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LIVRES

J. DRESCH.

Gutzkow et la Jeune Allemagne (1830-1852)

(Société nouvelle de librairie et d'édition. Un volume in-12,
de x1-484 pages. — 3 fr. 50)

Le nom de Jeune Allemagne désigne, dans la littérature allemande, un groupe d'écrivains dont les œuvres principales parurent de 1830 à 1850 et au delà. Les plus connus sont Henri Heine, Bærne, Gutzkow, Laube, Wienbarg et Mundt. L'habitude a été prise de les considérer comme formant une école. Mais en fait ils n'étaient pas unis. Ils se connaissaient tous, mais ne s'aimaient guère. Les événements, des tendances communes les ont rapprochés beaucoup plus que leurs sympathies ou même leurs idées particulières.

L'époque où ils écrivirent est une des plus tristes de l'histoire de l'Allemagne.

L'oppression de Napoléon Ier avait excité le désir de liberté et d'union. Peuples et princes s'étaient soulevés en commun. Mais l'enthousiasme et l'accord ne survécurent pas à la victoire. Les peuples avaient espéré que le Congrès réuni à Vienne en 1815 leur donnerait une Allemagne unie et des constitutions. Ce fut au contraire un mouvement réactionnaire qui, de Vienne, fut organisé par Metternich pour toute l'Europe.

« Les décrets de Karlsbad en 1819 avaient donné le signal des mesures les plus rigoureuses contre le mouvement libéral et la presse : une commission siégeant à Mayence surveillait les universités; la diète fédérale de Francfort avait établi la censure dans tous les États Allemands, lui soumettant non seulement les journaux, mais tous les livres qui ne dépassaient pas vingt feuilles d'impression... La pensée religieuse et philosophique était réglementée..., une liturgie nouvelle tendait à rapprocher luthériens, protestants et catholiques, le piétisme devenait religion gouvernementale. A cette impulsion politique et religieuse obéissaient les écoles prussiennes : faire allusion dans l'enseignement à des événements contemporains, mentionner même une victoire allemande de 1813, était un crime; les vingt premières années du siècle devaient être ignorées » (1). Dans la suite « la censure redoubla de vigilance : défense de blâmer un souverain prussien, en quelque temps qu'il eût vécu; certains journaux français, le National, le Temps, le Constitutionnel, furent taxés comme des lettres, ce qui éleva le prix d'un seul journal à plusieurs centaines de thalers (2). »

Heine et Boerne quittèrent l'Allemagne pour Paris. Wienbarg, profes

(1) J. Dresch, p. 12-13.

(2) Id., p. 244.

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seur à l'Université de Kiel, fut destitué. Gutzkow et Laube furent arrêtés et emprisonnés. Sur la dénonciation d'un rival littéraire, Menzel, la diète fédérale se réunit à Francfort, le 3 décembre 1835, et, le 10, rendit un décret qui frappait d'interdit les œuvres de l'école littéraire la Jeune Allemagne, parce qu'elles étaient antipatriotiques, antireligieuses et immorales, et attaquaient les conditions sociales existantes. Il interdisait même d'avance tout ce que ces auteurs écriraient.

Sous ce régime que faisaient les Allemands? Les conservateurs l'approuvaient. Leurs éloges encourageaient les gouvernements, en particulier celui de la Prusse. Certains philosophes et historiens démontraient la nécessité et la beauté de l'absolutisme prussien. La grande majorité restait indifférente. Elle se composait de bourgeois terre à terre, de philistins, comme disent les Allemands, dévoués à leur prince, à leur religion et très vaguement désireux de libertés.

D'autres Allemands, par contre, et en premier lieu les écrivains de la Jeune Allemagne · souffraient et se rebellaient. Aux poursuites de la police gouvernementale, ils opposaient la ruse, aux philosophes et aux historiens, leurs théories libérales, matérialistes et socialistes. Ces théories, ils les empruntaient en grande partie à la France. Ils suivaient avec attention le mouvement politique français. Borne envoyait en Allemagne ses Lettres de Paris (automne de 1831) qui furent lues avidement et « provoquèrent un véritable scandale » (1). Il y était longuement question de la république. Heine se réjouissait des succès libéraux en France; il était découragé sous le ministère de Casimir-Périer. Tous espéraient qu'un soulèvement libéral parti de France aiderait à l'affranchissement de l'Allemagne.

Les idées françaises pénétraient en Allemagne. Laube, dans une revue qu'il dirigeait, faisait connaître Nodier, Eugène Sue, Scribe, Dumas, Balzac, George Sand, Jules Janin. George Sand surtout est lue à cette époque et l'on apprend à connaître ses idées sur le mariage et l'amour. En matière religieuse, c'est le catholicisme démocratique de Lamennais que Boerne introduit en Allemagne. Dès 1834 il traduit les Paroles d'un croyant, parues en 1833. Dans les questions sociales l'influence de Saint-Simon fut prépondérante. Ses disciples avaient exposé en 1828-1829 la Doctrine de Saint-Simon, et depuis, l'attente de l'âge d'or, où la paix et le bonheur régneraient, où la propriété et le salariat disparus auraient fait place à une activité collective de tous les hommes en vue du bien commun, où les sexes seraient égaux, se répandait en Allemagne. Les efforts des gouvernements et de la censure restaient presque impuissants. Dans certains esprits ils ne faisaient qu'accroître le désir de liberté.

Déjà trois femmes avaient, par leurs actes et leurs écrits, agité et éclairé les consciences. Rahel Levin, une juive d'origine, petite et gracieuse, au visage fin et doux, demandait que chacun donnât à son âme toute clarté et toute liberté, et que personne n'enchaînat l'âme des autres. Elle avait pitié des souffrances morales plus que des souffrances physiques. Elle disait grand scandale à l'époque que les enfants ne devraient avoir que des mères et porter leur nom, que les mères devraient

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(1) Dresch, p. 30.

posséder dans la famille toute l'autorité et toute la fortune. « Jésus a ́une mère seulement à tous les enfants on devrait donner un père idéal; toutes les mères devraient être tenues pour pures et honorées, comme Marie. >>

Bettina publie sa correspondance avec Gothe. « Elle l'admire, elle le remercie, elle lui dit le bonheur qu'elle éprouve par lui: il est la nature libre et l'œuvre d'art à sa perfection, il domine audacieusement tous les préjugés... mais il est aussi le révélateur qui fait comprendre aux autres la beauté libre, qui délivre l'âme de tous les liens, qui aide à connaître la nature dans son épanouissement et sa splendeur » (1). Et cet hymne que Bettina répète sans cesse, cette défense des droits du cœur, sans respect pour la tradition et les conventions sociales, l'Allemagne les accueillit avec ravissement.

Dans la nuit du 28 au 29 décembre 1834, une autre femme, Charlotte Stieglitz, se tua d'un coup de poignard. Sa mort fit impression sur tous les esprits. Elle n'avait pas craint le suicide que condamnait la religion. « Il semblait que ce fût un acte d'émancipation, qu'elle eût voulu prouver par là qu'un être a le droit de disposer même de son existence » (2). Femme d'un poète à qui manquaient la force et l'enthousiasme, elle avait voulu les faire naître en lui par une catastrophe. « Dans le malheur, disait-elle, il y a souvent une merveilleuse grâce; elle viendra sûrement pour toi. » Par son acte, Charlotte Stieglitz devint une héroïne de l'époque, comme Rachel et Bettina.

C'est à ce moment que parut le manifeste de l'école littéraire nouvelle, dans le livre de Wienbarg: Campagnes esthétiques (3) (avril 1834), manifeste où se retrouvent toutes les tendances libérales de l'époque.

Une nouvelle ère doit commencer pour la littérature. Jusqu'à ces derniers temps elle comprenait des écrivains classiques et des écrivains romantiques. Les uns, parmi lesquels Goethe et Schiller, occupaient les premiers rangs, ne songeaient qu'à créer une œuvre d'art, et s'évertuaient à ravir aux Grecs et aux Romains leurs secrets artistiques et littéraires. Goethe s'isolait dans sa tour d'ivoire. Les autres, fuyant la tristesse des jours présents, se complaisaient dans le moyen-âge et dans les fantaisies de leur imagination maladive. Le premier devoir de la littérature sera de se rapprocher de la vie actuelle. Il fallait rentrer dans la vie. «Tout grand poète, écrit Wienbarg, exprimera et doit exprimer les combats, les troubles de son temps et de son propre cœur. »

Car l'époque nouvelle a besoin d'un nouvel idéal de beauté. Il ne lui faut plus une beauté abstraite. La beauté ne doit pas se distinguer de la vie. Le beau est ce qui est conforme à la conception nationale de la philosophie en vigueur à l'époque et en harmonie avec elle.

(1) J. Dresch, p. 156.

(2) J. Dresch, p. 158.

(3) Ce livre était dédié : A la jeune Allemagne. C'est à cette dédicace, et au décret du 10 décembre 1835 que l'école littéraire dut son nom.

Et cette théorie esthétique amenait Wienbarg à une théorie sociale. Pour atteindre à cette beauté, dit-il, l'homme a besoin de bien-être, de liberté, d'harmonie. Or cette harmonie entre le physique et le moral est impossible aujourd'hui. Les conditions sociales ne la permettent pas. Le christianisme surtout ne la permet pas. Les écrivains de l'école nouvelle devaient donc suivre le chemin montré par Luther. C'était le chemin de. la Protestation « contre tout ce qui est arbitraire et contraire à la nature, contre la gène à l'esprit libre, contre la formule morte et vide, la Protestation contre la destruction de l'esprit jeune dans nos écoles, contre l'enseignement terre à terre des sciences dans nos Universités, la Protestation contre la routine du fonctionnarisme dans la vie, contre la tolérance du mal parce qu'il est fondé sur la tradition et l'histoire, contre les restes de la féodalité, contre toute l'École féodale historique qui veut nous clouer tout vivants à la croix de l'histoire, la Protestation surtout contre l'esprit de mensonge qui parle mille langues, et par mille expressions et tournures s'est glissé dans tous nos rapports humains et sociaux. » (1)

A l'époque ces principes semblaient révolutionnaires. Les conséquences que les écrivains en tiraient le paraissaient encore davantage. Puisque la vie est le but suprême de la vie, comme ils disaient, c'est sur toute la vie, sur toute la réalité que devait s'étendre le domaine de l'écrivain. Le monde des sens lui appartient aussi bien que le spirituel, le corps aussi bien que l'âme. Ce sera l'émancipation de la chair trop longtemps honnie par le christianisme.

Et naturellement la prose conviendra autant aux auteurs que les vers. Prose ou poésie, disait-on, peu importe. La poésie est tout ce qui sort de la nature la plus intime de l'humanité, et il semble presque qu'à l'heure actuelle l'Allemagne possède dans les prosateurs ses plus grands poètes. La nouvelle et le roman deviennent les genres préférés.

Telles sont ces théories qui devaient ouvrir l'ère de la littérature politique et sociale. Quelles œuvres en dérivèrent? Si l'on parle littérature, il faut faire abstraction des ouvrages de pure critique, d'esthétique. Il faut faire abstraction des œuvres de Boerne et de Henri Heine, qui ont paru avant ce manifeste, ou demeurent dans la littérature allemande grâce à des dons poétiques totalement indépendants des théories de la jeune Allemagne.

Restent les œuvres de Mundt, Laube et Gutzkow. Pour Mundt, les moins oubliées sont une vie de Charlotte Stieglitz, écrite avec émotion, et un roman, Madonna. A vrai dire, ce n'est guère un roman. En traversant la Bohème, Mundt aperçoit dans une procession une jeune fille à l'air triste qui lui apparaît comme la Madone descendue sur la terre. Il s'entretient avec elle, et cette jeune fille, qui se dit sans culture, est capable de parler de philosophie ou de la Vierge, de Raphaël ou du Christ. De leur conversation il résulte ceci : une jeune fille ne peut être une sainte véritable, une Madone, que si elle prend part aux joies de ce monde fait de

(1) Cité par J. Dresch, p. 163.

* vérité et d'harmonie. Mundt choisit Maria pour sa Madone « sainte » et lui prouve sa vénération en l'embrassant. Des promesses sont échangées au moment où ils vont se quitter : Mundt écrira à Maria toutes ses observations sur les pays qu'il va parcourir, Maria lui enverra sa biographie. Grâce à ce procédé, on a ensuite un de ces romans par lettre, où le bavardage littéraire, politique, religieux est si facilement amené. Cette œuvre qui devait unir le passé au présent, apporter à la vie nationale un principe d'activité, apparaît comme une imitation médiocre de tous les procédés maintes fois employés descriptions de voyage, digressions sur tous sujets, lettres, confessions, effusions (1).

De Laube,on cite un long roman, Das Junge Europa,« La jeune Europe ». Il devait personnifier et animer les tendances de 1830 et 1831. Il comprend trois parties les Poètes, les Guerriers, les Citoyens. La tentative était belle et audacieuse. Mais elle ne réussit guère. La dernière partie, écrite pendant un séjour en prison, témoigne du découragement. Laube avouait même qu'il ne voulait plus faire œuvre de journaliste. Il abandonnait la Jeune Allemagne.

Et de fait ses œuvres dramatiques, si l'on en excepte une, ne renferment plus d'étude morale ou sociale. Leur donnée est historique. Mais les événements les plus grands de l'histoire sont ramenés, comme chez Scribe, à de petites intrigues que l'amour noue et dénoue. Elles plaisent par l'aisance du dialogue, leur fraîcheur et de l'entrain. Mais l'art de la mise en scène supplée au manque de pensée.

Les œuvres de Gutzkow sont fort nombreuses. Beaucoup furent écrites après 1835 et même 1848. Né en 1811, il mourut en 1878, et c'est après 1850 que parurent ses plus longs romans, ses drames ou comédies les plus connus. Mais un roman, Wally, la sceptique, et un drame, Uriel Acosta, au moins, se rattachent directement aux préoccupations des années trente et quarante du dix-neuvième siècle, et aux théories de la Jeune Allemagne. Que valent-ils ?

Le roman fut écrit rapidement, et il semble qu'il faille le considérer comme une œuvre de polémique plutôt que comme une œuvre d'art (2). Voici le sujet. A Schwalbach, une ville d'eaux, Wally rencontre César. Ils s'aiment, mais Wally a promis d'épouser un ambassadeur italien, Luigi. César, avant de se séparer d'elle, lui demande un gage d'amour : elle lui apparaîtra nue; il n'aura d'elle que la vision de sa beauté, mais cette vision sera le symbole de leur union intellectuelle. Wally refuse, puis bientôt rougit du sentiment qui l'arrête. Elle consent. Luigi, qu'elle épouse et qu'elle accompagne à Paris, ne tarde pas à lui sembler un maître despotique, avare, et méprisable; elle fuit avec César, et trouve auprès de lui de nouvelles souffrances. César l'abandonne pour épouser Delphine, une Juive. Wally, qui n'a plus foi ni dans l'amour ni dans la religion, se donne la mort; on la trouve, comme Charlotte Stieglitz, étendue sur son lit, le cœur percé d'un poignard.

De ce roman se dégagent les idées chères à la Jeune Allemagne. Mais Gutzkow n'a pu rester fidèle à son premier dessein, ni mener à bien son

(1) J. Dresch, p. 204-208.

(2) J. Dresch, p. 214.

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