, lorsque toute la contexture de son drame et les épisodes par trop vulgaires dont il l'a surchargé (je pense à la nourrice Euryclée) le réduisent au contraire à chaque instant aux proportions d'une simple tragédie bourgeoise dans le goût de Lessing et de Diderot. J'insiste seulement sur ce point, négligé par les critiques, que le monstrueux amour de Myrrha ne saurait être en aucun cas regardé comme une passion proprement dite. C'est de l'hystérie, de la lypémanie, de la nymphomanie, tout ce qu'on voudra : la médecine a des mots pour désigner ces choses-là, la critique littéraire n'en a pas. Je disais tout à l'heure là où il n'y a point de combat, il n'y a point de passion. Je dis à présent: là où il n'y a point de passion, il ne saurait y avoir de combat, et partant, de

tragédie. Malgré l'art qui s'y fait admirer, Myrrha n'est pas une œuvre d'art, c'est un phénomène de clinique.

Il faut donc renoncer à trouver dans les compositions d'Alfieri cette flamme qu'il a voulu y mettre sans doute, mais dont le foyer n'était pas dans son cœur. Ses amoureux lui ressemblent : ils n'aiment, si je puis ainsi parler, que par manière d'acquit, et parce qu'ils ont des sens qui réclament impérieusement; mais leur âme est ailleurs. Quand il avait écrit un chapitre de son traité du Prince et des Lettres, ou une scène de Brutus, ou quelques sonnets du Misogallo, le poëte d'Asti descendait chez la comtesse d'Albany, et, pour se délasser de son rôle de tribun, il consentait à se ressouvenir pendant quelques instants qu'il était homme et qu'on l'aimait. Ainsi font ses personnages. Orosmane ne donnait qu'une heure aux soins de son empire; il est visible que, chez les amoureux d'Alfieri, la proportion est renversée. Et alors même qu'ils semblent s'abandonner tout entiers au cours de leur passion, je ne jurerais pas qu'ils ne pensent à autre chose. L'idée fixe du poëte perce à travers tous les obstacles que l'amour essaie de lui opposer. On sent toujours la préoccupation de l'homme sérieux pour qui l'amour n'est qu'une diversion tempestive, une concession involontaire et obligée au goût de son temps; on retrouve à chaque page la sagesse raisonneuse et triste du politicien qui regarde comme perdu pour ses héros tout le temps qu'ils passent à s'aimer.

III

Diderot m'arrête ici et me dit : « Pourquoi chercher l'auteur dans ses personnages? Qu'a de commun Racine avec Athalie, Molière avec le Tartuffe ? Ce sont des hommes de génie qui ont su fouiller au fond de nos entrailles et en arracher le trait qui nous frappe. Jugeons les poëmes, et laissons là les personnes. » J'en demande bien pardon à Diderot? mais c'est la connaissance que j'ai de l'auteur qui m'aide à comprendre ses personnages et qui me donne la clef de toute son œuvre. Dans ce vaste répertoire de dix-neuf tragédies, il n'y a qu'une seule passion vraie, celle qui consumait le poëte lui-même, la passion républicaine. J'ajoute qu'il n'y a aussi qu'un seul personnage vivant, le poëte lui-même, qui s'est mis en scène sous les divers pseudonymes d'Icilius, de Timoléon, d'Agis, de Brutus, de Raimondo Pazzi, etc. Ce sont ses propres sentiments qu'il a fait exprimer à tous ces personnages, différents par le costume, ressemblants par le caractère; c'est toute son âme, en un mot, qu'il a versée dans la leur. M. Villemain a introduit dans

l'étude de ces tragédies une division artificielle, fondée sur la diversité des âges et des civilisations d'où le poëte en a tiré les sujets. Au fond, la mythologie grecque, l'antiquité romaine et les temps modernes n'ont fourni à Alfieri que des cadres et des noms propres. Raimondo Pazzi n'est pas plus moderne que Timoléon n'est ancien. Ils ont tous les deux le même idéal, qui est la république, et parlent le même langage qui est celui du traité de la Tyrannie. Mais ils sont vivants tous les deux, parce que le poëte les a vus, ou pour mieux dire, les a sentis vivre en lui-même.

Au contraire, et par suite de cette tendance du poëte à n'écouter et à ne regarder que lui-même, ses tyrans ne sont pas plus vivants ni plus vrais que ses amoureux. J'ai même le regret de constater qu'il est resté dans cette peinture fort au-dessous de Racine, le poëte courtisan. On s'est moqué de Racine, qui a fait Néron galant, Mithridate dameret, On n'a pas réfléchi qu'il destinait ses tragédies à la scène, qu'il écrivait pour des gens de mœurs élégantes et polies, et qu'il avait en vue de rendre ses personnages intelligibles à son pbblic. Il savait bien que Néron était le plus épouvantable scélérat dont le nom eût jamais souillé les pages d'une histoire, et que Mithridate, comme le lui avait dit Dion Cassius, était un homme véritablement né pour entreprendre de grandes choses; mais il n'ignorait pas non plus que le fils d'Agrippine, comme tous les coquins de son espèce, avait beaucoup aimé les femmes, et que le roi de Pont joignait à ses grandes et éminentes qualités une jalousie qui lui était naturelle et qui avait plusieurs fois coûté la vie à ses maîtresses. Etant donné maintenant cette circonstance particulière, que le public français n'aurait pas toléré une tragédie sans amour, il a conservé à ses personnages, autant qu'il l'a pu, la physionomie que l'histoire leur avait imprimée, et quant à la passion-maîtresse que le goût du temps lui faisait une loi d'introduire dans son œuvre, il en a cherché les modèles autour de lui, parmi ses contemporains. Son Néron n'est pas romain, je l'avoue, au même degré que celui de Tacite, qui lui-même ne ressemblait peut-être pas de tous points à celui de la réalité; car, à voir comme on écrit l'histoire de nos jours, on peut douter qu'elle s'écrivit plus exactement dans la Rome impériale. Qu'a donc fait Racine? Il a recueilli les traits généraux que la tradition prête au successeur de Claude, la dissimulation, la méchanceté froide et réfléchie, l'orgueil, l'ambition, la luxure, et puis il s'est mis à copier : qui? Un chevalier de Lorraine, un Vardes, que sais-je? Un de ces malfaiteurs sinistres et louches, un de ces larrons d'honneur qui s'étaient faufilés à la cour du grand Roi, et dont nous retrouvons les infâmes exploits consignés dans les Mémoires du temps. C'est ce qui fait que son Néron nous semble

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