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çais paraissent un grand nombre, parce qu'ils sont réunis et qu'ils crient.

Et alors, comparant leur action et leur organisation avec les idées qu'il doit s'être faites d'un État libre et bien ordonné, il aurait, je pense, conclu avec moi, et avec tout lecteur qui n'est pas ou un des fripons intéressés à tant de désordres, ou d'une imbécillité à qui tout raisonnement soit interdit, qu'il est absolument impossible d'établir et d'affermir un gouvernement à côté de Sociétés pareilles; que ces clubs sont et seront funestes à la liberté; qu'ils anéantiront la constitution; que la horde énergumène de Coblentz n'a pas de plus sûrs auxiliaires; que leur destruction est le seul remède aux maux de la France; et que le jour de leur mort sera un jour de fête et d'allégresse publique. Ils crient partout que la patrie est en danger; cela est malheureusement bien vrai : et cela sera vrai tant qu'ils existeront.

ANDRÉ CHÉNIER.

P. S. Je vous prie, MM. les rédacteurs, de suppléer à une omission, qui a lieu contre mon gré. Comme je crois que, dans la situation où nous sommes, tout bon citoyen doit regarder comme un devoir d'attaquer de front tout ce qu'il croit pernicieux, je ne veux point, en gardant l'anonyme, feindre de redouter le ressentiment de ceux dont la patrie doit redouter les mauvais conseils ou les mauvais exemples. Je désire donc faire connaître que c'est moi qui suis l'auteur des réflexions que vous avez publiées, dans votre supplément du 12 de ce mois, sur le discours préliminaire des Lettres de Mirabeau. Ces réflexions, ne renfermant que les vérités les plus exactes et les plus évidentes, n'auraient pas dû être qualifiées de satire amère par un homme d'esprit, qui, dans votre supplément du 19, se déclare le défenseur officieux de M. Manuel.

J'ajouterai que j'ai dessein de vous adresser de temps en temps quelques articles, que je signerai, dans lesquels, me présentant sans ménagement et sans crainte à l'honorable inimitié des brigands à talons rouges et des brigands à piques, je tâcherai, autant qu'il sera en moi, de venger la justice, l'humanité, l'honnêteté publique, des outrages journaliers qu'elles reçoivent de cet abominable amas de brouillons qui vivent de la liberté, comme les chenilles vivent des arbres fruitiers qu'elles tuent......

La mort d'André Chénier

Le récit qu'on va lire est extrait d'« une Histoire de la Terreur », l'un des trois récits réunis en 1832 par Alfred de Vigny sous le titre de Stello, les consultations du Docteur-Noir.- Le Docteur-Noir, le médecin des âmes, raconte à son ami Stello, le poète, qui dans un accès de mélancolie est « tout prêt par désespoir à se dévouer pour une opinion politique » les tragiques "destinées des poètes Gilbert, Chatterton et André Chénier.

...La tête d'André Chénier dépendait d'une question de temps.

Il s'agissait de savoir ce qui mûrirait le plus vite, ou la colère de Robespierre, ou la colère des conjurés. Dès la première nuit qui suivit cette triste scène, du 5 au 6 Thermidor, nous visitâmes tous ceux qu'on nomma depuis thermidoriens, tous, depuis Tallien jusqu'à Barras, depuis Lecointre jusqu'à Vadier. Nous les unissions d'intention sans les rassembler. Chacun était décidé, mais tous ne l'étaient pas.

Je revins triste. Voici le résultat de ce que j'ai vu :

La République était minée et contre-minée. La mine de Robespierre partit de l'Hôtel de Ville : la contre-mine de Tallien, des Tuileries. Le jour où les mineurs se rencontreraient serait le jour de l'explosion. Mais il y avait unité du côté de Robespierre, désunion dans les conventionnels qui attendaient son attaque. Nos efforts pour les presser de commencer n'aboutirent cette nuit et la nuit suivante, du 6 au 7, qu'à des conférences timides et partielles. Les Jacobins étaient prêts dès longtemps. La Convention voulait attendre les premiers coups. Le 7, quand le jour vint, on en était là.

Paris sentait la terre remuer sous lui. L'événement futur se respirait dans les carrefours, comme il arrive toujours ici. Les places étaient encombrées de parleurs. Les portes étaient béantes. Les fenêtres questionnaient les rues.

Nous n'avions rien pu savoir de Saint-Lazare. Je m'y étais montré. On m'avait fermé la porte avec fureur, et presque arrêté. J'avais perdu la journée en recherches vaines. Vers six heures du soir, des groupes couraient les places publiques. Des hommes agités jetaient une nouvelle dans les rassemblements et s'enfuyaient. On disait: Les Sections vont prendre les armes. On conspire à la Convention. Les Jacobins conspirent. - La Commune suspend les décrets de la Convention. Les canonniers viennent de passer.

On criait :

« Grande pétition des Jacobins à la Convention en faveur du peuple. >>...

Le soleil était voilé comme par un commencement d'orage. La chaleur était étouffante. Je rôdai autour de ma maison de la place de la Révolution, (1) et, pensant tout d'un coup qu'après deux nuits ce serait là qu'on me chercherait le moins, je passai l'arcade et j'entrai... Je me reposai un moment près de la fenêtre qui donnait sur la place. Tout en réfléchissant, je regardais d'en haut ces Tuileries éternellement régnantes et tristes, avec leurs marronniers verts, et la longue maison sur la longue terrasse des Feuillants; les arbres des Champs-Élysées, tout blancs de poussière; la place toute noire de têtes d'hommes, et, au milieu, l'une devant l'autre, deux choses de bois peint la statue de la Liberté et la Guillotine.

:

Cette soirée était pesante. Plus le soleil se cachait derrière les arbres et sous le nuage lourd et bleu en se couchant, plus il lançait des rayons obliques et coupés sur les bonnets rouges et les chapeaux noirs, lueurs tristes qui donnaient à cette foule agitée l'aspect d'une mer sombre tachetée par des flaques de sang. Les voix confuses n'arrivaient plus à la hauteur de mes fenêtres les plus voisines du toit que comme la voix des vagues de l'Océan, et le roulement lointain du tonnerre ajoutait à cette sombre illusion. Les murmures prirent tout à coup un accroissement prodigieux, et je vis toutes les têtes et les bras se tourner vers les boulevards, que je ne pouvais apercevoir. Quelque chose qui venait de là excitait les cris et les huées, le mouvement et la lutte. Je me penchai inutilement, rien ne paraissait, et les cris ne cessaient pas.....

Le grand bruit croissait de minute en minute, et un bruit supérieur s'approchait de la place, comme le bruit des canons au milieu de la fusillade. Un flot immense de peuple armé de piques enfonça la vaste mer du peuple désarmé de la place, et je vis enfin la cause de ce tumulte sinistre.

C'était une charrette, mais une charrette peinte de rouge et chargée de plus de quatre-vingts corps vivants. Ils étaient tous debout, pressés l'un contre l'autre. Toutes les tailles, tous les âges étaient liés en faisceau. Tous avaient la tête découverte, et l'on voyait des cheveux blancs, des têtes sans cheveux, de petites têtes blondes à hauteur de ceinture, des robes blanches, des habits de

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(1) Aujourd'hui place de la Concorde. · Dans ce récit tout est exact, sauf le lieu, dit Emile Faguet. André Chénier fut exécuté sur la place de la Barrière Renversée, ci-devant barrière du Trône. - A. S.

paysans, d'officiers, de prêtres, de bourgeois; j'aperçus même deux femmes qui portaient leur enfant à la mamelle et nourrissaient jusqu'à la fin, comme pour léguer à leurs fils tout leur lait, tout leur sang et toute leur vie, qu'on allait prendre. Je vous l'ai dit, cela s'appelait une fournée.

La charge était si pesante, que trois chevaux ne pouvaient la traîner. D'ailleurs, et c'était la cause du bruit, à chaque pas on arrêtait la voiture, et le peuple jetait de grands cris. Les chevaux reculaient l'un sur l'autre, et la charrette était comme assiégée. Alors, par-dessus leurs gardes, les condamnés tendaient les bras à leurs amis.

On eût dit une nacelle surchargée qui va faire naufrage et que du bord on veut sauver. A chaque essai des gendarmes et des SansCulottes pour marcher en avant, le peuple jetait un cri immense et refoulait le cortège avec toutes ses poitrines et toutes ses épaules; et, interposant devant l'arrêt son tardif et terrible veto, il criait d'une voix longue, confuse, croissante, qui venait à la fois de la Seine, des ponts, des quais, des avenues, des arbres, des bornes et des pavés : NON! NON! NON!

A chacune de ces grandes marées d'hommes, la charrette se balançait sur ses roues comme un vaisseau sur ses ancres, et elle était presque soulevée avec toute sa charge. J'espérais toujours la voir verser. Le cœur me battait violemment. J'étais tout entier hors de ma fenêtre, enivré, étourdi par la grandeur du spectacle. Je ne respirais pas. J'avais toute l'âme et toute la vie dans les yeux.

Dans l'exaltation où m'élevait cette grande vue, il me semblait que le ciel et la terre y étaient acteurs. De temps à autre venait du nuage un petit éclair, comme un signal. La face noire des Tuileries devenait rouge et sanglante, les deux grands carrés d'arbres se renversaient en arrière comme ayant horreur. Alors le peuple gémissait; et, après sa grande voix, celle du nuage reprenait et roulait tris

tement.

L'ombre commençait à s'étendre, celle de l'orage avant celle de la nuit. Une poussière sèche volait au-dessus des têtes et cachait souvent à mes yeux tout le tableau. Cependant je ne pouvais arracher ma vue de cette charrette ballottée. Je lui tendais les bras d'en haut, je jetais des cris inentendus; j'invoquais le peuple! Je lui disais : « Courage! » et ensuite je regardais si le ciel ne ferait pas quelque chose.

Je m'écriai:

<«< Encore trois jours! encore trois jours! ô Providence! ô Destin! ô Puissances à jamais inconnues! ô vous le Dieu! vous les Esprits !

vous les Maîtres! les Éternels! si vous entendez ! arrêtez-les trois jours encore ! »

pour

La charrette allait toujours pas à pas, lentement, heurtée, arrêtée, mais, hélas! en avant! Les troupes s'accroissaient autour d'elle. Entre la Guillotine et la Liberté, des baïonnettes luisaient en masse. Là semblait être le port où la chaloupe était attendue. Le peuple, las du sang, le peuple irrité, murmurait davantage, mais il agissait moins qu'en commençant. Je tremblai, mes dents se choquèrent.

Avec mes yeux j'avais vu l'ensemble du tableau, pour voir le détail je pris une longue-vue. La charrette était déjà éloignée de moi, en avant. J'y reconnus pourtant un homme en habit gris, les mains derrière le dos. Je ne sais si elles étaient attachées. Je ne doutai pas que ce ne fût André Chénier. La voiture s'arrêta encore. On se battait. Je vis un homme en bonnet rouge monter sur les planches de la Guillotine et arranger un panier.

Ma vue se troublait : je quittai ma lunette pour essuyer le verre et mes yeux.

L'aspect général de la place changeait à mesure que la lutte changeait de terrain. Chaque pas que les chevaux gagnaient semblait au peuple une défaite qu'il éprouvait. Les cris étaient moins furieux et plus douloureux. La foule s'accroissait pourtant et empêchait la marche plus que jamais par le nombre plus que par la résistance.

Je repris la longue vue, et je revis les malheureux embarqués qui dominaient de tout le corps les têtes de la multitude. J'aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m'étaient inconnues. J'y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d'y voir. Les hommes, je les ai vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s'unit à la sienne; et tandis que mon œil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers:

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
Anime la fin d'un beau jour,

Au pied de l'échafaud, j'essaie encor ma lyre.

Peut-être est-ce bientôt mon tour.

Tout à coup un mouvement violent qu'il fit me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place, où je n'entendais plus de cris. Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout à coup.

Les quais, si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se coupaient en groupe, les groupes en famille, les familles en individus. Aux extrémités de la place, on courait pour s'enfuir dans une grande

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