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titude d'action. Mais, dans mon opinion, l'unité de commandement est une condition sine qua non de tout succès.

« La seconde chose à faire, c'est d'arriver au groupement du matériel par région, de manière à ce que les généraux aient dans les mains tous les éléments nécessaires pour constituer leurs corps d'armée....

« La meilleure preuve que le système marche bien, c'est que, dans la dernière guerre si malheureuse pour le pays, nous avons vu la marine faire face à des besoins de toute espèce. A cette époque, tous nos bâtiments de guerre étaient armés; le personnel administratif des ports, toute la partie jeune et active du commissariat était à la mer. J'étais alors commissaire général à Cherbourg où je suis resté huit ans. Pendant tout le temps de la guerre, je n'avais presque plus d'officiers du commissariat, mais j'avais des cadres excellents; avec ces cadres nous avons assuré le service, et cependant il était devenu très-considérable.

« C'était d'abord le service de la flotte dont il fallait assurer le ravitaillement; et la flotte fut armée très-rapidement et d'une façon magni fique, il faut le dire. Car un mois avant l'ouverture des hostilités, personne ne se doutait dans la marine qu'on pût avoir la guerre, et elle nous surprit comme un coup de foudre. Cependant cette guerre inattendue nous a trouvés parfaitement préparés à tous égards. Nos magasins renfermaient tout ce qui était nécessaire pour assurer l'armement des navires, et il fut effectué en si peu de temps que l'Angleterre s'en est un peu émue; elle a été étonnée de voir un grand mouvement comme celui-là s'opérer si facilement. Cela a pu avoir lieu parce que l'organisation de la marine se prête à tout et que nos magasins contiennent toujours assez d'approvisionnements pour subvenir à l'armement immédiat d'une flotte.

« Cependant, cette organisation est très-simple. La marine a fait complétement son œuvre à elle. Mais à côté de cette œuvre purement maritime se place l'œuvre du concours prêté à la guerre dans nos arsenaux. Cela a été surprenant pour nous-même, qui dirigions ce mouvement, de voir avec quelle facilité les ouvriers de nos ports se sont mis à confectionner des objets dont ils n'avaient jamais entendu parler. Nous avons confectionné dans nos arsenaux tout ce qu'il était possible de faire pour l'armée en matériel d'artillerie, canons, projectiles de toute espèce, en harnachement, en effets de campement de toute

nature.

« Tout cela a été fabriqué par la marine dans des proportions assez considérables et très-rapidement. Et cependant nous étions toujours bien occupés pour notre compte personnel, car il fallait sans cesse songer à ravitailler les escadres qui tenaient la mer.

« Il a fallu passer dans les ports des marchés, parce que cet armement de plusieurs escadres avait dégarni nos magasins, surtout en fait de vivres, car nous n'opérons pas sur ce point comme pour le reste du matériel. Il est de principe, en effet, de n'avoir dans nos magasins que les denrées nécessaires pour assurer les besoins en vivres pendant six mois, parce que nous avons reconnu qu'avec la facilité des communications, nous pouvions passer des marchés et les faire exécuter à très-courte échéance sans courir le risque des pertes, des déchets qui se produisent dans les magasins lorsque les vivres y séjournent trop longtemps. Chose étrange! dans ces conditions, nous avons contracté à des prix moins élevés qu'en temps de paix parce que nous payions comptant. Les fournitures avaient lieu immédiatement, les denrées reçues étaient payées de suite, et nous avons eu ainsi des prix excellents et des denrées de première qualité.

« L'amiral ministre de la maríne avait, avec

juste raison à cette époque, délégué tous ses pouvoirs aux préfets maritimes. Les préfets maritimes étaient dans leurs arrondissements chefs absolus non-seulement de toutes les opérations administratives, mais encore des opérations militaires, parce qu'ils avaient tous les pouvoirs en main.

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« Il y a eu un moment où la situation est devenue bien plus critique encore par suite de la tournure déplorable que prirent les affaires. L'intendance devint insuffisante, et il fallut songer à lui venir en aide. A Cherbourg même l'intendance fit défaut l'intendant tomba malade, et le service s'en trouva compromis. Alors nous l'avons immédiatement confié à un sous-commissaire qui remplit les fonctions d'intendant jusqu'à ce que le département de la guerre eût pourvu à la vacance. Nous avions au camp de Carantan un commissaire-adjoint pour assurer le service de l'intendance. La marine avait mis à la disposition de la guerre 44 officiers du commissariat et 5 officiers de l'inspection. Nous restions donc bien pauvres en personnel. Et malgré cela, grâce à l'action puissante des arsenaux, rien n'a chômé jusqu'au dernier moment.

«Je crois vraiment qu'après cette expérience il est difficile de ne pas reconnaitre que cette organisation des arsenaux de la marine, qui est l'œuvre des siècles, est excellente.

« J'en conclus que, si l'on pouvait, dans une certaine mesure, l'appliquer à la guerre, on rendrait un immense service à l'armée. »

Ces citations sont bien éloquentes, messieurs, et nous devons vous rappeler qu'après deux ans d'investigations patientes et approfondies, nous avons du déclarer à la tribune que les marchés contractés par les agents du ministère de la marine n'avaient donné lieu à aucune observation.

Ce n'est donc pas un roman que cette organisation nouvelle que nous réclamons; elle existe, elle fonctionne à côté de vous, sous vos yeux; c'est l'organisation de l'armée navale appliquée autant que possible à l'armée de terre.

Permettez-nous, monsieur le ministre, qui avez bien voulu nous faire l'honneur d'assister à cette discussion, de vous demander de prendre sous votre haut patronage la solution tant désirée de ces importantes questions.

Vous êtes un porte-rapière et, suivant l'expression employée par un intendant général, vous n'avez pas encore passé au ministère les six mois nécessaires pour être ramené. L'administration a dù plaider sa cause; elle n'a pas eu, nous l'espérons, le temps de la gagner, et nous considérons comme une heureuse chance qu'avant que cette atmosphère dans laquelle tout s'adoucit ait fait son œuvre, avant que nos adversaires aient pu vous enlacer comme Gulliver par les mille fils dont les enfants de Lilliput avaient entouré ses membres, lié chacun des cheveux de sa tête, vous ayez pu entendre notre plaidoyer passionné peut-être, mais sincère et désintéressé."

Je me résume. De cette première discussion, deux points résultent pour nous :

1 La direction de l'administration appartient au commandement;

2. L'exécution doit avoir des services spéciaux qui seront placés sous les ordres du commandement.

Un autre point reste à traiter le contrôle doit être un corps indépendant de la direction et de l'exécution. Si vous le permettez, messieurs, nous renverrons à la prochaine séance l'examen de cette importante question.

En terminant, laissez-moi vous dire que ce n'est pas sans émotion que nous sommes venus vous raconter et les faits douloureux constatés par nos enquêtes et les conséquences qui, pour nous, en découlent forcément. Nous avons obéi à une conviction profonde. Si, repoussant les durs mais salutaires conseils de Tadversité, vous hésitez à opérer une réforme devenue nécessaire ;

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Séance du mardi 17 juin 1875 (1).

M. le président. La parole est à M. le duc d'Audiffret-Pasquier..

M. le duc d'Audiffret-Pasquier. Messieurs, dans notre dernière séance, je vous ai dit que, de notre enquête administrative, est sortie pour nous la conviction qu'au nombre des causes de nos désastres de 1870, on doit compter l'absence de contrôle et le dualisme ou l'existence de deux pouvoirs dans l'armée.

J'ai, vendredi dernier, traité principalement ce qui concerne le dualisme, je vous en ai fait découvrir les effets.

C'est donc l'action du contrôle que nous vous proposons d'examiner aujourd'hui. Nous terminerons en vous soumettant un plan très-sommaire d'organisation administrative de l'armée. Cette question de l'organisation du contrôle, messieurs, est aussi grave que celle du dualisme. Mais vous comprenez que dans ces détails si multiples de l'organisation nouvelle, nous ne pou vons être aussi affirmatifs, ni aussi absolus peutètre, que nous l'avons été pour défendre les principes. Nous comprenons que, dans les détails de cette organisation si compliquée, il est nécessaire que nous nous inclinions souvent devant l'avis des hommes spéciaux qui ont fait de ces questions une étude particulière, l'étude de toute leur vie. Nous n'avons pas la prétention de vous apporter un projet parfait.

Nous nous sommes abstenus de descendre jusqu'aux détails; il est même une question que nous avons négligée à dessein: c'est celle de la direction du service hospitalier par les médecins militaires. Si les hommes spéciaux Dous montrent un moyen d'arriver au but plus sûrement et plus économiquement, je n'ai pas besoin de dire que d'avance nous y souscrirons. Vous nous trouverez donc, dans cette seconde partie de notre tâche, aussi conciliants que vous avez pu nous trouver tranchants dans la première. A ce propos, je dois dire que je suis fâché de ne pas retrouver au jourd'hui devant moi M. l'intendant général Guillot. Je lui dirais que si, sur la question qui nous a occupés dans la dernière séance, nous avons eu le regret d'être en désaccord avec lui, nous serions heureux d'avoir à compter aujourd'hui avec le besoin de lumière et d'investigations dont il a donné tant de preuves.

Je demande, messieurs, qu'il soit mentionné à votre procès-verbal que le président de la commission des marchés, au nom de la commission, a rendu hommage au concours si dévoué, si complet, que nous avons trouvé dans le directeur général du contrôle et de la comptabilité au ministère de la guerre.

Je reviens maintenant, messieurs, à notre question Le contrôle existe-t-il dans l'organisation administrative de l'armée ?

Et d'abord, permettez-moi de vous répéter ce que je disais à la dernière séance: il est important que nous soyons bien fixés sur la valeur des mots que nous employons.

Qu'est-ce que le contrôle?

Est-ce que je vais affirmer qu'il n'existe pas dans l'armée? non, vous ne me croiriez pas. Le fonctionnaire ou l'officier qui dirige un ser

(1) M. le général du Barail, ministre de la guerre, assistait à cette séance.

vice prend l'initiative des mesures, surveille l'exécution des ordres qu'il a donnés, et cette surveillance est bien évidemment un contrôle.

Par conséquent, lorsque nous disons qu'il n'y a pas de contrôle dans les services de l'artillerie et du génie par exemple, nous n'entendons en aucune façon avancer que les directeurs de ces services n'en contrôlent pas l'exécution.

Ce que nous voulons dire, c'est que les services de l'artillerie et du génie ne sont soumis à aucun contrôle extérieur et indépendant et, pour couper court à toute fausse interprétation, il sera convenu, si vous le voulez, que ces services ne sont pas soumis à un service permanent d'inspection. En dehors de l'armée, dans les services des finances, nous voyons le directeur des postes, le directeur des douanes, le directeur des contributions indirectes, des tabacs. Croyez-vous qu'ils n'exercent pas le contrôle sur les services qu'ils dirigent? Ils l'exercent si bien qu'il y a, parmi leurs subordonnés, des employés qui portent le nom de contrôleurs, et que le sentiment de la responsabilité porte les directeurs à surveiller même ces contrôleurs dans l'accomplissement de Jeurs fonctions. Il y a donc là un contrôle intérieur bien caractérisé; et malgré cela, ces administrations sont soumises à un contrôle indépendant, celui de l'inspection des finances. Ce contrôle est très-distinct de celui qu'exerce le directeur, parce que les inspecteurs des finances demeurent complétement étrangers à l'exécution de tous les actes qu'ils auront à vérifier plus tard.

Quand nous disons: Il n'y a pas de contrôle dans l'armée, nous voulons dire qu'il n'y a pas de contrôle indépendant, extérieur, de contrôle qui soit resté tout à fait étranger à la perpétra

tion des actes.

Mais nous ne pourrions pas affirmer qu'il n'y a pas de surveillance permanente, et surtout, ce que je ne laisserai jamais supposer, c'est qu'il n'y a pas cette scrupuleuse honnêteté qui, il faut le dire, malgré l'esprit le dénigrement que nous avons contre nous-mêmes, est l'apanage de l'armée comme de l'administration française, à un degré qu'on ne rencontre chez aucun peuple. Si des procès qui vont prochainement se dérouler devant les tribunaux vous montrent de rares exceptions, il n'en est pas moins vrai que nos agents sont d'une incontestable moralité, et la meilleure preuve est l'insistance avec laquelle ils ont toujours réclamé un contrôle sévère.

Mais existe-t-il, a-t-il jamais existé dans l'armée un contrôle rappelant ce qui existe dans le ministère des finances?

Prenons la loi de l'an III! La Convention, qui se propose, non pas, vous le savez, d'organiser le commandement, mais de tenir les généraux dans des lisières étroites, crée les commissaires des guerres. Est-ce un corps de contrôle? Non! Est-il soumis à un controle? Non!

Voici ce qu'en pense Charles Augustin, directeur de la comptabilité, chargé par Carnot d'étudier les vices du système :

((

Jusqu'à présent, l'ordonnateur a seul opéré. Il a fait la revue, il a ordonnancé la solde, il a fait les approvisionnements, il a payé toutes les dépenses. En vain on cherche le contrôle dans cette réunion monstrueuse d'attributions,il n'existe pas.» (Collection Préval, tome IV, Mémoire n° 30.) L'arrêté des consuls du 9 pluviôse an VIII apporte une amélioration à cette organisation.

Le corps des commissaires des guerres est dédoublé, il forme l'inspection aux revues et le commissariat.

L'inspection aux revues donne la solde aux troupes, les inspecte et les contrôle. C'est là un grand pas dans la voie du contrôle étranger aux actes de direction et d'exécution. Mais le commissariat reste chargé des approvisionnements de l'armée et n'est soumis à aucune inspection. Il continue à faire les approvisionnements, à or

donnancer les dépenses de tous les services; et l'on ne voit pas, pendant tout l'empire, qu'il ait subi d'autre contrôle que celui de l'empereur ou de la cour des comptes.

Je dis que depuis 1808 les opérations du commissariat ont été soumises au contrôle de la cour des comptes; et puisque ce mot me vient à la bouche, laissez-moi m'étendre sur la nature du contrôle de la cour des comptes.

La cour des comptes exerce le contrôle extérieur et indépendant, je le veux bien; mais ce contrôle porte à peu près exclusivement sur la régularité de la comptabilité. Or, messieurs, faites bien attention que ce contrôle est absolument insuffisant, en ce sens qu'il ne peut pas saisir les actes, la gestion. Il y a en effet quelque chose de bizarre dans l'organisation de la cour des comptes. On la déclare souveraine: on lui donne l'inamovibilité; elle a les caractères d'un tribunal; elle est divisée en plusieurs chambres et elle a un procureur général. Malgré cela, sa juridiction ne s'étend que sur les pièces comptables, elle ne juge pas les actes des ordonnateurs... Vous vous rappelez la querelle des mandats fictifs !

Prenons un exemple :

Il y a eu un pont construit; la cour sera-t-elle juge de la question de savoir si le pont était nécessaire, s'il est bien placé, si l'on a véritablement employé le cube de maçonnerie que l'Etat a payé, si les matériaux ont été payés à un prix excessif? Non! Que jugera-t-elle? Elle jugera la question de savoir si l'on a bien fourni les pièces Comptables nécessaires pour la justification des dépenses; et, quand elle serait bien convaincue que le cube de maçonnerie a été payé trop cher, elle ne pourrait pas en connaître.

La cour des comptes croit trouver, par exemple, dans la comptabilité du département de l'Hérault, quelques irrégularités; elle demande une pièce complémentaire qui doit l'éclairer. Mais cette pièce n'était pas exigible d'après les règlements; le préfet la refuse; la cour se prononce, alors le préfet recourt au ministre de l'intérieur; le ministre en appelle au conseil d'Etat, et le conseil d'Etat cassé l'arrêt de la cour des comptes.

Voilà une des plus singulières anomalies de notre législation financière. Voilà un arrêt d'une cour souveraine cassé par un conseil d'Etat composé de juges politiques et amovibles.

Ne vous exagérez donc pas le contrôle de la cour des comptes; ne vous exagérez pas son action. Elle rend des arrêts sur les comptables en ce qui touche les deniers; mais elle ne rend que des déclarations de conformité quand il s'agit du matériel.

Il reste donc établi que sous la législation de l'an VIII il n'existait, sur le service des approvisionnements et du matériel de l'armée, aucun contrôle extérieur, direct et permanent.

Le régime de l'an VIII vint se fondre, en 1817, dans l'organisation de l'intendance militaire qui réunit dans ses mains à la fois les attributions des inspecteurs aux revues et celles des commissaires des guerres.

:((

Voici dans quels termes notre honorable collègue le général Chareton juge l'action de l'intendance au point de vue du contrôle : « Il y a dans l'organisation actuelle du corps de l'intendance deux fonctions distinctes, exclusives l'une de l'autre et qui cependant s'y trouvent confondues. Ce sont d'une part la direction des services et de l'autre leur contrôle. La première et la plus importante peut-être de toutes les réformes à opérer, est la séparation de ces deux éléments constitutifs de l'administration. A l'intérieur comme aux armées, le sous-intendant militaire est le chef de service des subsistances, des hôpitaux, de l'habillement, du campement et des transports

militaires.

C'est lui qui passe les marchés qui concernent ces services, qui en ordonnance les dépenses et

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« Le sous-intendant irresponsable est donc ap-. pelé à contrôler une gestion qui fonctionne sous son autorité et sa direction, c'est-à-dire à se contrôler lui-même. C'est une situation contraire à tous les principes d'une administration rationnelle et qui ne saurait être maintenue dans l'organisation de la nouvelle armée (1). »

Je ne saurais mieux dire, et vous comprendrez, messieurs, que des le début de la discussion j'aie tenu à me placer sous l'autorité d'un témoignage que tout le monde reconnaît et respecte.

Voilà donc au fond la situation de l'intendance. Légalement, quelle est eile ?

Je n'ai pas à vous faire l'historique de son recrutement d'abord civil, puis exclusivement militaire depuis 1822; je ne voudrais toucher que le point qui intéresse notre solution.

En ce qui concerne les fonctions, l'intendance est telle que l'ont faite les ordonnances de 1817 et de 1822; je ne crois pas que sur ce point il pulsse y avoir contestation.

Quelles sont les dispositions principales de ces lois?

La loi de 1817 dispose:

« Les fonctionnaires de l'intendance sont les délégués du ministre de la guerre en ce qui con cerne l'administration de l'armée, ils exerceront les fonctions maintenant attribuées aux corps des inspecteurs aux revues et des commissaires des guerres, jusqu'à ce que leurs attributions aient été définitivement déterminées par un règlement général. »

En 1822, ce règlement général annoncé n'avait pas été rédigé; une nouvelle ordonnance inter

vint.

J'appelle votre attention sur les deux articles 13 et 14 de cette ordonnance; c'est le point de départ d'un état que je suis obligé de vous.signaler comme tout à fait vicieux.

L'article 13 de l'ordonnance de 1822 porte :

« Les fonctionnaires de l'intendance sont les délégués du ministre dans tout ce qui intéresse le bon ordre des finances de ce département, c'est-à-dire l'économie dans les dépenses, la régularité dans les payements, l'exactitude et la célérité dans la reddition des comptes. >>

Vous voyez que par cet article l'intendance est constituée corps de contrôle pur, elle n'a pas d'autre attribution que de contrôler.

Veiller à l'économie, à la régularité des payements, à l'exactitude des comptes, c'est bien là le contrôle extérieur et indépendant.

Mais voici où commence le mal; l'article 14 dit:

«Indépendamment des attributions générales détaillées à l'article ci-dessus, les fonctionnaires de lintendance exercent dans chaque partie du service les attributions définies par les règlements spéciaux. »

Dire que l'intendance interviendra dans chaque partie du service, c'est évidemment supposer qu'elle en aura au moins la direction générale; mais comment s'exercera cette direction générale? c'est ce qu'un règlement général pourrait seul établir. Or, ce règlement nyant pas été fait depuis 1817, on renonce à le faire en 1822, et ce sont des règlements partiels et spéciaux qui fixeront les attributions de l'intendance.

Voilà pourquoi, messieurs, cette question s'im

(1) Projet motivé de réorganisation de l'état militaire de la France, page 434. "Paris, Henri Plon, 1871.

pose
à vous. Ves prédécesseurs ne l'ont pas réso-
lue et vous avez à la résoudre.

Pour connaitre les attributions de l'intendance
à l'heure où je vous parle, pour apprendre com-
ment un seul corps a pu être chargé d'un si grand
nombre de soins et de travaux, il faut suivre pas
à pas, dans leurs modifications, les règlements
spéciaux que prévoyait l'article 11 de Tordon-
nance de 1822, et qui ont dénaturé en les com-
pliquant le rôle et les attributions de l'inten-
dance.

En 1824 et 1825, deux ordonnances réorgani-
sent les services des subsistances et des hôpitaux.
On voit par ces ordonnances que l'inspection de
ces deux services est supprimée, mais que la di-
rection, la gestion et l'exécution demeureront
dans le domaine des agents de ces services.

L'intendance n'y intervient donc que pour la
direction générale et le contrôle, ce qui peut en-
core se concilier jusqu'à un certain point. Ce que
j'avance ressort très-nettement, non-seulement
des faits de cette époque bien connue, mais des
articles 4 et 7 de l'ordonnance de 1825 que je
vous demande la permission de vous citer:

«Art 4. Lorsqu'un directeur entretenu sera
désigné pour diriger en chef le service des sub-
sistances de nos armées, il prendra le titre de
directeur en chef.

Art. 7. Les directeurs et agents des subsis-
tances sont chargés, sous les ordres et la sur-
veillance de l'intendance, de la direction, de la
gestion et de l'exécution du service. »

Ces attributions, en ce qui concerne les grands
services haute direction et contrôle, l'inten-
dance les conserve jusqu'en 1838.

:

A cette époque, survient une ordonnance qui
transforme tous les directeurs et agents de ser-
vices (subsistences, hôpitaux, campement) en
officiers d'administration.

L'intendance descend alors un échelon. L'arti-
cle 1er de l'ordonnance le constate en ces ter-

mes :

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Un corps d'officiers d'administration est
chargé, sous les ordres des officiers de l'inten-
dance, de la gestion et de l'exécution des ser-
vices. >>

La direction des services, jusque-là confiée aux
directeurs et agents entretenus, passe donc à
l'intendance militaire. C'est déjà beaucoup trop.

La direction générale des services, qui aurait
dù rester entre les mains du commandement au
lieu d'être donnée en 1822 au corps de contrôle,
devient entre les mains de ce corps la direction
journalière.

Cependant, lorsqu'on descend au fond des cho-
ses, on voit que ces officiers d'administration,
qui gèrent et exécutent sous les ordres de l'in-
tendance, ne sont en définitive que des entre-
preneurs commissionnés.

Ils achètent, transforment et distribuent, le
tout moyennant une sorte d'abonnement.

On peut donc dire qu'à cette époque, le mi-
nistère de la guerre livre la direction de l'in-
tendance à des entrepreneurs militarisés.

Mais, en 1814, notre corps de contrôle descend
un deuxième échelon. L'ordonnance de 1844 (20
novembre) divise le service des subsistances en
deux parties « 1° la fourniture des grains;
2° leur conservation et manutention. » Or, savez-
vous qui est chargé par cette ordonnance de la
fourniture des grains? C'est l'intendance qui les
procure aux officiers comptables, lesquels les
conserveront et les manutentionneront par abon-

nement.

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tention, de la fabrication; elle va être chargée
d'ordonner la réparation des sacs, de faire ven-
dre les braises et les sons. On m'a dit que cela se
fait par les soins du domaine; oui, mais c'est
l'intendance qui décide de l'opportunité de la
vente, qui assiste à la vente et qui règle en
quelque sorte le prix.

Voilà donc les intendants définitivement des-
cendus de leur rôle de contrôleurs; les voilà,
pour me servir d'une expression que vous ne
trouverez pas trop forte, car c'est un intendant
qui l'a prononcée, les voilà, dis-je, « abaissant
leurs fonctions, » et leur caractère de contro-
leurs est complétement altéré.

Comment voulez-vous que ce contrôleur des
services administratifs ait de l'autorité? Le gé-
néral Chareton vous le dit : « On ne peut pas
être gestionnaire et contrôleur de sa gestion.

Voici maintenant la troupe qui se plaint du
pain; que va-t-elle dire? Si le pain est mauvais,
c'est la faute de l'intendant, car c'est lui qui a
acheté le blé, c'est lui qui l'a fait moudre et fait
manutentionner. En fait, la troupe a raison, car
la circulaire ministérielle du 13 mars 1851 dé-
clare en termes formels que l'intendance est di-
rectement responsable de l'exécution du ser-
vice.

Mais le pain est mauvais, la troupe le refuse:
une commission est nommée pour savoir si elle
a raison de le trouver mauvais et de le refu-

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Nous pouvons maintenant, messieurs, nous re-
porter au point de départ. Je vous ai donné lec-
ture de l'article 13 de la loi de 1822 qui définit
si bien l'action du contrôle confié au corps de
l'intendance.

En vertu de cet article, l'intendant contrôle
l'administration intérieure des corps de troupe,
et ce n'est pas un coutrôle nominal, car vous vous
souvenez de ce qui est arrivé à ce colonel qui
avait fait acheter du papier pour une cible. L'in-
tendant trouve le prix du papier trop élevé et dit
au colonel: « Je veux bien vous passer cette dé-
peuse pour cette fois; mais, si cela se renouvelait,
je laisserais la dépense à votre charge. » Com-
ment! c'est vous qui me. fournissez le pain, le
fourrage, etc... sous votre responsabilité, et c'est
vous qui venez me contrôler, me tenir en tutelle
pour les moindres actes?

Ne soyez donc pas surpris, messieurs, que
quand un intendant fait sentir énergiquement
l'action du contrôle à un régiment, le régiment, à
son tour, plus souvent qu'à son tour, trouve le pain
mauvais et se plaigne de l'intendant. Si c'est un
colonel de cavalerie, toutes les maladies des che-
vaux seront attribuées à la mauvaise qualité du
fourrage.

On a vu, et je pourrais vous citer le nom, un
intendant être l'objet de plaintes continuelles en
raison du fourrage qui faisait mourir les che-
vaux; il quitte la garnison, et les chevaux ne
sont plus malades. Or, le foin était pris à la même
meule.

Que conclure de là, sinon qu'il y a nécessaire-
ment antagonisme et que cet antagonisme recon-
nait pour cause les deux caractères incompati-
bles réunis dans la personne de nos intendants?
Si vous êtes contrôleur, vous ne pouvez pas être
fournisseur, vous ne pouvez pas prendre part à
la direction et contrôler la direction: ce n'est pas
possible.

Telle est, messieurs, l'altération profonde qu'ont
subie depuis 1822 les attributions de l'inten-
dance. Pour avoir voulu un corps de contrôle trop

puissant, préventif, pénétrant dans tous les dé-
tails et supprimant l'initiative des individus
comme leur responsabilité, nous en sommes ar-
rivés à n'avoir plus de contrôle.

Mais, pour être juste et bien apprécier la valeur des critiques qui ont, assailli l'intendance, il faut, messieurs, que vous me permettiez d'entrer dans une discussion plus détaillée encore.

Voilà un corps qui est recruté avec un soin particulier; c'est, j'ose le dire, une sorte d'élite des officiers de l'armée; les fonctionnaires de ce corps ont de grandes capacités, une moralité, une respectabilité devant laquelle tout le monde s'incline; il n'y a pas un de nous qui ne rende hommage à la compétence, à la respectabilité du corps de l'intendance.

Comment se fait-il donc qu'un corps recruté ainsi, qu'un corps qui possède tant de qualités, soit à ce point suspect, qu'à chaque guerre il semble succomber sous le poids des attaques dont il est l'objet?

Ce qu'il faut blâmer, ce ne sont pas les hommes; c'est donc l'institution!

L'institution pèche par l'insuffisance absolue du personnel, ou plutôt par la mauvaise répartition des fonctions qui fait peser sur un seul homme une responsabilité qui dépasse les forces humaines.

Je suis ici devant des collègues qui ont fait la guerre, j'en appelle à leurs souvenirs. N'ont-ils jamais vu ce l'avant-garde? Il va préparer les vivres. Il repauvre intendant galopant à vient à l'arrière-garde, il va préparer les ambulances. Il se multiplie pour trouver des voitures et organiser les convois. Et, quand au bout de sept ou huit jours de cette existence, quand surmené, accablé, succombant sous le poids d'un fardeau qu'aucun de nous ne pourrait supporter, il se trouve vis-à-vis d'un général ou d'un colonel qui ne voit que les besoins de sa troupe, lui, qui a subi tant de fatigues, n'a pour unique récompense que des reproches?

N'arrive-t-il pas que tel général, sous l'empire de grandes préoccupations, n'ayant en vue que les besoins de ses troupes insuffisamment satisfaits, accable de reproches un intendant qui s'est multiplié et a déployé le plus grand zèle?

Et alors n'arrive-t-il pas que cet intendant se retire, le cœur brisé par une ingratitude et un traitement immérités?

Tout cela est fâcheux et contraire au bien du service! Encore une fois, ce n'est pas la faute des hommes, c'est la faute des institutions. Laissezmoi donc faire un tableau de l'insuffisance du personnel en regard des fonctions qui sont concentrées sur la tête des intendants.

En 1822, il y avait 267 intendants, 295 deux années plus tard; il y en eut 235 de 1825 à 1829.

De 1856 à 1870, nous en trouvons 264; mais sur ces 264, il faut en retirer 43 pour l'Algérie, que nous ne possédions pas sous la Restauration, et 8 intendants généraux qui ne prennent pas part à l'exécution du service de l'intendance.

Il reste donc 213 fonctionnaires pour le territoire de la France. Ils sont déjà moins nombreux que sous la Restauration. Mais, sous la Restauration, le budget n'était que de 200 millions. L'intendant n'exerçait, vous l'avez vu, que la haute direction des services qui s'appliquaient à 200,000 hommes seulement.

Sous l'empire, le budget ordinaire est de 400 millions, les dépenses de la dotation s'élèvent à 60 millions, le budget extraordinaire des guerres s'élève à près de 200 millions par année, et c'est l'intendance qui contrôle, ordonnance, vérifie ces immenses dépenses.

Sous la Restauration, je viens de le dire, l'intendance exerçait son contrôle sur 200,000 hommes et 40,000 chevaux. Sous l'empire, c'est 400,000 hommes et 80,000 chevaux. Depuis les premières années de l'empire, l'état-major général a été augmenté d'un cadre de réserve. Les officiers

généraux de ce nouveau cadre touchent leur traitement sur des mandats établis directement par l'intendance.

Depuis 1856, une nouvelle forme de pensions militaires a été inaugurée, c'est la gratification renouvelable. Il faut tenir un registre départemental pour cette dette flottante, Il faut payer les rentiers, les convoquer au chef-lieu du département pour des visites bisannuelles. C'est l'intendance qui est chargée de ces soins. Depuis 1860, la deuxième portion du contingent (30,000 hommes) est exercée pendant cinq mois dans les dépôts des régiments d'infanterie et d'artillerie. Il faut tirer ces 30,000 hommes de leurs foyers et. les y renvoyer, en dresser les contrôles, véritier les 1,200 comptes de journées et les 1,200 comptes de masse individuelle auxquels ils donnent lieu, enfin vérifier et liquider les 128 comptes de gestion d'habillements fournis par les régiments qui les ont instruits.

Qui est-ce qui est chargé de ces travaux? L'intendance, toujours l'intendance! Depuis 1860, l'Etat a 15 ou 20,000 chevaux en dépôt chez les cultivateurs; la délivrance de ces chevaux s'opère au moyen de procès-verbaux. Il se produit des mouvements qu'il faut suivre; à qui incombent ces travaux? A l'intendance!

La garde nationale mobile est créée (500,000 hommes). Il faut dresser les contrôles de la troupe et des officiers, payer ces derniers mensuellement. En 1829, il y avait en France 6 établissements de remonte; aujourd'hui il y en a 26. Mais, en 1829, c'était l'officier acheteur qui payait les marchands de chevaux; aujourd'hui c'est l'intendance...

Je ne vous fatiguerai pas plus longtemps, messieurs, de cette nomenclature... j'en aurais pour plus d'une heure. Ainsi non-seulement l'intendance a été chargée de la direction de détail de tous les services qu'autrefois elle se bornait à contrôler, mais toutes ses attributions se sont augmentées dans une proportion énorme; elles se sont pour ainsi dire décuplées, et, pour faire face à toutes ces fonctions nouvelles, à tous ces besoins nouveaux, vous avez moins de fonctionnaires qu'en 1822.

Ai-je besoin maintenant de vous expliquer la stupéfaction profonde que j'ai éprouvée en lisant la note dont je vous ai fait connaître la portée dans la dernière séance?

Quoi! n'êtes-vous pas assez écrasés, et faut-il encore vous placer sur les épaules le ministre, le ministère, l'administration intérieure de tous les régiments, que sais-je encore... une grande compagnie fournissant l'armée de tous ses vêtements, de toutes ses chaussures?

Eh bien, non! ce qu'il faut, c'est une réforme profonde dans les attributions et dans la composition de ce corps!

Je constate donc, en me résumant, que les fonctions de l'intendance ont été altérées, qu'elles. ont perdu leur caractère de haut contrôle, et qu'elles ont été accrues dans une proportion qui, dépasse toute raison. Elles dépassent les forces. que l'agent le plus complet, le plus vaillant, le plus patriote, peut donner au service de sou. pays.

Donc, messieurs, quand vous entendrez parler de l'intendance, quand on l'attaquera devant vous comme on l'a attaquée depuis trois ans,, dites-vous que nous devons au pays la vérité, et qu'une des premières choses qui doit sortir de cette enquête, c'est la justice rendue à des fonctionnaires injustement attaqués, dont les efforts sont méconnus. J'ai développé dans la dernière séance les preuves de l'insuffisance, partout constatée, dans les préparatifs de la guerre; mais. il faut que nous disions au pays que la faute a été d'abord aux institutions, dans une grande mesure à certains chefs, mais non pas aux intendants.

Je puis vous citer, à l'appui de ma thèse, des

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