Page images
PDF
EPUB

vernement des dispositions que vous allez voter, une explication précise et nette.

Je profiterai de l'occasion qui m'est présentée pour vous faire, non plus des déclarations, mais deux réserves qui, je l'espère, seront comprises par l'Assemblée.

La première porte sur la procédure. Dans le principe, le projet de loi présenté par l'honorable M. Casimir Perier, le 29 janvier 1872, disposait dans l'article 5, qu'un règlement d'administration publique déterminerait le mode et les conditions de la constatation de la propriété, la forme des titres et la condition de leur remise.

Mais, trois mois après, le 27 mars 1872, l'honorable M. Victor Lefranc apportait un second projet qui était un véritable code de procédure, parce qu'on avait reconnu que l'Assemblée nationale était seule compétente pour prononcer les déchéances nécessaires, afin que les titres délivrés devinssent le point de départ unique de la propriété. L'intervention de la puissance législative avait paru indispensable. C'est ce second projet, que la commission a - modifié sur quelques points, et qu'elle a réuni au premier projet.

Or, l'article 8 de ce code de procédure dispose que le gouverneur général civil de l'Algérie, après avoir préalablement consulté les conseils généraux, désignera par des arrêtés les circonscriptions territoriales où la propriété collective doit être transformée en propriété privée.

La loi confère ainsi au gouverneur de l'Algérie un pouvoir très-étendu et une liberté d'action qui tempèrent ce que le principe même de la loi peut contenir de neuf et d'absolu. Ce sera donc un devoir pour lui de procéder avec prudence et une sage méthode à l'application de la loi, de façon à ne troubler ni les intérêts, ni les esprits. Il s'entourera, en même temps, pour toutes ces opérations délicates, des conseils les plus sûrs, de l'autorité la plus compétente, afin de faire prévaloir, non pas seulement la justice, mais l'unité de jurisprudence administrative.

La dernière réserve dont l'Assemblée voudra bien me donner acte porte sur les engagements financiers qui résulteront pour l'Etat de l'application de la loi sur la propriété.

On vous a indiqué tout à l'heure les dépenses qui pourraient gever, de ce chef, notre budget. Il est évident qu'à mesure qu'on étendra chez les Arabes la constitution de la propriété privée, il en résultera des charges croissantes. Il ne s'agit pas seulement de la création des commissaires enquêteurs que mentionnent les articles relatifs à la procédure; il ne s'agit pas seulement des géomètres, des arpenteurs, des interprètes nécessaires aux fonctionnaires français, ces dépenses ne seront que temporaires. Mais puisque vous appliquez la loi française à la propriété algérienne, à mesure que cette propriété sera constituée, il faudra l'entourer des défenseurs et des auxiliaires qui protègent la propriété en France. Il faudra créer des offices ministériels, des bureaux d'enregistrement, des justices de paix, des conservations d'hypothèques et, par conséquent, des charges..

M. Jules Favre. Ce sont des pompes aspirantes!

Un membre au banc de la commission. Îl y aura, en retour, des impôts fonciers!

M. le ministre. Sans doute ces charges deviendront un jour productives et seront une source de revenus pour l'Etat; mais pendant les premières années, elles excéderont évidemment les produits.

Dans cette prévision, une grande latitude sera laissée au gouverneur général de l'Algérie et il devra, dans l'intérêt du Trésor, user avec prudence des pouvoirs qui lui sont conférés.

Je crois, messieurs, que ces déclarations et ces réserves étaient nécessaires au moment où l'Assemblée va passer à la discussion des articles. (Très-bien! très-bien !)

M. Jean Brunet. Je demande la parole. (Exclamations sur quelques bancs à gauche.) M. le président. La parole est à M. Bru

net.

M. Jean Brunet. Messieurs, le projet de loi que nous discutons est certainement un des plus graves qui puisse être soumis à vos délibérations. Il ne s'agit pas seulement, ici, d'une affaire de code, mais bien d'une question considérable intéressant une grande partie de cet ensemble de la population musulmane, qui est répandue sur la surface du globe, de sorte que... (Hilarité sur quelques bancs du côté gauche.)

Ne ricanez donc pas, monsieur de Pressensé; la modération serait convenable à l'égard des orateurs qui sont à la tribune. (Nouvelle hilarité et rumeurs sur les mêmes bancs. - Trèsbien sur divers bancs à droite et au centre.) Oui, monsieur, pour un ministre du culte, une tenue plus calme ne serait pas de trop. (Murmures.)

Plusieurs membres à gauche. A l'ordre! à l'ordre!

M. le président. Il est, en effet, tout à fait contraire à l'ordre d'interpeller dans ces termes un membre de l'Assemblée. (Trèsbien !)

M. Jean Brunet. Il est contraire aussi au règlement et à l'ordre qu'un orateur soit, à chaque instant, interrompu par des ricanements systématiques... (Nouveaux murmures sur divers bancs à gauche. -Très-bien ! sur quelques bancs à droite), et je ne permettrai jamais qu'on réalise ici ce qu'on réalise à l'extérieur, dans les journaux, en ridiculisant ou étouffant des hommes qui, dans toute circonstance et notamment ici, à la tribune, font complétement leur devoir.

A droite et au centre. Très-bien! très-bien ! M. Jean Brunet. Je reprends donc, et je dis: Vous pouvez m'écouter avec attention, car je suis resté pendant six ans à travailler avec les hommes les plus éminents de l'Algérie: le maréchal Bugeaud, les généraux Lamoricière, Cavaignac, Bosquet, Pélissier, etc., et cela au moment de la grande lutte avec Abd-el-Kader et des grandes créations; je connais donc complétement toute cette question de l'Algérie, et j'en appellerais, au besoin, à l'honorable M. Dufaure qui est, sans contredire, avec sa grande capacité, un des hommes les plus compétents dans les choses algériennes. M. Dufaure peut vous dire qu'en 1847, alors qu'il était président de la grande commission d'Algérie, il me convoqua pour l'examen de ces questions, ainsi qu'en témoigne le grand rapport de M. Alexis de Tocqueville.

Messieurs, soyez-en donc bien convaincus, vous avez devant vous quelqu'un qui est capable, à tous les points de vue, de prendre part à cette discussion. (Ríres et rumeurs sur plusieurs bancs à gauche.)

Au centre et à droite. Très-bien! très-bien! -Parlez!

M. Jean Brunet. Aussi toutes ces interruptions seront sans valeur et démontreront seulement un système de mauvais youloir et de mauvais procédés, qui ne prévaudra jamais contre moi. (Très-bien et applaudissements à droite.)

Je dis donc, messieurs, que vous avez en présence de vous une des questions les plus graves; car de la solution que vous lui donnerez dépendra non-seulement le sort de l'Algérie qui pèse d'un si grand poids sur notre nation, mais aussi votre influence dans ce monde musulman qui a toujours reconnu la supériorité directrice de la France dans le monde entier. (Très-bien! très-bien! sur plusieurs bancs à droite.)

La question, selon moi, est posée dans des conditions très-dangereuses. Il peut arriver, en effet, que vous ameniez sur l'ensemble du territoire de l'Algérie, parmi les 700 tribus arabes dont on vous a parlé et qui sont mentionnées dans le rapport, il peut arriver que vous ameniez une indécision et un bouleversement immenses, et il en résulterait alors une dislocation complète de cette société arabe, qui fonctionne plus ou moins bien, d'après les traditions patriarcales depuis des milliers d'années. Cette grande dislocation une fois faite, vous seriez en présence de dangers énormes, et d'un autre, côté la masse arabe se trouverait réduite à l'état d'éléments inertés et misérables; car ils seraient devenus la proie de spéculateurs plus ou moins effrontés.

En présence de ces conséquences, ne pensezvous pas qu'il est nécessaire d'étendre et d'élever les considérations? Remarquez donc que cette question algérienne est la plus difficile et la plus grave que jamais grande nation ait eue devant elle.

On vous parle des colonisations des grandes puissances. Mais est-ce que jamais dans le monde vous avez vu poser devant un gouvernement de colonisation, un problème comparable à celui en face duquel nous nous sommes trouvés quand nous sommes arrivés en Algérie? Ce n'était pas, en effet, comme ailleurs, quelques peuplades de sauvages dispersées sur des étendues immenses et fertiles; non, c'était une masse de près de 4 millions, retranchée dans un rude territoire, excitée d'une manière terrible par les passions religieuses et sociales, profondément hostile et guerrière. C'était toute une société que le génie gouvernemental des Turcs, même des Turcs renégats à l'état de forbans, que le génie gouvernemental des Turcs, dis-je, avait disciplinée sous un joug de fer et tenait de manière à obtenir de puissants résultats.

Quand le gouvernement de la restauration, au moment où il quittait la France, nous fit le magnifique cadeau de l'Algérie, à la suite de cette conquête d'Alger, où notre armée et notre marine se couvrirent de gloire, ce fut comme une compensation à toutes les pertes de colonies que nous avions faites dans le monde.

Remarquez, en effet, que non-seulement nous continuâmes notre rôle de nation rédemptrice en faisant disparaître la piraterie, qui depuis des temps séculaires désolait et souillait toute la Méditerranée, mais encore que nous devinmes les maîtres d'un territoire grand comme les deux tiers de la France, rempli de ressources en même temps que d'une belle population de plusieurs millions d'àmes.

A ce moment même éclata, malheureusement, en France une grande révolution qui renversa le gouvernement vainqueur et fit perdre de vue toutes les traditions séculaires de la puissance colonisatrice de la France...

Quelques membres à droite. Très-bien! trèsbien!

M. Jean Brunet... en nous laissant... Un membre au fond de la salle à gauche. Aux voix !

M. Jean Brunet. Qui est-ce qui crie: Aux voix ! là-bas ?... (Rires.)

Voix diverses à droite. Continuez! continuez! M. Jean Brunet. Oui la révolution de Juillet nous laissa fatalement dans l'impuissance et l'inertie à l'égard de l'Algérie; on peut même dire, dans l'ignorance absolue de la conquête que nous venions de faire.

Il est remarquable, en effet, messieurs, qu'à peine Alger conquis, presque toute l'entreprise fut arrêtée; nous restâmes cloués sur quelques points de la còte, sans nous douter de ce qu'était l'ensemble des populations et des territoires de l'intérieur, sans connaitre en quoi. consistait l'empire où nous succédions au gouvernement que nous avions renversé. Et remarquez-le, cette ignorance qui condamnait à l'inertie, ce n'était pas incapacité de la part du Gouvernement, mais c'était la conséquence de ce fait qu'on ne trouva nulle part, ni dans la tradition, ni dans les livres, l'état exact de ces populations, des institutions et des territoires de cet empire que l'on fuyait en le méprisant sous le nom de piraterie algérienne.

Il arriva donc que, en présence des grandes difficultés intérieures que le gouvernement de Juillet trouvait à l'origine, cette question de l'Algérie fut incomprise et à peine effleurée; elle finit même par être considérée, par la plupart des hommes du gouvernement d'alors, comme une grande charge dont il fallait se débarrasser le plus tôt possible.

Alors on resta faible, inerte et enfermé dans quelques places maritimes, sans connaitre et même sans chercher à connaitre ces populations confuses et flottantes qui, jusqu'alors, n'étaient tenues en ordre que par le faisceau extraordinairement puissant et sévère du gouvernement du Dey d'Alger.

Ce dernier étant renversé, les Algériens attendirent partout le commandement du vainqueur et, ne voyant rien venir, se trouvant abandonnés à eux-mêmes, ils tombèrent dans un grand désordre, et se demandèrent partout En présence de qui sommes-nous ? aucun gouvernement ne se présente, il n'y en a plus, donc soulevons-nous librement et agitons-nous en milliers de tronçons.

[ocr errors][ocr errors][merged small]

C'est en présence de ce désordre, de cette dislocation générale que nos officiers, tête desquels il faut mettre nécessairement Duvivier, et Lamoricière, et Cavaignac, apprirent l'arabe et commencèrent à entamer

le grand problème de la masse algérienne. Grâce à leur dévouement, on pénétra peu à peu au milieu des populations et des institutions indigènes, et on finit par comprendre ce qu'elles étaient.

Oh! cette œuvre n'était pas facile; car elle était extrêmement compliquée et longue. On nous parle de 700 tribus arabes; mais à côté de ces Arabes, n'y avait-il pas les centaines de tribus berbères que nous commençons à aborder seulement et qui forment la population la plus stable et la plus solide dans les oasis et les montagnes de l'Algérie? Et, à côté de ces deux grandes masses arabes et kabyles, n'avons-nous pas les populations turques, les populations mauresques, les populations juives, les populations des harars, les populations sahariennes, les nègres, et enfin le flot confus des Européens de toute sorte?

Toutes ces races formaient autant de sociétés distinctes, obéissant à des langages, à des mœurs et à des lois tout à fait différentes. Nous étions donc là en présence d'un véritable chaos. Eh bien, malgré ces difficultés énormes et malgré les mauvais vouloirs de toute sorte, il est arrivé que nous avons fini par voir clair dans le monde algérien. Aussi, cessant de nous réduire à une occupation restreinte, avonsnous audacieusement affronté tous les dangers et toutes les souffrances, pour lutter partout sans relâche, pour pénétrer jusqu'aux limites les plus extrêmes de ce territoire si rude et si inconnu, pour sillonner ces populations dans tous les sens et les dompter, les administrer et les gouverner, pour prendre enfin possession de notre empire.

[ocr errors]

sou

Ce que nous avons fait là, messieurs, venez-vous-en bien, jamais grande nation au monde ne l'avait entrepris avant nous; ç'a été une œuvre plus vaste, plus juste, plus difficile, plus féconde et plus glorieuse que toutes celles qu'on ait jamais accomplies.

Car, remarquez-le bien, nous n'avions pas seulement fait la faute de commencer par rester inertes en nous réduisant à quelques points de la côte; nous avions encore commis la faute plus grande de constituer le pouvoir souverain de l'homme de génie à qui nous abandonnions les masses indigènes.

Vous savez combien nous avons dù lutter pendant vingt ans contre Abd-el-Kader, le plus grand homme de l'Algérie et du monde musulman, celui qui résume toutes les grandes aptitudes de la race arabe. C'est Abd-el-Kader qui, dans ses prétentions de souveraineté, prit dans sa main tous ces éléments des tribus et du territoire, mit l'ordre dans le désordre, remplaça le gouvernement turc, et nous enseigna la marche à suivre pour administrer et gouverner l'Algérie. A vrai dire, dans son ambition, il voulut nous dicter la loi, et même nous chasser; mais nous combattimes à outrance son royaume algérien. Dieu sait quels efforts il fallut faire pour écraser ces résistances de toute sorte et nous substituer au gouvernement des Turcs, puis d'Abd-el-Kader; la lutte militaire fut terrible, mais, en même temps, les efforts d'instruction, de création, d'administration et de gouvernement furent prodigieux, et la France ne devra jamais trop de reconnaissance à tous ces chefs qui lui ont assuré la conquête et le gouvernement absolus de cette magnifique contrée.

Messieurs, au milieu de ces grands et multiples efforts, la question de propriété indigène, qui se pose actuellement devant vous, a été constamment agitée depuis l'origine jusqu'à la conquête absolue.

Etait-il possible, en effet, que les chefs qui sillonnaient tous les territoires n'en vinssent pas à répéter à chaque instant cette question : En présence de quoi sommes-nous? quelle est l'assiette de ces tourbillons de populations, et quelle conduite allons-nous tenir pour les remettre en place et les installer légalement?

Alors, messieurs, de la part des hommes les plus éminents, des chefs les plus expérimentés, il y a eu des doutes, une somme énorme d'études et de recherches et de discussions sur cette question de la propriété du sol, des erreurs et surtout des opinions contradictoires, non-seulement chez les différents chefs, mais encore chez le même chef aux différentes époques. Ainsi, j'ai été appelé personnelle

ment...

Sur quelques bancs à gauche. Ah! ah!
A droite. Parlez! parlez! Ne répondez

pas!

M. Jean Brunet. Oui, à cause de la position que j'occupais, j'ai eu occasion d'entendre discuter à fond cette question sur place et par les hommes les plus compétents. Je le dis, non pour faire savoir d'où je viens à ceux qui ont l'air de l'ignorer, car je ne tiens en rien à parler de mes services, mais pour établir sur des faits, comme c'est mon devoir, que j'ai le droit d'indiquer mon opinion et d'exposer la règle à suivre dans cette question. (Très-bien! à droite.)

Je dis donc que, en 1846 et 1847, j'étais chargé par le général Lamoricière de centraliser toutes les affaires arabes civiles et coloniales de la province d'Oran, à l'époque où se décidaient toutes les grandes luttes contre Abd-el-Kader, réfugié au Maroc, et où se créaient toutes les institutions algériennes.

A cette époque, la province d'Oran était partagée en quatre divisions qui étaient ainsi gouvernées :

A Tlemcen, le général Cavaignac, ayant pour directeur des affaires arabes le général Deligny qui commandait dernièrement la garde impériale à Metz; à Mostaganem, le général Pélissier, depuis duc de Malakoff, ayant pour chargé des affaires arabes le futur maréchal Bosquet; à Mascara, le général Renault qui s'est fait tuer à Champigny et qui avait pour directeur arabe, le colonel Charras; à Oran, le général d'Arbouville, ayant pour directeur arabe le général Walsin-Esterhazy, une des plus grandes capacités dans les choses turques et arabes.

Voilà donc, messieurs, la réunion extraordinaire d'éminents serviteurs algériens, au milieu desquels j'ai dù discuter et appliquer toutes ces questions relatives aux indigènes et à leurs institutions, et je puis vous assurer que toutes ces questions-là ont été étudiées, et étu diées à fond, en présence des faits, en présence des populations, en présence de l'ennemi.

Eh bien, messieurs, trois systèmes diamétralement contraires se sont fait jour dès l'origine abandonner le sol aux Arabes en toute propriété; chasser impitoyablement les Arabes de toute propriété; combiner la propriété arabe

avec la propriété européenne. La lutte entre ces trois systèmes a été toujours soutenue au milieu des accidents les plus divers, et je dois même dire que les plus grandes personnalités, à partir du maréchal Bugeaud, ont varié, ont hésité, tant la question est difficile.

Permettez-moi de vous citer ce seul fait : Une des plus nobles personnalités de l'Algé rie et de la France, le brave général Lamoricière, après avoir été le champion de la propriété exclusive pour les Arabes, en était venu à vouloir leur enlever toute propriété.

Entrons maintenant dans le vif de la question.

La question qui vous est posée est celle-ci : Quelle conduite doit-on tenir vis-à-vis des populations indigènes, au point de vue de la propriété territoriale?

Je répondrai en disant: Il y a un fait capital dont il ne faut point se départir c'est que nous sommes en présence de musulmans.

Or, quelle est la loi musulmane, quel est son principe essentiel, absolu, en fait de propriété ? C'est le principe établi par le Coran.

En effet, le Coran est non-seulement le code religieux, c'est aussi le code civil, le code universel des musulmans; c'est là que tout enfant apprend à lire et puise exclusivement toute éducation. Donc, non-seulement le texte du Coran, mais encore les mœurs qui résultent du Coran sont la loi absolue des populations musulmanes.

Eh bien, quel est le principe capital du Coran? C'est que la terre appartient à Dieu et à son représentant sur la terre, c'est-à-dire au sultan, au gouvernement. Le Coran ne connait donc pas la propriété individuelle telle que nous l'établissons par notre code civil; dès lors aucune des populations, aucune des tribus de l'Algérie n'a le sentiment de la propriété telle que nous la connaissons.

Donc les tribus arabes se regardent comme usufruitières, et usufruitières non pas en vertu d'une loi admise, mais en vertu de l'autorité discrétionnaire du gouvernement. C'est tellement vrai qu'avant notre arrivée, toutes les fois que changeait le chef du gouvernement, c'est-à-dire le dey d'Alger, lui et ses beys ou commandants de province, étaient assiégés par les propriétaires, c'est-à-dire les usufruitiers, qui avaient soin de faire renouveler leurs titres de jouissance.

Le rapport lui-même mentionne ce fait que le duc d'Aumale, dans ses divers commandements, à Médeah, Constantine, Alger, a dù mettre son sceau sur des titres de propriété, pour bien constater que le Gouvernement français continuait à des tribus ou à des particuliers la jouissance des propriétés que leur avaient accordée les beys et les deys.

Voilà donc le principe musulman en fait de propriété l'octroi provisoire par le Gouverne

ment.

En présence de l'œuvre extraordinairement difficile que nous avons à accomplir, en présence de cette population qui occupe un territoire énorme, beaucoup plus grand qu'elle ne devrait l'avoir, en présence de la nécessité absolue où nous sommes de trouver des terrains pour notre constitution et notre colonisation, est-ce que notre devoir le plus simple, à nous Gouvernement français, n'était pas de

rester en possession de notre droit souverain de propriété, sans nous abandonner à des theories sentimentales et à des généralités qui, véritablement, seraient presque de la naïveté, pour ne pas dire autre chose, quand on est lé gouvernement d'une grande nation, aux prises avec l'exécution d'une œuvre extrêmement vaste et difficile ?,

Oui, le premier devoir d'un gouvernement, en Algérie, est d'asseoir sa puissance, pour tirer parti de ce que la nation a conquis par tant de sacrifices. Eh bien, je ne comprends pas comment il est arrivé, dans notre malheureuse nation, ce fait monstrueux qu'un gouvernement succédant à un autre gouvernement propriétaire absolu de tous les terrains de l'Algérie, ait pu, de gaieté de cœur, abandonner cette propriété algérienne, pour se mettre dans le désordre inextricable et les pénuries territoria les qui nous entravent et nous ruinent.

Aussi voyez ce qui est arrivé en présence de ce défaut de principes, gouvernementaux et sociaux, au point de vue des propriétés et des institutions indigènes. Les opinions de nos gouvernants ont changé du tout au tout. Ainsi, pour ne nous occuper que des événements les plus récents, de ceux qui influent sur la question actuelle, il est certain que l'empereur Napoléon a débuté par être extraordinairement partisan de ce qu'on appelait ia colonisation et le gouvernement civils. Il est non moins certain que le prince Napoléon, qui patronnait cette idée avec l'ardeur que tout le monde lui connait, fut envoyé en Algérie avec M. Géry, comme gouverneur général, pour établir le gouvernement civil. Malheureusement quelque temps après l'empereur Napoléon, qui avait ce défaut d'avoir souvent plus de lueurs que de fermeté dans les opinions... (Rumeurs diverses), l'empereur Napoléon changea du tout au tout et ne voulut plus que du gouvernement militaire et arabe.

Je n'ai pas à entrer dans l'examen des raisons plus ou moins valables qui ont déterminé ce changement. J'en sais beaucoup sur ce point, et je pourrais en dire beaucoup si je ne craignais d'abuser des moments de l'Assemblée...

Quelques membres à gauche. Parlez! parlez! M. Jean Brunet. Voulez-vous le savoir? (Oui! oui! - Non! non!) Non. Ecartons cela, ce serait un hors-d'œuvre.

-

Ce qu'il y a de certain, c'est que tout d'un coup l'empereur Napoléon, modifiant du tout au tout son système sur l'Algérie, en vint à proclamer l'existence et la nécessité du royaume arabe. Oui, on décréta désormais ceci En Algérie, il y a une population de trois millions de Musulmans qui vivent et produisent sur le sol. Là seulement sont la force et le droit. Quant à cette population de soidisant colons, qui crient beaucoup, travaillent et produisent peu, ce n'est qu'une foule agitée causant plus de désordre que de bienfaits, qu'il faut surveiller et réduire.

L'empereur Napoléon proclama donc le royaume arabe, et, conséquent avec son idée, il dit : « Je vais donner tout le sol à la population arabe. » C'est ce qui fut fait très-légèrement par les lois que vous connaissez.

Eh bien, voilà l'immense difficulté en présence de laquelle nous nous trouvons aujour

d'hui : nous avons les mains liées par le sénatus-consulte du 22 avril 1863, qui supprime tout notre droit de propriété gouvernementale pour nous dépouiller en faveur des Arabes. Aussi, je regarde ce sénatus-consulte comme une chose épouvantable... (Oh! oh! à gauche), qui a paralysé et qui paralysera pendant longtemps encore tous nos efforts en Algérie.

[ocr errors]

Ah! messieurs, pénétrez-vous bien de la position le Gouvernement devait dire Je suis propriétaire absolu des 40 millions d'hectares de l'Algérie; cependant, près de 6 millions d'hectares, tant dans le Sahara que dans les montagnes de la Kabylie, sont constitués depuis des siècles à l'état de propriétés privées pour les Berbères; ceci est à part, je le concède et ne m'en occupe plus. Mais d'après la loi des musulmans, qui ne demandent qu'à s'y soumettre, c'est moi, gouvernement français, qui suis propriétaire absolu des 34 millions d'hectares qui restent; je dois donc disposer de cette masse de terrains pour la meilleure utilité possible de la colonisation française.

Eh bien, non! Par le sénatus-consulte de 1863, le Gouvernement qui représente les intérêts de la France, abandonne cette propriété de 34 millions d'hectares et se met désormais en présence d'une pénurie et d'une difficulté inextricables. Il est évident, en effet, que si la France veut coloniser, appeler des populations, installer des centres, des villes, faire de grands travaux, etc., il est évident que la France, qui a donné tous ses terrains, va se trouver en présence de propriétaires arabes, qui pourront lui susciter des difficultés, des obstacles, des marchandages de toute sorte.

Eh bien, messieurs, je suis convaincu que, tant que vous serez sous l'empire de ce décret, jamais vous n'aboutirez à maitriser l'Algérie et à la coloniser. N'est-ce pas évident?

Ne prenons qu'un détail, celui qui est relatif à la population arabe du Tell.

Voilà une masse de 700 tribus habituées à agir isolément; habituées à ne travailler que sur l'ordre de ses chefs généraux et de ses assemblées communales. Vous leur laissez tout leur territoire, où elles sont juxtaposées sans intervalle. Mais c'est alors une masse énorme, compacte, où vous vous refusez le droit dé pénétrer au point de vue de la propriété.

Qu'en résultera-t-il si les Arabes se maintiennent? C'est que vous n'aurez aucun moyen d'agir efficacement sur vos 700 tribus. Elles formeront un bloc inabordable pour vous; les populations fourmilleront là-dedans avec leurs habitudes d'hostilité, d'inertie et de vices. Quant à vous, France coloniale, vous resterez spectatrice autour de cette masse de propriétaires indigènes. Et lorsque les colons européens viendront en masse vous demander des terrains, vous les laisserez mourir de faim, dans l'impossibilité de les installer.

Oui, réfléchissez-y bien. Si votre système de propriété arabe réussit, vous serez en présence d'une résistance formidable, d'une opposition intraitable contre les colons chrétiens, on leur refusera la terre; et pendant qu'ils attendront en s'épuisant, les Arabes, à un moment donné, les surprendront en masse, et alors nos petits centres européens, qui seront échelonnés

autour de la masse formidable des. Arabes, seront écrasés quand ces masses le voudront. Ne l'avez-vous pas vu déjà dans la dernière insurrection?

Il n'y a donc, messieurs, qu'un principe à suivre, car je ne veux pas parler du principe de spoliation ou d'étouffement des Arabes. C'est le principe mixte de partage, de juxtaposition et d'action combinés en fait de propriété algérienne.

Ce principe, je l'ai proclamé depuis longtemps dans l'action en Algérie comme dans mes ouvrages; et non seulement les plus grands esprits des gouvernements européens et musulmans l'ont approuvé, mais l'Assemblée constituante de 1848 l'a approuvé aussi et envoyé aux délibérations de tous les conseils généraux de France. M. Dufaure peut en témoigner.

Le seul principe efficace est donc celui-ci : il faut briser nécessairement cette masse énorme et compacte de population musulmane ainsi que la masse de territoires musulmans. Pour cette œuvre il fallait d'abord employer la violence. Nos longues luttes ont abouti sous ce rapport. Nous avons brisé la masse indigène par notre administration et notre domination. Eh bien, aujourd'hui, il faut absolument briser sou installation par la propriété et son unité par la colonisation.

Oui, messieurs, tant que nous n'aurons pas accompli ces séries de brisements par l'alternation des propriétés arabes et européennes, la masse indigène restera inabordable pour vous et toujours hostile.

--

Quelle était donc la marche à suivre ? C'était de dire Je veux bien, moi Gouvernement français, poussant la générosité jusqu'à la dernière limite, vous constituer, à vous, Arabes, qui n'avez aucun droit à la propriété absolue des territoires que vous parcourez et que vous cultivez, je veux bien vous constituer un titre de propriété, mais, permettez-moi le mot,je ne serai pas assez simple pour vous faire un don aussi grand en pure perte; loin donc de vous donner la propriété de tous les territoires sur lesquels vous êtes répandus et dont la plus grande partie vous est inutile ou nuisible, je vous réduis à la portion utile et qui vous est la plus favorable, puis je garde ma propriété sur le surplus.

Ainsi donc la condition essentielle du sénatus-consulte de 1863 eût dû être celle-ci : En constituant les propriétés arabes par tribus, 20 p. 100 par exemple du territoire de chaque tribu eût dû rester à l'Etat comme domaine national, et ces 20 p. 100 de domaines l'Etat eut dù les choisir au mieux de ses intérêts.

Sûrement, la France, faisant un cadeau aux Arabes sans contre-partie, avait ce droit naturel de détenir une partie de sa propriété et de prendre les terrains à sa convenance par leur position et par leur nature, sur le territoire de chaque tribu. Alors ces terrains, formant un, deux, trois blocs, serviraient à installer solidement la semence de l'action européenne au milieu des musulmans; car ces groupes de terrains et propriétés chrétiennes seraient employés à former des centres de colonisation féconde.

Alors, messieurs, le grand faisceau de 700 tribus se trouvera rompu d'une manière sim

« PreviousContinue »