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l'interrogatoire du prévenu démontrée, voyons à quel point du débat il convient de procéder à cet acte. L'art. 190 place l'interrogatoire après l'audition des témoins, et pourtant l'usage a prévalu dans les tribunaux très-occupés, notamment à celui de la Seine, de n'entendre les témoins et les experts qu'après le prévenu lui-même. Cette interversion des actes énoncés par l'art. 190 n'a rien de contraire à la loi. Cet article ne prescrit pas à peine de nullité de suivre la marche qu'il trace, et qui n'a d'ailleurs rien de substantiel, et l'on peut appliquer ici la jurisprudence d'après laquelle le président des assises procède à l'interrogatoire de l'accusé au point du débat qui lui paraît le plus opportun (1). Remarquons, à ce sujet, que, sous la législation intermédiaire, l'instruction à l'audience commençait par l'interrogatoire. Le décret du 19 juillet 1791 et le Code de brumaire (2) portent : « L'instruction se fait à l'audience; le prévenu y est interrogé, les témoins pour et contre entendus en sa présence, les reproches et les défenses proposés, les pièces lues, s'il y en a, et le jugement prononcé de suite, etc. » Alors l'audition des témoins ne venait qu'après l'interrogatoire, et toute contravention à l'article en question emportait nullité, aux termes de l'art. 189 du même Code. La Cour de cassation, je l'ai dit (no 619), annulait à cette époque les jugements qui ne faisaient pas mention de l'interrogatoire ; mais il est douteux que cette rigueur se fût étendue au classement de l'interrogatoire à un autre point de l'instruction. En effet, la Cour a cassẻ (3), pour contravention à l'art. 184 précité, un ju

(1) V, entre autres Haute-Cour. 9 mars 4849, Journal criminel, art. 4464. (2) Décret des 19.22 juill. 4794, tit. 2, art, 58; Code de brumaire an é, art. 184.

(3) 18 vend, an 7, B. 32.

gement qui avait refusé d'entendre un témoin, comme arrivé trop tard, quoiqu'il se fût présenté avant la clôture des débats. De tout ceci il faut, je crois, conclure que le classement de l'art. 190 n'est qu'énonciatif; que le président peut, sauf réclamation des parties, dans l'intérêt de la manifestation de la véritė, faire, à son gré, précéder ou suivre les dépositions des témoins par l'interrogatoire du prévenu ; que seulement cette interversion de certains actes de l'instruction ne doit pas être telle qu'il en puisse rẻsulter un préjudice pour la défense. Ainsi, l'on ne pourrait renvoyer après les plaidoiries l'interrogatoire, parce que la discussion de la défense ne peut être complète, si elle n'a pas à sa disposition tous les éléments de l'instruction (1).

Les avantages du placement de l'interrogatoire à

(4) Je ne crois pas inutile de citer ici des exemples à l'appui de mes observations sur le placement de l'interrogatoire, et de celles que je présente plus bas, sur l'audition séparée de certains prévenus.

Au tribunal de ***, où les prévenus n'étaient jamais interrogés que les témoins entendus, dix-neuf marchands de bois paraissaient sous l'inculpation d'« association secrète et manoeuvres tendant à obtenir à plus bas prix des coupes dans les bois de l'État. » (Cod. For., art. 22.) Le délit était avéré, et la preuve n'aurait pas failli, si les prévenus avaient été interrogés dès l'ouverture de l'audience et séparément. Ils ne le furent qu'après tous les témoins et en présence les uns des autres. Leurs réponses, cela était inévitable, furent uniformes et modelées sur le débat, et la preuve ne put être faite que contre deux ou trois d'entre eux. Plus tard, le même tribunal, qui jugeait commercialement, eut à statuer sur le paiement de billets que ces marchands s'étaient faits pour s'indemniser, en vertu de leur association arrêtée avant l'adjudication forestière !

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Au tribunal de ***. quatre individus étaient inculpés de « pêche, la nuit, en temps prohibé et avec des filets défendus. » A l'aide de ces procédés, ils avaient comme dépeuplé un cantonnement de la rivière. Ils furent interrogés en présence les uns des autres. Il n'y avait guère d'autre preuve que leurs réponses: une faible amende de police leur fut appliquée, pour pêche simple avec circonstances atténuantes (Loi du 15 avril 1829, art. 5 et 72).

Au tribunal et sur l'appel du ministère public de chef-lieu, l'instruction fut différente on interrogea ces prévenus séparément. Comme ils n'avaient pu ni se concerter d'avance, ni prévoir les questions posées, la vérité fut connue tout entière et les amendes prononcées purent être proportionnées à l'extrême gravité du délit.

l'entrée des débats sont évidents. C'est un excellent moyen de faire passer sous les yeux du tribunal les faits qui doivent surtout fixer son attention; de lui faire connaître le système de défense du prévenu et le prévenu lui-même.

L'interrogatoire ainsi placé contribue aussi à la plus prompte expédition de l'affaire. Si le prévenu fait des aveux qui paraissent sincères ou renouvelle ceux qu'il a faits au cours de l'information, il n'est plus nécessaire de s'appesantir sur les circonstances que ces aveux concernent les témoins peuvent être plus diligemment entendus et les plaidoiries singulièrement abrégées. Les aveux, au moins partiels, sont bien plus fréquents en police correctionnelle qu'aux assises; le peu de gravité d'un grand nombre de délits explique cette différence.

624. Les avantages de l'interrogatoire, considérés en soi, ne sont pas moins certains. << L'interrogatoire, dit Bentham (1), est l'instrument le plus efficace pour l'extraction de la vérité, de toute la vérité, de quelque côté qu'elle se trouve, et dans les cas douteux il faut nécessairement y avoir recours.

Sa propriété par excellence est d'éclaircir les doutes produits ou laissés par les autres preuves. Doué de cette force, il n'est pas moins favorable à l'innocence que redoutable au crime, aussi est-il l'effroi du coupable et la confiance de celui qui ne l'est pas.

« A l'ouverture de la cause, l'esprit du juge étant suspendu dans le doute entre l'innocence et les délits, il applique directement le procédé de l'interro

(4) Traité des preuves judiciaires, édit. de 1823, liv. 5, chap. 9, t. 1o, p. 352.

gatoire pour amener l'un ou l'autre des deux résultats opposés dans le cas de l'innocence par un témoignage disculpatif; dans le cas du délit, par des preuves ou des aveux.

« Mais des aveux dont la conséquence manifeste est préjudiciable au défendeur ne viennent naturellement qu'avec répugnance et peu à peu. Pressé de questions directes, il faut nécessairement qu'il prenne un parti. Avant de se résoudre à celui qui est évidemment le plus dangereux, il essaie toutes les ressources imaginables; il tente toutes les routes qui lui offrent quelque espoir d'évasion, mais, s'il est réellement coupable, il n'est aucun de ces faux fuyants qui, sous l'examen d'un juge éclairé, ne tende à opérer sa conviction, parce qu'il n'y a rien de plus certain, comme de plus conforme à l'expérience, qu'un homme n'a jamais recours à ces moyens, ou n'y persévère jamais, quand il a pour lui la vérité et l'innocence. »

625. Cette opinion de Bentham sur l'utilité de l'interrogatoire est remarquable, surtout si l'on considère qu'en Angleterre la loi défend de faire à l'accusé aucune question judiciaire d'où l'on puisse tirer la preuve de son délit. Cette règle a été combattue par l'éminent publiciste avec une grande puissance de raisonnement. Je ne puis, à cause de son étendue, transcrire ici sa dissertation qui est rapportée, en partie, par Mangin (1).

626. Le prévenu qu'on interroge doit s'expliquer sans intermédiaire autre que son interprète, s'il en

(4) Instruction écrite, t. 4", p. §13 et suiv. Les ouvrages de Mangin n'ont did imprimés qu'après sa mort, et le texte des opinions et arrêts rapportés, surtout dans ce dernier ouvrage, manque souvent d'exactitude,

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a un. Il est interdit à son conseil de répondre pour lui et de lui suggérer aucun dire ou réponse. Le Code d'instruction est, comme celui de brumaire an 4, silencieux sur ce point. L'ordonnance crimi nelle portait (1) : « Les accusés, de quelque qualité qu'ils soient, seront tenus de répondre par leur bouche, sans le ministère de conseil. » Le Code de procédure, au titre de l'interrogatoire sur faits et articles, contient une disposition analogue. L'art. 333 porte: « La partie répondra en personne, sans pouvoir lire aucun projet de réponse par écrit, et sans assistance de conseil, aux faits contenus en la requête... » La lacune du Code d'instruction n'a pas été réparée; seulement, l'interdiction de la participation du conseil à l'interrogatoire est formulée dans une loi spéciale de 1836 (2).

627. « Le président pourra, avant, pendant ou après l'audition d'un témoin, faire retirer un ou plusieurs prévenus, et les examiner séparément sur quelques circonstances du procès (3); mais il aura soin de ne reprendre la suite des débats généraux qu'après avoir instruit chaque accusé de ce qui se sera fait en son absence, et de ce qui en sera résultė. » C. instr. crim., art. 327. Ce magistrat n'est astreint, bien entendu, à cette communication qu'après avoir interrogé l'accusé sorti de l'audience, autrement la précaution prise de le faire retirer momentanément deviendrait tout à fait illusoire. Le président est seulement tenu de lui donner connaissance de ce qui s'est passé pendant son absence, avant de re

(4) Tit. 44, art. 8; Isambert, t. 18, p. 399,

(3) Loi du 28 mai 1836, art. 26 (poursuites des infractions des Français dans les Echelles du Levant et de Barbarie).

(3) V. sur l'utilité, dans certains cas, de cette procédure, la note de la p, 38.

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