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I. Nous nous sommes occupé, en traitant de l'action publique, des questions préjudicielles à cette action. Nous sommes amené maintenant par l'ordre de notre matière à l'examen des questions préjudicielles au jugement.

Ces questions s'élèvent, soit en matière de police, soit en matière correctionnelle, soit en matière de grand criminel. Nous ne prenons naturellement ici que celles qui se rattachent à la matière de la police.

Nous aurions dû peut-être, puisque ces exceptions forment un moyen de défense, les comprendre dans le chapitre précédent; mais il nous a paru que les règles spéciales qui s'y appliquent et le développement nécessaire qu'elles comportent exigeaient un chapitre distinct.

Les questions préjudicielles qui se présentent en matière de police peuvent être divisées en deux catégories : celles qui appartiennent à la compétence civile et celles qui appartiennent à la compétence administrative.

Il faut d'abord examiner les premières.

Ces questions s'élèvent toutes les fois que les personnes citées, sans dénier les faits qui leur sont imputés, allèguent que ces faits ne sont que l'exercice d'un droit qu'elles possèdent, et que, ce qu'elles ont fait, elles ont pu le faire légalement. Si le droit invoqué, en le supposant fondé, a pour conséquence de faire disparaître la contravention, en rendant licite un acte qui semblait illicite, il en résulte que l'existence de ce droit constitue une exception préjudicielle, c'est-à-dire une exception dont l'appréciation doit précéder le jugement, puisque le jugement dépend entièrement de la décision qu'elle recevra.

Il n'existe aucune difficulté sur les différentes hypothèses où ces exceptions peuvent être soulevées : les prévenus peuvent s'en servir toutes les fois qu'ils le jugent utile à leur cause, toutes les fois que l'exception peut effacer l'infraction ou modifier son caractère; ils peuvent invoquer, soit un droit

Voy. t. III, p. 186.

de propriété ou de possession, soit les termes d'un contrat ou d'une adjudication publique, soit un droit d'usage, soit enfin un droit quelconque, quelle que soit sa source ou sa nature. C'est un moyen de défense, et à ce titre il doit librement se produire; le droit de l'articuler dans toutes les affaires où il peut l'ètre ne peut donc être contesté.

Il n'existe également que des difficultés secondaires relativement aux effets de cette articulation Nous verrons que le juge, s'il se reconnaît compétent, apprécie, comme tout autre moyen de défense, le fait qui sert de base à l'exception, et que, s'il ne se reconnaît pas compétent, il surseoit jusqu'à ce qu'une décision émanée d'un autre juge lui apporte l'élément de son propre jugement.

Le problème de cette matière et les questions nombreuses qu'elle récèle sont enfermés tout entières dans la question de compétence. Dans quels cas le tribunal de police, lorsqu'il est régulièrement saisi d'une contravention, est-il compétent pour statuer sur les exceptions qui sont fondées sur des droits de propriété ou d'usage, sur des conventions ou des actes? Dans quels cas doit-il retenir le jugement de l'exception? dans quels cas surseoir et attendre la décision du tribunal civil? Tels sont les points qui dominent toute la matière.

II. Nous avons vu, en exposant la théorie des questions préjudicielles à l'action, que, dans la loi romaine et dans notre droit ancien, il était en général de principe que la juridiction saisie d'une action civile ou criminelle pouvait connaître des questions incidentes qui se rattachaient accessoirement à cette action et dont elle n'eut pas connu principalement. Mais nous avons pu vérifier en même temps qu'il ne faut pas attribuer à cette ancienne jurisprudence une grande importance, soit parce que les textes du Code que nous avons rapportés ne sont ni assez précis ni assez clairs pour fonder une doctrine certaine, soit parce qu'on peut

1 Voy. t. III, p. 190.

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Voy. les doutes très savamment exposés sur le sens de ces textes par

arriver, en partant de notre point de vue moderne, à donner à ces textes un sens qu'ils n'avaient pas et en faire la source de règles qu'ils ne contenaient nullement. Ensuite on trouve dans notre ancien coit plusieurs cas où la juridiction saisie était tenue de renvoyer le jugement de l'exception à un autre juge; nous n'en citerons qu'un exemple : les lieutenants criminels, dans les poursuites pour rapt de séduction, ne pouvaient connaître de l'exception résultant d'une promesse de mariage, et ils devaient en renvoyer l'appréciation aux juges d'Église. Ensuite comment invoquer aujourd'hui, dans une organisation judiciaire où toutes les compétences sont rigoureusement séparées, des précédents empruntés à des régimes où elles étaient trop souvent incertaines ou confondues dans les mêmes mains? Pense-t-on que dans le droit romain, où le président de la province était la source de toute les juridictions, il y eut un grand intérêt à conserver de rigoureuses limites entre les juges qu'il déléguait? Et, en France, même depuis que l'Édit de mai 1552 avait séparé les deux justices, ne voit-on pas sans cesse le lieutenant criminel conserver les procès civils dont il a été saisi par voie de plainte, quoique ces procès appartinssent au lieutenant civil ? »

C'est dans les principes de notre organisation moderne, c'est dans la nature et la nécessité des choses qu'il faut chercher la règle que la législation a omis d'établir et qu'elle s'est bornée, comme on le verra plus loin, à indiquer.

Deux théories sont en quelque sorte en présence.

D'une part, on applique aux juridictions pénales, dans des termes trop absoius peut-être, cette règle du droit civil que le juge de l'action est juge de l'exception, qu'appelé à prononcer sur l'existence d'un délit, il doit avoir nécessairement le droit d'apprécier tous les faits, tous les actes élémentaires

MM. Delamarre et Le Poitvin, Traité du contrat de commission, t. V, p. 237 et suiv.

1 Arr. Parl. Paris 5 mars 1653, rapp. au Journ. des audiences.

* Décl. mai 1553, et avr. 29 août 1579, rapp. par Joly, t. II, p. 1104.

de ce délit et de prononcer sur toutes les questions qui s'y rattachent, lors même que ces questions seraient en dehors de sa compétence ratione materiæ.

D'autre part, on soutient, au contraire, que le juge, incompétent pour connaître principalement d'une exception de droit civil, ne peut en connaître accessoirement à l'action publique et par cela seul qu'elle se présente incidemment, et qu'il y a dans ce cas question préjudicielle et obligation de surseoir ".

Nous n'adoptons complétement et dans les termes où elles sont posées, ni l'une ni l'autre de ces deux théories. Et d'abord, il serait difficile d'admettre que le juge criminel ne peut connaître que des exceptions qu'il peut juger au principal.

On dit, à l'appui de cette proposition : les tribunaux criminels sont institués pour les affaires criminelles, les tribunaux civils pour les affaires civiles. Le principe de la compétence ratione materiæ place entre les juridictions une limite qu'elles ne peuvent franchir. Chacune d'elles doit strictement se renfermer dans ses attributions, et ne peut, sous quelque présente que ce soit, sortir de son domaine. Or, les questions de droit civil ne peuvent être portées, par action principale, devant les tribunaux criminels; donc ces tribunaux ne peuvent statuer sur ces questions même incidemment; car, comment un tribunal pourrait-il juger, à titre d'exception, une question dont il peut connaître à titre d'action? Existe-t-il deux compétences l'une principale, l'autre incidente? Est-ce la saisie, est-ce la nature de l'affaire qui fait le droit de la juridiction? Et, dès que le caractère civil de l'incident se révèle, la juridiction criminelle ne doit-elle pas déclarer son incompétence?

Cette doctrine n'est que l'exagération d'un principe vrai.

1 Merlin, Rép. v° questions d'État, § 1er; Mangin, act. publ., n. 167; Leseyllier, n. 1478; M. Bertauld, Revue de législ., t. VIII, p. 554.

MM. Delamarre et Le Poitvin, t. V, p. 198 et suiv.; M. de Molènes, Traité des fonct. du procureur du roi, t. II, p. 235; M. Darlincourt, Revue de législ., t. VIII, p. 359.

La compétence ratione materiæ domine toutes les juridictions; elle sépare rigoureusement leurs attributions et prohibe tout empiétement de l'une sur l'autre : ce principe est à la fois la garantie des droits des citoyens et de la bonne administration de la justice. Mais, l'autorité de ce principe est-elle donc en question? Nul ne prétend, comme on l'a très justement remarqué 1, que le juge de l'action soit le juge d'exception alors que cette exception est en dehors de sa compétence ratione materiæ; ce que l'on prétend seulement, c'est qu'il peut devenir compétent pour juger cette exception quand elle est un élément nécessaire du jugement qu'il est appelé à rendre sur l'action dont il est saisi. Il ne sort pas des limites de sa compétence, car cette compétence, par cela seul qu'elle lui attribue la connaissance d'un acte ou d'un fait, lui livre les faits ou les actes qui en font partie ou en sont l'accession et lui donne le droit, pour accomplir sa mission, de les examiner et de les apprécier. Le juge criminel, lorsqu'il examine la quaEté d'un agent ou la nature d'un contrat, ne fait qu'examiner l'un des faits élémentaires du délit dont la connaissance lui est déférée; la question de droit civil devient une question de fait dès qu'elle devient un élément de la criminalité; elle appartient au juge du fait principal puisqu'elle en fait partie.

Et puis, si ce juge prononce accessoirement sur le point de droit civil qu'il trouve sous ses pas, s'il traverse momentanément un terrain qui lui est étranger, est-ce qu'il prononce définitivement sur ce point de droit, est-ce qu'il empiète sur ce terrain? La loi romaine avait établi que si le juge était autorisé à prendre connaissance d'une exception qui sortait de ses attributions, il ne la jugeait pas, il ne l'appréciait que dans ses rapports avec la cause dont il était saisi et pour juger celleci: Pertinet ad officium judicis, qui de hæreditate cognoscit, universam incidentem quæstionem quæ in judicium revocatur examinare: quoniam non de eâ, sed de hæreditate

M. Bertauld, Revue de législ., t. VI, p. 556.

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